D’jazz Nevers, une journée contrastée
D’une évocation des camps d’extermination à un art de galopins célestes en passant par l’amitié franco-allemande.
Il y aura quatre-vingt ans, le 25 novembre prochain, l’armée américaine libérait un premier camp de concentration nazi, le seul établi sur le sol français, tandis que sur le front de l’Est commençaient les marches de la mort consécutives à l’évacuation des camps devant l’avancée des forces soviétiques, les Nazis s’appliquant à effacer, tant que faire se pouvait, les traces de leurs crimes de masse. C’est cette mémoire ineffaçable à laquelle était consacré le programme de 12h15 de ce 14 novembre 2024 dans la petite salle de La Maison à Nevers. Le sociologue, écrivain et metteur en scène Michel Simonot y lisait Traverser la cendre (Éditions Espaces, 62 pages, 13,50 €).
À la lecture de ce titre (Traverser la cendre) puis à l’écoute de la première “strophe” de ce long poème (tombé comme debout / écroulé sous toi / en dessous de toi / à quatre pattes / avancer encore et encore / t’arracher de la boue / t’extirper des succions / pieds genoux coudes doigts menton / gluant de glaise / de neige fondue), difficile de ne pas penser à L’Innommable de Samuel Beckett. Et plus encore ce discours à la deuxième personne, où la distance du “je” et du “tu” se trouve constamment questionnée. Simonot n’a pas vécu l’enfer des camps nazis, son intention est de faire parler les témoignages et les pièces du dossier : écrits enterrés par les déportés comme autant de bouteilles jetées à la mer, les photos clandestines de l’horreur sorties sous le manteau, le compte rendu de la réunion des hauts dignitaires nazi du 20 janvier 1942 qui décida de l’industrialisation de la mort, compte rendu en 30 exemplaires tous destinés à être détruits, sauf un qui parvint jusqu’à nous. La relance « tu racontes » ponctue les témoignages des victimes et des petites mains de la Solution finale, tels que restitués par Simonot, mais aussi les listes, les noms de lieux, la catégorisation maniaque des nazis cousue sur les uniformes des prisonniers, ou injectée à l’encre dans leur chair, la récupération pointilleuse des dents. « tu racontes, tu regardes, tu vois, tu entends, tu marches, tu veux parler, tu veux entendre… », cette convocation du « tu » comme les « Ora pro nobis » d’une litanie est tissée dans la trame “orchestrale” que tend Franck Vigroux penché dans l’ombre sur les consoles de ses générateurs électro-acoustiques. Une œuvre qui vous hante pour longtemps et que l’on emmène avec soi après être passé au stand livres-disques ouvert sur les lieux du festival par la librairie Le Cyprès où l’on trouve Traverser la cendre.
Quelques heures plus tard, au Théâtre, on restera indifférent aux rappels du public à l’issue du concert de claviériste Anne Quillier et son nouveau programme Les Géants Terrestres, entouré d’une formation de chambre : Anaïs Pin (violoncelle), Fany Fresard (violon), une deuxième violoniste déclarée souffrante étant remplacée par Pierre Horckmans (clarinette basse), complice de longue date des orchestres d’Anne Quillier. Ne rien dire ? Sauver quelques réminiscences de l’école Canterburry qui ont flatté notre oreille ? Inviter les artistes ici impliqués, à aller écouter de toute urgence ceux et celles qui emmènent aujourd’hui de façon si convaincante, et de mille manières, l’art de l’improvisation sur le terrain de l’écriture et de la musique de chambre ? Donner raison à l’enthousiasme du public qui donne souvent tort au “spécialiste” ?
Le soir, retour à La Maison, cette fois-ci dans la grande salle, pour “Thérapie de couple” du saxophoniste Daniel Erdmann, musicien allemand résidant en France. Costume et attitude de dandy, maniant son concept avec un humour pince-sans-rire, et le saxophone avec une fièvre qui peut évoquer Archie Shepp, George Adams ou les grands honkers et screamers du rhythm and blues. “Thérapie de couple”, entendez ici couple franco-allemand, évocation qui culmine avec I Want to Hold Your Hand en souvenir d’Helmut Kohl saisissant la main de François Mitterrand pendant l’exécution de La Marseillaise sur le site de Verdun lors des commémorations de 1984. Le couple franco-allemand incarné sur scène par cette “thérapie” se trouve déséquilibré, un Français remplaçant momentanément le contrebassiste allemand Robert Lucaciu. Ce qui donnait : Clément Janinet (violon),Vincent Courtois (violoncelle), Hélène Duret (clarinettes), Daniel Erdmann (saxophone ténor), Arnault Cuisinier (contrebasse), Eva Klesse (batterie).
