Actualité
Publié le 25 Août 2024

Hélène Labarrière / Toute une vie 3

“Puzzle” ou comment on forme un orchestre.

Après ses débuts dans les clubs parisiens, Hélène Labarrière s’est émancipée des canevas du jazz classique dans les années 1990, sur des musiques plus ouvertes, voire “free”, tout en découvrant le potentiel de la musique bretonne avec Jacky Molard. À présent, elle tourne en quintette avec “Puzzle”, un hommage à cinq grandes figures du féminisme qu’elle présente le 16 août au festival de Malguénac [remerciements au photographe Éric Legret].

Lire auparavant les épisodes 1 et 2 de cette interview.

Comment “Puzzle”, ce nouveau projet créé en mars 2022, est-il né ?

D’un constat, comparable à ce qui m’avait amené à monter “Machination”. Étant artiste associée à la saison Plages Magnétiques à Brest, Cécile Even qui en est la programmatrice m’a donné les moyens d’une création. Il était temps pour moi de faire quelque chose avec de nouvelles personnes – Robin Fincker, Catherine Delaunay, Simon Bartelt, plus l’un de mes batteurs de confiance, Simon Goubert –, mais sans ignorer mes anciens compagnons de route. Consciente d’être une compositrice de petits formats, simple prétexte à impulser des directions, j’ai eu envie de faire appel à mes vieux compagnons de route qui sont de vrais compositeurs pour leur proposer de s’emparer de mes idées et de les développer : Jacky Molard, Sylvain Kassap, Marc Ducret, Dominique Pifarély et François Corneloup. Si je n’avais pas rencontré ces cinq personnes, je ne serais pas aujourd’hui qui je suis devenu musicalement, politiquement, humainement.

Derrière le titre “Puzzle” qui fait référence à cet exercice de combinaison, il y a un hommage déclaré à cinq femmes militantes. Pour autant, vous ne vous êtes pas pliée à l’exercice recommandé de la parité.

J’en avais ras-le-bol de cette pression dogmatique que les subventionneurs et les décideurs font peser sur les artistes à ce sujet. J’ai décidé d’aborder le sujet des femmes à ma manière, en rendant hommage à quelques figures emblématiques, d’ailleurs pas forcément consensuelles. Des femmes qui, si elles étaient encore vivantes aujourd’hui, ne verraient pas forcément les choses comme nous les voyons. Je pense notamment à Emma Goldman, militante anarchiste dont le parcours est absolument incroyable et d’une intégrité qui me touche particulièrement. Il y a quelque chose d’héroïque dans la façon dont elle traverse et affronte les contradictions entre son engagement libertaire sans concession qui la fit qualifier par le patron du FBI de “femme la plus dangereuse des États-Unis », et sa vie intime de femme, amoureuse, sensuelle, affranchie et généreuse, qui refusa de conditionner sa liberté sexuelle à l’obligation de maternité, prônant entre autres la nécessité pour les femmes de disposer d’un contrôle des naissances. Son livre Vivre ma vie est une véritable épopée vécue par une femme comme les autres mais qui, comme Angela Davis ou Louise Michel, a connu la prison. Angela Davis aura été une héroïne de la contestation noire-américaine à l’un des moments les plus dramatiques de son histoire et une figure exemplaire pour ma génération. Plus éloignée de nous, Louise Michel, c’est encore un peu de notre ADN à travers la Commune de Paris. Jane Avril a aussi connu l’enfermement, mais à la clinique du Professeur Charcot, après avoir été une gamine maltraitée par une mère prostituée. Elle s’en échappera, recueillie dans le monde du Paris nocturne où elle deviendra l’une des premières stars du french-cancan, égérie de l’intelligentsia parisienne, notamment modèle pour Toulouse Lautrec. Enfin, plus proche de nous, Thérèse Clerc, c’est la bourgeoise qui comprend après 1968 que la vie est ailleurs : littéralement, elle retire son collier de perles et son tailleur Chanel pour concilier son engagement féministe, politique et social avec une joie de vivre, une générosité et une liberté de mœurs qui l’habitera jusqu’à la fondation des Babayagas, résidence pour femmes âgées pensée comme une anti-maison de retraite

Hélène Labarrière, Puzzle Quintet, le 23 septembre 2023, Les Émouvantes © X. Deher

Au début de notre entretien, vous ne niez pas l’existence du machisme dans le jazz.

