HERVÉ SELLIN : DEUX EN UN au Studio de l'Ermitage
Pour fêter dignement la sortie simultanée, et toute récente, de deux albums aussi différents que complémentaires, le pianiste présentait sur scène les deux volets, et les deux groupes, de ce projet bicéphale.
Tel le Janus bifrons , aux deux visages, évoqué par Ovide et Virgile, Hervé Sellin présentait les deux volets de son travail, de sa vie, et plus généralement de son être musical. Formé à la musique classique au plus haut niveau (prix de piano et de musique de chambre au Conservatoire National Supérieur de Paris), il est ‘tombé’ très tôt dans le jazz, dont il a côtoyé quelques grandes figures. Et avec cette double parution (chez Cristal/Sony Music) s’affirmait sa double appartenance, dans l’unité du bonheur musical : avec le disque «Passerelles» la métamorphose de pièces classiques en un langage pleinement jazz, sans trahison ni clichés ; avec «Always Too Soon» une évocation amoureusement recueillie du grand Phil Woods. Voir à ce propos les ‘Gros Plans’ de Franck Bergerot dans les numéros 699 & 700 de Jazz Magazine (octobre et novembre 2017).
Hervé Sellin, Fanny Azzuro (pianos), Rémi Fox (saxophone soprano), Emmanuel Forster (contrebasse), Kevin Luccheti (batterie)
Paris, Studio de l’Ermitage, 5 décembre 2017, 21h
Alors que Janus, en parfait gardien, surveillait les portes de Rome et veillait sur les clés, Hervé Sellin agit plutôt en passeur, organisant la circulation des langages et des émotions entre la musique classique et la jazz. Pour ce groupe, il a convié une autre pianiste, issue du monde classique, et des jeunes gens qui ont été ses étudiants au Conservatoire National Supérieur de Paris, où il exerce ses talents de pédagogue depuis quelques lustres au département de jazz. Comme sur le disque, le concert commence par 5 des 13 Scènes d’enfants de Robert Schumann (n° 1,3,4,7 & 13). Sur la première, après un exposé recueilli, l’histoire tourne à la Valse Hot. Sur la deuxième, les pianos jubilent, et Fanny Azzuro se prête, ou plutôt se donne sans réserve, au jeu du jazz. Plus loin Rémi Fox s’envole littéralement, et le bassiste s’évade aussi dans son solo, tandis que le batteur, après avoir été soutenu en arrière plan par un tutti, décompose puis reconstruit, une fois seul, l’espace sonore. Vient ensuite la célébrissime Rêverie, reconvertie de fa majeur en fa mineur, avec bonheur et pertinence dans ce contexte inédit. C’est la pleine effervescence entre les solistes qui joutent autant qu’ils se soutiennent. Sur la dernière scène, Le Poète parle, tandis que Fanny Azzuro expose avec recueillement le thème, ses partenaires tissent espièglement un soubassement bruitiste, avant que le jazz ne s’affirme furtivement, et qu’un dialogue ne s’établisse, graduellement, entre le thème et son commentaire. Les partenaires d’Hervé Sellin quittent la scène et le laissent en tête à tête avec le Prélude à l’après-midi d’un faune, dont il donne une transcription-adaptation intense et personnelle, où se mêlent encore la Valse Hot, les épisodes debussystes, et quelques éclats free bien envoyés…. Un instant j’ai cru qu’il allait accoster du côté de ‘Round About Midnight, mais il n’en fut rien : un coup de stride, l’affaire était entendue, et le faune plus exubérant que jamais. Pour conclure cette première partie en passerelle, les musiciens nous ont donné, en quartette, leur vision du 3ème mouvement de la Sonate pour piano d’Henri Dutilleux : Hervé Sellin déploie une impressionnante science des résonances avant de se lancer dans un staccato toujours contrôlé, suivi par le groupe avant que Rémi Fox ne s’échappe en toute liberté. On met un peu de danse rituelle à la sauce Stravinski dans Dutilleux, puis revient le choral apaisé, en dialogue entre saxophone et piano. Et le jazz reprend ses droits, sur le même motif. Vif émoi du public (au sein duquel beaucoup d’amis musiciens, et quelques notables de la jazzophilie médiatique -amicalement chambrés par Hervé Sellin qui les remercie de leur présence), et en rappel Fanny Azzuro revient, pour une relecture à deux pianos du Petit Nègre de Debussy, cakewalk issu d’un recueil d’exercices, et qui comme Golliwogg’s Cakewalk nous rappelle les liens de la musique dite classique avec les rythmes syncopés, notamment depuis la dernière Sonate (Opus 111) de Beethoven.
Hervé Sellin (piano), Pierrick Pédron (saxophone alto), Thomas Bramerie (contrebasse), Philippe Soirat (batterie)
Paris, Studio de l’Ermitage, 5 décembre 2017, 22h15
Vient le moment du quartette strictement jazz. C’est une évocation intime et émouvante de l’univers de Phil Woods, disparu en 2015 : Hervé Sellin avait fait avec lui deux tournées internationales, et Pierrick Pédron est un admirateur de ce Maître du sax alto. Le choix s’est porté sur le répertoire qu’aimait ce musicien, et aussi sur des titres originaux inspirés par cette circonstance. On commence avec un thème de Lennie Tristano (dont Phil Woods fut l ‘élève) : ça joue up tempo, chorus étourdissant du pianiste, le sax prend son essor avec basse et batterie, avant d’être rejoint par le piano pour une escapade stratosphérique…. C’est ensuite une composition d’Hervé Sellin, Willow Woods, qui mêle le lancinement de All Blues et le souvenir de Willow Weep For Me, que le dédicataire aimait particulièrement. Pendant que le sax improvise la contrebasse, tout en assurant le soutien, raconte une histoire autonome. Et ce récit indépendant se poursuit sous le solo de piano, sans nul dommage pour la cohésion, en toute cohérence, aux portes du Grand Art. Vient l’instant Monk, indispensable dans cette évocation de Phil Woods, qui participa à deux moments du parcours de celui que l’on appelait The High Priest of Bebop (ainsi qu’aimait à le rappeler Johnny Griffin, dont Hervé Sellin fut durant des années le partenaire fidèle). Dialogue entre les thèmes, soigneusement exposés, et de libres improvisations ; dialogue entre les instrumentistes sur ce terrain escarpé ; et sur le dernier étage du medley (Trinkle Tinkle ) c’est une échappée du piano, jusqu’au vertige. C’est maintenant une composition de Carine Bonnefoy, Remembering Phil : délicate mélodie, chargée d’émoi et de nuances, subtil cheminement harmonique vers un horizon qui se dérobe et renaît. Puis c’est Pierrick Pédron qui nous offre un thème de son cru : Dark Machine, sorte de bop transgressif qui regarde le passé avec le goût du futur, dans l’esprit de Monk peut-être. Le sax s’enflamme sur son terrain de jeu, sur le seul soutien de la basse et de la batterie, laquelle va ouvrir un instant son propre chant d’expression : le jazz, en quelque sorte, qui se retrouve avec le piano vers la coda sur des unissons acrobatiques négociés avec ferveur. Auditoire conquis par tant de fougue, et rappel espéré, et comblé, avec une ballade qu’affectionnait particulièrement Phil Woods : Autumn in New York, en duo piano-sax. Belle et grande soirée : merci Hervé Sellin !
Xavier Prévost