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Publié le 27 Fév 2025

Jacques Schwarz-Bart, Souvenirs de Roy Hargrove

the Art of Dreaming, Jacques Schwarz-Bart, studio de Meudon, septembre 2011

Le saxophoniste a fait partie de beaucoup des plus grandes aventures de la vie de Roy Hargrove et a beaucoup contribué à la sonorité de ses fameux arrangements. Pour Jazz Magazine, il a bien voulu raconter la riche histoire qui le lie au trompettiste.

La rencontre
« J’ai rencontré Roy deux semaines après mon arrivée à New York, je crois que c’était en 1997. Il était déjà très connu, c’était la star de l’époque. Je venais de Boston où j’avais étudié à la Berkley School of Music. Mon objectif, c’était de jouer tous les soirs dans toutes les jams pour rencontrer d’autres artistes et commencer à faire partie d’une communauté de jazzmen. Deux semaines après mon arrivée, après une jam dans l’East Village, un ami m’a dit qu’à deux blocs de là, Roy Hargrove et Chucho Valdès jouaient. C’était chez Bradley’s, un club qui n’existe plus. Je m’y suis rendu, et bien que je n’aurais pas dû le faire, j’ai sorti mon saxophone et je me suis approché de la scène :  c’était un concert et non une jam, et ça ne se fait pas de monter sur scène sans y être invité. Roy a pensé que j’étais un ami de Chucho, Chucho a pensé que j’étais un ami de Roy. Après son dernier solo, Roy m’a fait signe de les rejoindre. J’avais noté mentalement les harmonies du morceau et j’ai mis dans mon solo tout ce que j’ai pu. Après quoi toutes sortes de gens ont pris mon numéro, Roy mais aussi Randy Brecker, Mulgrew Miller… Environ 10 jours après, Larry Clothier le manager de Roy m’appelle pour partir en tournée avec eux en Europe. C’est comme ça que j’ai connu Roy. On a bâti notre relation à travers plusieurs projets. D’abord dans Crisol, puis j’ai fait partie de son big band, de son quintette, de son sextette, on a fait partie tous les deux du groupe de D’Angelo, on a enregistré avec Erykah Badu, et ensuite on a fait le RH Factor.

Quand je le rencontre il a déjà enregistré le premier disque de Crisol, mais David Sanchez ne pouvait pas faire l’une des tournées, et suite à notre premier concert ensemble Roy m’a dit que la position m’appartenait si je la voulais. Après environ un an de tournée, Roy a dit que le groupe qu’on formait tous ensemble était la vraie incarnation de sa vision pour Crisol et qu’il voulait l’enregistrer, dans un endroit connecté au concept, mais aussi agréable, au chaud… Je lui ai dit que l’idéal c’était la Guadeloupe, une petite île où il fait bon vivre. Il y avait un magnifique studio, celui de Henri Debs, avec une console Neve et des micros extraordinaires. Il a fait venir son ingénieur du son de New York, Adam Blackburn, pour tout vérifier, et on a décidé d’y enregistrer. C’est pour ça que le disque s’appelle “Grande-Terre”. J’avais toujours gardé mes attaches avec la Guadeloupe, j’y retourne au moins deux fois par an et c’était déjà le cas à l’époque, même s’il arrivait que j’aie du mal à trouver les sous pour retourner à la maison, mais ç’a toujours été important pour moi.

Le RH Factor en 2003 au festival Jazzbaltica. Au saxophone ténor, Jacques Schwarz-Bart.

“Grande-Terre”, l’album perdu de Crisol
Je n’ai jamais vraiment compris que ce disque ne soit pas publié pendant aussi longtemps [le disque a été enregistré en 1998 mais n’est sorti que fin 2024, NDLR]. Il n’avait pas été mixé à l’époque, et je me disais que peut-être je me faisais des idées sur le résultat final, mais l’impression qu’on en avait collectivement, y compris Roy, c’est que c’était un bien meilleur album que le premier Crisol. C’est la politique des labels qui a rendu cette sortie impossible. Roy était entre deux maisons de disque, la nouvelle voulait un projet inédit, la précédente précédent ne voulait pas sortir un disque alors qu’il était sur le point de les quitter. Nous n’avons pas joué les morceaux du disque en concert, ç’a été une sorte d’acte de disparition de magicien : le groupe a cessé d’exister après cet enregistrement. On est resté un peu en contact, se demandant ce qui allait se passer, mais on a fini par se faire une raison. J’étais déjà sur la scène de New York depuis trois ans lorsque cet album a été enregistré, et j’étais habitué aux déceptions de ce genre. Le cimetière du jazz est jonché de projets extraordinaires dont la plupart n’ont pas vu le jour… Mais “Grande-Terre” est vraiment un album que les gens doivent entendre.

Le RH Factor en studio
On enregistrait les morceaux instrumentaux en live, avec tout le groupe. Avec les chanteuses et les chanteurs, on enregistrait la musique d’abord, et là-dessus les vocalistes, ou les rappeurs comme Q-Tip venaient poser leur partie. Ensuite Roy et moi, on écrivait des arrangements de cuivres pour compléter. Sur tous les morceaux chantés il y a des arrangements assez élaborés et intéréssants. Roy et moi travaillions de façon très organique et naturelle : on avait tous les deux une bonne oreille, on n’avait pas besoin de se donner les notes. On entendait tout de suite comment harmoniser la proposition de l’autre, on échangeait des idées et ça se faisait très facilement. On n’écrivait pas, tout était spontané. Ça fait désormais partie du vocabulaire de la neo-soul. J’ai beaucoup de plaisir à entendre, sur des disques d’artistes de la nouvelle génération, des arrangements de cuivres qui sont presque identiques à des choses qu’on a faites ensemble à l’époque. Lorsqu’on fait partie d’un groupe, on ne sait jamais l’impact qu’il aura, mais je sais pour avoir entendu souvent ces sonorités que j’ai participé avec le RH et le groupe de D’Angelo a deux groupes qui ont fait partie de l’histoire moderne. » Au micro : Yazid Kouloughli / Photo : X/DR