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Publié le 24 Mar 2025

Emmanuel Bex : “ Eddy Louiss est l’un des musiciens les plus emblématiques que la France ait donné au jazz”

La première partie de ce grand entretien avec Emmanuel Bex est à lire dans le nouveau numéro de Jazz Magazine. Mais au micro de Pascal Anquetil, l’intarissable organiste est revenu sur le “making of” de son nouvel album (Choc Jazz Magazine dans notre prochain numéro)
Par Pascal Anquetil

Êtes-vous très attaché à l’idée de transmission ?
Bien sûr. Eddy m’a transmis des choses essentielles. A mon tour d’en faire autant. Non pas sur le modèle de l’hommage. Dans ce mot il manque la dimension du jeu. J’avais l’idée du projet. Il me fallait trouver un titre. Finalement l’assonance “Eddy m’a dit” m’a semblé évidente. Je savais d’où je partais, en me laissant toute la liberté que je souhaitais pour exprimer ma gratitude et admiration envers Eddy. J’aime l’idée que la musique soit transmissible directement. C’est pourquoi dans ce projet la présence à mes côtés à la batterie de mon fils Tristan, trente ans, et de son copain d’enfance Antonin Fresson, le fils de notre voisin à Saint Denis, a pour moi une signification importante. Antonin a appris le jazz avec moi. Il a débarqué un jour à la maison à l’âge de douze ans avec sa guitare sèche pour me demander s’il pouvait jouer Autumn Leaves. Avec lui je ne pouvais pas imaginer proximité plus grande et empreinte écologique plus faible. Zéro carbone ! Avant d’aller chercher très loin, ne faut-il pas mieux regarder ce qui se passe d’abord autour de vous ?

Comme est née la Grande Soufflerie, la Multicolor Feeling Fanfare version Bex ?
Une fois encore tout près de chez nous, en puisant dans les forces  locales de ma ville de Sant Denis où avec ma femme Sophie nous animons un jazz club. Je suis parti de l’idée que si c’est bien de proposer de la musique vivante, c’est mieux d’en faire. J’ai donc dit au public que j’étais disponible pour partager quelque chose de concret avec ceux qui le souhaitaient. Très vite des candidats se sont signalés. Au départ on était limité à une quinzaine de personnes parce que nos répétitions se déroulaient dans le salon de notre maison. A chaque fois il nous fallait tout déménager dans le jardin pour accueillir tout le monde. Heureusement on a pu disposer d’une grande salle et ainsi agrandir notre fanfare qui compte aujourd’hui 25 membres. On se voit un dimanche par mois toute la journée. Je ne les lâche qu’en fin d’après-midi quand ils n’en peuvent plus. Pour l’enregistrement de deux morceaux avec la fanfare, Les Éléphants et Come On DH, comme nous n’étions pas assez nombreux, j’ai renforcé l’ensemble avec la fanfare du Carreau  que dirige le tromboniste Fidel Fourneyron. Quand soixante musiciens ont débarqué aux studios Sextan, Vincent Mahey fut pris de panique, persuadé qu’il serait impossible de faire rentrer tout le monde dans son studio. Et pourtant, on a réussi !

Avec Simon Goubert à la batterie et Dominique Pifarely au violon, avez-vous voulu évoquer sur deux titres le légendaire trio HLP, à savoir Humair-Louiss-Ponty ?
Bien entendu, c’est un clin d’œil. J’ai noué avec Simon une telle complicité immédiate qu’il était pour moi obligatoire qu’il soit derrière la batterie. Quant à Pif, je le connais aussi depuis longtemps. On a fait partie de la Bande à Badault pendant les mêmes années où il jouait lui-même dans l’orchestre d’Eddy Louiss. Il a ensuite complément changé de direction pour partir défricher des territoires musicaux plus contemporains. Quand il a débarqué au studio, il était, je dois le dire, quelque peu inquiet. Je n’avais pas saisi qu’il lui faudrait un peu de temps pour nous rejoindre Simon et moi. Ce qu’il a très vite fait magnifiquement. C’est un musicien génial. Cela m’a fait plaisir de savoir qu’il avait fait partie de l’histoire d’Eddy Louiss. Tout cela rajoutait du sens à notre aventure.