C’est indéniable, mais pas plus qu’ailleurs. Et le jazz a ses spécificités. Si l’absence ou l’invisibilité des femmes dans de nombreux domaines, de la gastronomie à la politique en passant par la musique symphonique tient à des rapports de pouvoir, dans les musiques que nous pratiquons, le contexte est un peu différent. Nous ne sommes pas des interprètes : nous sommes des compositeurs, des improvisateurs, des artistes qui, même s’ils ne composent pas eux-mêmes, se réapproprient des musiques écrites par d’autres. Nous ne sommes pas au service d’une œuvre. L’œuvre, c’est nous qui la créons sur scène. Un quartette de jazz, aujourd’hui, ce n’est pas pyramidal, ça peut l’être mais ça n’est qu’un cas de figure, qui se rencontre d’ailleurs moins dans les musiques ouvertes que je fréquente et pratique, musiques ouvertes hélas de moins en moins compatibles avec les politiques culturelles vers lesquelles on s’oriente, et peu relayées par les médias.

C’est pourquoi je n’accepte pas de me faire imposer un quota quelconque dans les orchestres que je constitue ; pas plus que d’être recrutée par un groupe pour répondre à l’objectif de parité qui lui est imposé. Je vois beaucoup de souffrance chez de jeunes musiciennes qui sont très demandées et qui se demandent pourquoi on les appelle. Fait-on appel à elles pour des raisons artistiques ou pour remplir les conditions de l’obtention d’une subvention ou d’une programmation ? D’une part, cette forme de sélection est une insulte au talent des vraies musiciennes. D’autre part, c’est hors-sol, dans la mesure où il y a encore trop peu de femmes intéressées à jouer nos musiques, même si l’on peut constater une augmentation.

Une augmentation qui donnerait donc raison aux mesures en faveur de la parité qui ont accompagné l’explosion du mouvement Me Too dans les années 2010 ?

Non, le phénomène est beaucoup plus ancien. Lorsque j’ai fait mes débuts, j’ai cru que la profession était en train de se féminiser, parce que l’on commençait à voir des jeunes femmes dans les classes de jazz…

Avec de fortes disproportions, entre les classes de chant où elles étaient majoritaires et les classes instrumentales où, lorsqu’elles étaient présentes, on les trouvait confinées à quelques instruments réputés “féminins” (piano, clarinette et d’autres encore plus ou moins marginalisés dans le jazz mainstream : flûte, harpe, violon).

Et j’ai dû me rendre à l’évidence que l’évolution pour sortir de cette situation ne pouvait être que lente, progressive. Il m’a fallu attendre le 21e siècle pour la voir prendre cette dimension exponentielle : il ne se passe plus une saison sans que l’on découvre d’authentiques talents féminins y compris dans les domaines des cuivres, des saxophones ou de la batterie, même si les proportions sont encore loin de permettre la parité.

Les choses n’ont-elles pas commencé à évoluer avec la diffusion de l’enseignement du jazz hors des seules écoles de jazz, phénomène qui a ouvert des portes, jeté des passerelles entre les classes instrumentales et les départements des écoles de musique et des conservatoires ?

Sans aucun doute et cette évolution a en bonne partie été rendue possible avec l’ouverture du jazz et des musiques improvisées à d’autres esthétiques et d’autres disciplines (rock, funk et hip hop, musiques du Monde et musiques savantes contemporaines, improvisation non idiomatique et sound painting, danse, théâtre, arts circassiens, etc.). Les chanteuses elles-mêmes ont découvert qu’elles pouvaient s’affranchir des standards, du format chanson, voire se dispenser de servir un texte, se servir de leur voix comme d’un instrument exclusivement musical ou être de pures improvisatrices, sans d’ailleurs s’interdire des usages plus conventionnels.

Comme Violaine Schwartz avec qui vous avez monté un programme de chanson réaliste. Mais pour revenir à “Puzzle”, lorsque vous incluez une clarinette à votre quintette, instrument réputé “féminin”, n’est-ce pas une façon de contourner la difficulté à recruter “féminin” ?