Une écriture mélodique relativement sobre qui séduit par sa dimension orchestrale, sa richesse timbrale constamment renouvelée au fil des unissons, des contrepoints et des polyphonies, la mise en espace des solos individuels ou collectifs. Moins spectaculaire, moins violin-heroe que Théo Ceccaldi qu’il remplace depuis peu, Clément Janinet s’est idéalement intégré au projet. La batteuse Eva Klesse est la révélation de cet orchestre : une telle énergie pour une telle économie du volume sonore et une telle élégance du geste, une telle hyperactivité pour un tel sens de l’espace orchestral, une telle dépense combinée à pareille retenue au profit d’une telle écoute et d’une telle efficacité !
Côté batterie, nous étions servi en seconde partie avec l’entrée en scène du grand Joey Baron au sein du quartette du trompettiste Dave Douglas avec Nick Dunston (contrebasse) et Marta Warelis (piano), ces derniers d’authentiques révélations.
Le premier, new-yorkais installé en Pologne depuis 2020, impliqué dans d’ambitieuses entreprises orchestrales comme sideman ou comme leader, affichait hier sur l’instrument des conceptions rythmiques d’un lyrisme brut et puissant (sur le plan du son Billy Taylor Sr., plutôt que Jimmy Blanton), particulièrement adéquates dans les reprises très personnelles et néanmoins enracinées que Dave Douglas nous offrit de Take the A Train et de Blood Count de Billy Strayhorn, parmi quelques originaux dont un vrai blues de chez blues.
Marta Warelis réside à Amsterdam après avoir grandi en Pologne et étudié au Prins Claus Conservatory et Groningen (Pays-Bas). Il n’est pas inutile pour ne pas se laisser surprendre par la dimension plastique et dramatique de son jeu par petites touches, farfouillis, martellements, grands glissandos, interventions dans les cordes, de connaître ses influences déclarées (Don Cherry, l’Art Ensemble of Chicago, La Monte Young, l’Instant Composers Pool Orchestra né en 1967 de la rencontre de Willem Breuker, Han Bennink et Misja Mengelberg, la figure de l’art land Andy Goldsworthy et le réalisateur Krzysztof Kieślowski).
Hélas, elle nous fut peu donnée à entendre du fait d’un choix de non sonorisation qu’il faut cependant saluer. Ni retour sur scène ni micro, à part le dispositif d’amplification de la contrebasse, un micro sur pied au centre du plateau apparemment inutilisé, un retour pour le piano et un couple dedans, plus me souffle le “d’jazz régisseur” historique Patrick Peignelin, deux micros sous le piano (vraiment opérationnels ?) et un seul micro devant la batterie au-dessus de la grosse caisse. Et sur scène, un quartette groupé-serré au milieu de la scène, le spectacle et l’audition en relief réel de la cohésion orchestrale, lorsque trop souvent on s’applique à disperser l’orchestre pour mettre en valeur les belles dimensions du plateau, au détriment de l’écoute collective compensée par les aléas (et les excès) trop fréquents de la sonorisation.
Dave Douglas, libéré de la nécessité d’un micro, marche autour de son orchestre, s’en éloigne avec des allures de galopin à casquette qu’adopte également son espiègle phrasé. Et on l’entend parfaitement dans cette grande salle et l’on entend la trompette bouger autour de cette orchestre qui sonne en chair et en os. En revanche, on entendra peu le piano, notamment lorsqu’il accompagne la trompette surtout lorsque Marta Warelis joue directement sur les cordes (constat contesté par des auditeurs situés différemment dans la salle). Joey Baron… autre galopin, mais sans casquette, le crâne brillant et le sourire attestant de son appétit de musique. Quel régal ! Et quel besoin de micros ? Franck Bergerot (photos © Maxim François)