Quel orgue avez-vous utilisé pour l’enregistrement du disque ?
Le premier jour de la séance j’avais choisi un orgue italien, une déclinaison plutôt réussie de l’Hammond, sur lequel j’ai l’habitude de jouer. Après quelques minutes d’enregistrement, j’ai compris que ce n’était pas une bonne idée de jouer sur un tel instrument. Je suis reparti chez moi chercher l’orgue Hammond qui dormait dans mon salon et que j’avais acheté en 1985. Le même modèle transportable qu’avait Eddy.  

Quel rôle a joué le producteur Vincent Mahey dans la réussite de l’album ?
Je tiens à souligner que sa réalisation dépend énormément du désir et du talent de mon ami Vincent Mahey. Entre 1995 et 2000, ce sorcier du son a produit pour son label Pee Wee quatre albums sous mon nom dont “Steel Bex” et “Mauve”. Pendant près de vingt ans il avait arrêté toute production phonographique. Quand il a décidé en 2021 de reprendre cette activité il m’a dit : « Tu fais partie des musiciens avec lesquels j’ai le plus travaillé. Il faut qu’on recommence et qu’on enregistre un nouvel opus. » Je vais y réfléchir, lui ai-je répondu. A vrai dire, je n’avais aucune nouvelle idée en tête. Tous les trois mois il me relançait pour savoir si j’avais enfin accouché d’une idée d’album. Quand, l’année dernière, j’ai eu l’illumination d’“Eddy m’a dit”, Je l’ai appelé immédiatement au téléphone pour lui soumettre mon projet. Il m’a répondu : « Ouf ! C’est exactement le sujet d’album que j’attendais que tu me proposes. »

Comment sera décliné sur scène ce projet… louissianais ?
De deux façons différentes. Avec une première partie juste en formule trio orgue/guitare/batterie en compagnie de Tristan et d’Antonin, et, après entr’acte, un second set avec une harmonie locale pour laquelle j’ai  déjà écrit cinq arrangements d’une durée de cinquante minutes environ. Grosso modo, je prends le début d’un morceau comme Come On DH, j’introduis au milieu des éléments qui viennent de moi et je reprends la fin comme dans la Multicolor Feeling Fanfare. Ainsi le 4 avril en Alsace, à la Briquerie, je vais tester ce  nouveau répertoire avec l’harmonie de Schiltigheim. Je leur ai envoyé par avance les partitions pour qu’ils puissent travailler en amont. Je vais ensuite les voir une fois pendant leur préparation pour vérifier qu’on est raccord. Je les retrouverai finalement la veille du concert pour une ultime répétition. Voilà une formule que j’espère pouvoir expérimenter avec de nombreuses autres harmonies en France. On est avec ce projet vraiment dans l’idée de partage. Comme dans la fanfare d’Eddy, il n’y a plus de frontières entre amateurs et professionnels, jeunes et vieux. Il y a seulement une communauté de personnes bien décidées à faire la fête. Le monde est aujourd’hui assez gris comme ça pour se priver du plaisir de s’amuser à des jeux aussi gais et joyeux. De jouer du jazz avec deux z comme Louiss avec deux s.

A la mort de Django Reinhardt un Manouche avait dit à Frank Ténot : “Tu verras mon frère, maintenant tu l’écouteras tous les jours et tous les jours il jouera de mieux en mieux.” Dix ans après sa disparition, peut-on faire la même prédiction avec Eddy Louiss ?
J’aime bien l’expression de mieux en mieux. Mais mieux jouer, je ne sais pas ce que cela veut dire. Dans l’album, à la toute fin d’Español, on entend la voix de Bernard Lubat qui évoque en deux phrases les chaudes soirées au Ronnie Scott’s à Londres avec Stan Getz. « Dans une espèce de détachement et de liberté, dit-il, on jouait tous les soirs sans se soucier de la finalité du projet. Rien à secouer de savoir si on jouait bien ou pas bien ». En revanche, entendre de mieux en mieux Eddy Louiss aujourd’hui, cela je le crois, comme reconnaître qu’il est l’un des musiciens les plus emblématiques que la France ait donné au jazz.

Photo © Jean-Baptiste Millot