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Publié le 18 Oct 2024

Hervé Sellin, Daniel Humair – Rhizomes franco-suisses

Ce soir à Genève au One More Time dans le cadre JazzContreBand, Daniel Humair avec l’Helveticus Trio. Ce soir et demain, à Lausanne au Chorus, à guichets fermés, Hervé Sellin recrée Les Quatre Saisons de Vivaldi telles qu’elles avaient été orchestrées par le pianiste Raymond Fol au début des années 1960.

Me voici dans le train pour Genève, invité par le Festival franco-suisse JazzContreBand à participer au jury de son tremplin qui se tiendra ce dimanche 20 au Théâtre du Bordeau à Saint-Genis-Pouilly. Auparavant, dès ce soir au One More Time de Genève, j’aurai entendu Daniel Humair avec l’Helveticus Trio : Samuel Blaser et Heiri Känzig.

La dernière fois que j’ai vu Humair, c’était le 14 septembre, avec Jean-Paul Celea et Hervé Sellin (voir le compte rendu de mon camarade Xavier Prévost ). Je revois Humair, 86 ans, s’installer derrière ses fûts et ses cymbales. Très grand, volontairement aminci depuis un certain nombre d’années, amaigri peut-être aussi sous le coup de ces épreuves qui vous assaillent à partir d’un certain âge, une espèce de douceur qui n’a pas toujours sauté aux yeux, une élégante nonchalance dans sa façon de se poser là en examinant son matériel, l’air de quelqu’un qui s’apprête à résoudre un problème. C’est souvent dans ces termes de “problème à résoudre” qu’il aborde la pratique de l’improvisation, ainsi que son activité de peintre, encore qu’il soit très réticent à comparer ces deux activités, sinon sous certaines réserves 1.

Mes souvenirs de ce concert sont à la foi vifs et lointains. Xavier décrit le batteur comme prenant l’initiative. Je me souviens, quant à moi, d’abord du son de Jean-Paul Celea, qu’on n’avait pas entendu sur scène depuis… Ce son d’emblée, qu’on n’avait cependant pas oublié, tout en grâce et puissance, ce vibrato qui n’en mérite pas le nom – ni le soupçon d’automatisme, tant il est souple et sensible, profond –, le lyrisme de la ligne ou de l’ostinato – je ne sais plus – qui est d’abord un son ; l’intelligence des doigts sur le manche, mais avec quelque chose de tellurique, l’agilité pesante d’un grand félin. Et le temps de jouir de cette entrée, Daniel Humair est déjà là, par de petites frappes et d’infimes frottements sur ses métaux et ses peaux. Là encore, c’est un son, c’est une palette de couleurs. Pour qui l’a vu peindre (quelques images filmées circulent), la métaphore est naturelle même s’il la rejette souvent, la trouvant trop facile 1. Il y a en tout cas un toucher qui relève du choix de la couleur et son application. Et lorsque le tempo entre, pour Daniel Humair qui a battu derrière les plus grands solistes de l’Histoire du jazz, il n’est aujourd’hui plus question de temps, mais d’espace, de plasticité, de cette matière jubilatoire de la note de contrebasse venue se nicher exactement dans l’impact de l’olive (l’extrémité enflée de la baguette) sur le métal de la cymbale. Et, de ce point de vue, il en sera de même ce soir avec Heiri Känzig, comme je l’avais apprécié lors d’un premier séjour à JazzContreBand.

Mais revenons au studio 104, ce 14 septembre : car c’est Hervé Sellin qui est à l’origine de ce trio. Un maître du son lui aussi, un piano qui sonne d’après les leçons des plus grands maîtres de l’instrument, l’exact poids donné à chaque note, chaque accord, l’enveloppe du son modulé du pied sur les pédales. On a déporté le regard sur lui alors qu’il déploie la grande partition posée sur le pupitre, puis la replie pour s’en évader avec ce mélange de folie et de rigueur qu’il appris comme sideman de passage auprès des plus grands improvisateurs, tirant l’idée du creux de ces harmonies auxquelles la pratique assidue des standards lui a appris à se soumettre et dont cette même pratique impromptue lui a appris à se démettre pour caracoler avec ces deux compagnons de libre chevauchée. Reverra-ton cet immense trio ? Il nous semblait ce soir-là qu’il y avait quelque urgence dont les grands programmateurs actuels semblent dépourvus.

Tandis que je serai ce soir à Genève, Hervé Sellin sera à 60km de là, au Chorus de Lausanne, avec un important effectif pour recréer l’orchestration pour big band des Quatre Saisons de Vivaldi qu’avait imaginé il y a six décennies le pianiste Raymond Fol. Il en existe un enregistrement de 1965 pour Philips avec le gratin de la scène française de l’époque : notamment Roger Guérin, Ivan Jullien, Christian Guizien, Pierre Gossez, Johnny Griffin, Jean-Louis Chautemps, Sadi, Pierre Cullaz, Jimmy Woode et Art Taylor. Les partitions avaient été reprises et portées pour la première fois à la scène par Gérard Badini et sa Super Swing Machine. Elles seront restituées sur la scène du Chorus après qu’en première partie l’Orchestre de chambre de Lausanne en ait donné la version originale sous la direction de Julie Lafontaine. Autour d’Hervé Sellin, quelques pointures sélectionnées de part et d’autre de la frontière franco-suisse, dont Claude Égéa, Shems Bendali, Stéphane Guillaume et Stéphane Chausse…

Je n’irai au Chorus ni ce soir ni demain, invité que je suis par JazzContreBand dont le club lausannois n’est plus partenaire, et me réserverai pour l’Helveticus Trio ce soir au One More Time de Genève et demain pour le quartette So Lieb attendu à l’AMR. Franck Bergerot

1. Lu dans mon train pour Genève cette interview de Corinne Naidet parue dans Le Jazzophone n°28, périodique soutenu par Nice Matin, que m’a remis l’un de ses collaborateurs Jacques Lerognon rencontré aux Émouvantes à Marseille le mois dernier.

Peindre une toile ou composer un morceau, c’est la même chose ?

Le seul rapport, c’est le démarrage, dans la spontanéité la non-préparation. Quand je commence un tableau, je pars sur une chose improvisée, avec un répertoire de formes, comme en musique. Ensuite, j’essaie de les faire partir de manière à ce que cela pose un problème à résoudre. Quand j’ai terminé, j’ai fait des progrès ! Mais je n’écoute pas de musique quand je peins. Je peux parfois me souvenir d’un bon concert, d’un bon moment, mais cela s’arrête là.

Vous est-il arrivé de vouloir peindre mais de finir avec les baguettes plutôt que le pinceau ?

Non, ce sont deux métiers différents. La porte est fermée pour le jazz quand je peins. Par contre, quand je joue, quelquefois je me dis, est-ce qu’il y a un équilibre dans la profondeur de champ ? La peinture m’a donné à réfléchir là-dessus. Le positionnement de l’espace à tout prix, et celui des sons et des nuances. Je ne m’occupe plus de savoir si cela accélère ou ralentit. La musique, c’est de la pâte à modeler. Une pâte de notes. La seule chose qui compte, c’est l’identité. À la fin, que ce soit compliqué, technique ou très simple, il faut que l’on puisse identifier.