Vous vous faîtes l’avocat du diable ! Vous avez suffisamment fréquenté nos musiques pour savoir que ça n’est pas comme ça que l’on monte un orchestre et je sais trop votre admiration pour Catherine Delaunay pour prendre votre question au sérieux ! Ça faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec elle. En particulier, depuis que j’avais entendu un chorus d’elle au sein du Super Grand Louzadzak de Claude Tchamitchian dont j’étais l’une des trois contrebassistes. J’en avais gardé un tel souvenir qu’en décembre 2017, lorsque Anne Montaron m’a proposé de participer avec l’artiste invité de mon choix à son émission À l’Improviste sur France Musique, j’ai pensé à Catherine. Par la suite, on a fait deux trois concerts un peu plus écrits et c’est devenu une évidence.

Hélène Labarrière, Puzzle Quintet, le 19 mars 2023, Saint-Nicolas–de-Redon © X. Deher

Quant à Robin [Fincker], je l’appréciais pour l’avoir entendu ici et là. Et depuis un bœuf auquel nous avions participé tous les deux, j’avais son nom gravé dans un coin de ma tête. J’en ai parlé avec Catherine qui m’a avoué que ça faisait très longtemps qu’ils avaient envie de jouer ensemble, sans jamais être parvenus à se retrouver dans un même groupe. Robin Fincker est le cadet du groupe. Il y a vingt ans d’écart entre lui et Simon, l’aîné. Je regrette beaucoup les relations intergénérationnelles que j’ai connues au début de ma carrière, lorsque je jouais avec des aînés comme Gérard Badini, Slide Hampton où Johnny Griffin. Depuis, j’ai été très frustrée par l’entre-soi des générations suivantes. Par ailleurs, bien que l’on vienne d’un même milieu, à part Simon et moi, personne n’avait joué avec l’autre auparavant. On est pourtant très “incestueux” dans le jazz français. Toujours les mêmes avec les mêmes. “Puzzle” est une combinaison très fraîche qui nous a donné un coup de fouet.

Stéphane Bartelt est non seulement relativement inconnu, mais c’est un guitariste tout à fait singulier…

J’ai du mal à imaginer un groupe sans guitare, mais là, je voulais quelqu’un de nouveau. J’avais quelques idées, sans trop savoir les définir : quelqu’un qui ait vraiment un son, un son de guitare, mais qui accepte de jouer des choses écrites. J’avais demandé conseil à chacun de mes cinq compositeurs, mais j’ai tendu une oreille particulière à Marc Ducret lorsqu’il m’a recommandé Stéphane. Un jour, on a fait une jam et il était partant. Et, de tous les guitaristes avec lesquels j’ai joué, il ne ressemble à aucun. Voilà comme on constitue un orchestre de jazz : avec des idées “musicales”, un son en tête et des êtres “musiciens” qui se désirent, s’assemblent, se complètent, s’entendent, tout comme ma contrebasse sait épouser la cymbale de Simon Goubert.

Pour ce groupe, vous avez donc passé commande à cinq compositeurs parmi vos compagnons de route. De l’un d’eux, vous ne m’avez encore rien dit : Dominique Pifarély.

Je l’ai rencontré dans notre collectif montreuillois Incidences mais, à l’époque, on avait assez peu partagé car il s’apprêtait à quitter Montreuil. Par la suite, c’est l’Autriche qui nous a rapproché, parce que je jouais beaucoup avec Fe & Males et qu’il était souvent invité par le Vienna Art Orchestra. Il y a eu des rencontres organisées par Matthias Rüegg à Vienne entre musiciens français et autrichiens, des séjours autour de diverses petites formations. En rentrant d’Autriche, avec Dominique, on a décidé de faire le match retour en organisant deux ans plus tard des rencontres, sous la forme d’une semaine de concerts, deux aux Instants chavirés de Montreuil, deux au Sceaux What, plus un concert final à Banlieues bleues. En 1996, j’aimais déjà beaucoup sa musique mais ça nous a rapproché, bien que nous ayons peu joué ensemble. Vers 2007, il m’a fait entrer dans son orchestre Dédales au sein duquel j’ai fait deux disques, le premier en 2009 (“Nommer chaque chose à part”) et le second en 2012 (“Time Geography”). De tous les musiciens que je cite, c’est celui avec lequel j’ai le moins joué, mais c’est quelqu’un de très proche. Et c’est un vrai compositeur.

Comment avez-vous procédé avec ces cinq compositeurs qui ont collaboré à “Puzzle” ?

À chacun d’eux, j’ai donné un de mes petits morceaux à développer, et ça a été très excitant d’attendre leurs retours et de découvrir ce que chacun en avait fait. Entre eux, c’était même une situation stimulante. J’ai rencontré une difficulté à laquelle je ne m’attendais pas, imaginant que tout cela irait de soi. En fait, il a fallu s’emparer de chacune de ces partitions qu’ils nous ont fournies, pour modifier des choses, et surtout trouver à chacune son équilibre à l’intérieur du programme. Chaque compositeur avait construit son petit monde à lui tout seul, chacun dans une forme très complète. Pour rendre tout ça très fluide en concert, il a fallu s’approprier chaque morceau, changer des points de vue au risque de mécontenter leurs auteurs. Finalement, on a enregistré la totalité en mars 2024. À l’heure qu’il est, Jacky [Molard] est dans son studio en train de mixer tout ça [par la fenêtre, on aperçoit de l’autre côté de la cour, un corps de ferme où se trouve le studio].

Récemment, vous étiez en résidence à la Grande Boutique de Langonnet avec le quintette du saxophoniste Baptiste Boiron.

Il n’habite pas très loin et je le croisais aux concerts. Un jour, il m’a parlé de son projet de quintette. Je suis toujours partante pour jouer avec de nouvelles personnes. Médéric Collignon était de la partie et ça me donnait très envie. Et puis s’y trouvait impliqué un batteur réputé de la scène bretonne, par ailleurs arrangeur et contrebassiste, Antonin Volson. Curieusement, je n’avais jamais joué avec lui et ça me tardait. C’est un musicien très étonnant, j’étais impatiente de jouer avec lui, d’autant plus avec un batteur auquel je pourrais demander « si tu étais à la contrebasse, comment jouerais-tu ça ? ». Baptiste a amené beaucoup de compositions, beaucoup de couleurs. Et puis, j’ai fait la connaissance de Matthieu Naulleau qui est un pianiste incroyable.

Baptiste Boiron quintet, création du 31 mai 2024, Grande Boutique, Langonnet © X. Deher

Parlons de Bruno Ducret, votre fils. Sentez-vous une filiation ?

Ce que j’entends surtout, c’est qu’il fait son chemin. Évidemment, il a grandi avec nous, Marc et moi, nous a tellement entendu jouer ensemble ou séparément, à la maison comme en concert. Il est imprégné de tout ça. De ce que nous étions musicalement mais aussi, depuis tout petit, de la musique que nous écoutions. Mais il a tout de suite eu ses musiques à lui. Le “metal” est arrivé très vite dans sa vie. Il fait son chemin de manière assez impressionnante à travers toutes ces musiques qu’il a entendues et dont il a fini par faire la synthèse. À 33 ans maintenant, il atteint à une vraie maturité artistique.

C’est le terme qui me venait à l’esprit en entendant récemment le trio La Litanie des cimes avec Bruno, Clément Janinet et Élodie Pasquier.

Pour exister vraiment, un groupe a besoin de durer et surtout de jouer. La difficulté que l’on rencontre avec ce qu’est devenu le réseau de diffusion, c’est que l’on fait un groupe, cinq six concerts, un disque et puis c’est fini. On nous demande déjà de proposer autre chose. J’ai la chance de jouer dans le groupe de Jacky Molard qui va fêter ses 20 ans en 2025. Le duo avec Sylvain a trente ans. Trente ans de musique vivante, et seulement deux disques, lorsque la nécessité s’en est fait sentir, “Piccolo” en 2001 – comme le précise son sous-titre “17.X.2001” qui n’est d’autre que sa date d’enregistrement – et “Dédicaces” l’an dernier. “Puzzle” a déjà trois ans et on est toujours là. Le quartette avec François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet a duré 10 ans. Un groupe ne s’épanouit pleinement qu’avec le temps, sauf à revenir aux fonctionnements d’autrefois, lorsqu’un engagement en club pouvait durer des semaines voire des mois. Mais ça n’existe plus.

Propos recueillis par Franck Bergerot