Jazzdor à Budapest avec Claudia Solal, Louis Sclavis, etc.

Et cetera, c’est-à-dire Benjamin Moussay, Olivier Laisney, Christophe Lavergne et… Benjamin Moussay, pour la première soirée du festival Jazzdor à Budapest.
Soit au croisement des scènes hongroise et française, le tout accueilli dans la formidable structure-bâtiment-label phonographique-studio d’enregistrement-jazz club et-plus-encore qu’est devenu le Budapest Music Center. Avant le concert, je fais connaissance avec le confrère polonais venu de Pologne, Krysztof Komorek, avec qui nous échangeons, dans mon anglais incertain sur les difficultés de la presse, de la presse jazz, de la presse non anglophone, l’anglophonie assurant une relative diffusion dans le monde, la francophonie nettement moins, pour ne rien dire de la polophonie et encore moins de l’hongrophonie. Je vous laisse vous aventurer sur facebook.com/donoPL et instagratm.com/donos_pl.
Mais, après une courte présentation du duo Philippe Ochem (Jazzdor) / Tamás Bognár (BMC Jazz) sur la scène de l’Opus Jazz Club qui fait également restaurant (mais pas de service pendant la musique), voici Claudia Solal et Benjamin Moussay qui entrent en scène. Claudia Solal tendue, émue, pénétrée de ces textes qui sont de sa plume, écrits spécialement par elle pour ce disque “Punk Moon” paru sur le label Jazzdor et qu’elle incarne “pratiquement” pour la première fois sur scène. Ce “pratiquement” pour préciser que ce répertoire – tel qu’il a été conçu, de son enregistrement à l’automne 2023 à son mixage au printemps 2024 dans l’intimité du studio Sextan –, il lui faut maintenant le faire advenir sur scène, l’extirper de l’instant présent. Faire d’un disque, d’une production de pop-songs, un concert et donc un spectacle.

Or, ce programme, ce n’est pas “rire et chanson”, ni “standards’n scat”. Claudia Solal est poétesse de l’intime qu’elle extirpe d’elle-même par le verbe et le son du verbe, servi par la palette vocale qu’elle s’est acquise. Bien plus, il s’agit un vrai duo, une hydre à deux têtes, dans une relation intime de l’art vocal et poétique de Claudia Solal avec le musical où la rejoint Benjamin Moussay. Un Benjamin Moussay lui-même double, à la tête de deux pupitres, où d’ailleurs tout n’est pas écrit, loin s’en faut, car ce qui ne se joue pas de tête s’invente dans l’instant.
Deux pupitres, soit d’une part “le pupitre piano” sur lequel il navigue entre parties écrites et improvisées, celles-ci elles-mêmes entre rétention voulue par le poème et lâcher prise, un lâcher prise en équilibre entre la grande tradition lisztienne de l’instrument, une pensée musicale qui doit au grand pot-au-feu vingtièmiste de l’écriture musicale européenne et l’héritage du “jazz”, selon un contrôle admirable des feux et des épices. D’autre part, avec un même sens de la forme, le “pupitre son” qui s’invente sur les potentiomètres du dispositif électronique (ou pas) d’où Moussay fait surgir des basses, des nappes, grondements et ronflements, ici grésillements, froissements ou roulis de pierrailles, là ritournelle de senza. Les deux pupitres – “pianistique” et “sonique” – parfois fusionnant l’un avec l’autre (jusqu’à s’emparer ici et là de la voix pour la “traiter” en boucle ou démultipliée), soit par la nature de leur simultanéité soit par l’asservissement de l’un par l’autre.
Et donc un récital sur le fil de l’émotion, de la fragilité, et qui par là-même a captivé un public de qualité suspendu aux lèvres et aux doigts de nos deux protagonistes, entre produit fini (le disque) et l’impromptu scénique de ce tête-à-tête qui gagnera, à l’avenir entre réduction, sélection et lâcher-prise.
Deuxième partie, hasard miraculeux de l’enchaînement des programmes tout en contraste et continuité : le quartette de Louis Sclavis (cl, bcl), avec Olivier Laisney (tp), Christophe Lavergne (dm) et Benjamin Moussay… et donc quasiment quintette, car ce dernier, s’il s’est débarrassé de la partie la plus “visible” de son électronique, s’est vu confier, là encore, un double pupitre : celui du piano et celui de la basse sur un clavier électrique destiné à cet effet, Sarah Murcia n’étant pas disponible. Donc, dans la continuité du précédent quartette de Sclavis, enrichi d’une trompette. Et cet aveu unanime et dramatique des musiciens : vendre un quintette (vous avez bien lu quintette, pas big band, ni octette, non : quintette), ça devient très difficile. Sauf peut-être à le proposer en première partie de Sheila, en s’inspirant de la programmation de la prochaine édition de Jazz au Phare à l’Ile de Ré .
Bref, un faux-vrai quintette, avec une partie de basse qui pour être minimale, avec une sonorité très particulière – un côté techno, sub-basse –, n’en est pas moins musicale ; et un transfert de complicité du tandem basse-batterie (complicité ancienne, amicale, presque animale entre Lavergne et Sarah Murcia) vers le seul pupitre-clavier de Benjamin Moussay. Complicité qui aurait pu être le cœur du sujet, autrement dit occasion de tirer la couverture à elle. Ce serait sans compter avec la musicalité de nos deux compères – le sens ultra-dynamique de la nuance, du placement, de l’espace, du drame musical.
Ce serait sans compter avec le sens du programme de Louis Sclavis, ce nouveau programme intitulé “India” en souvenir de “Chine” (premier production phonographique orchestrale de Sclavis, il y près de quarante ans). Une Inde imaginaire, un folklore imaginaire plus imaginaire que jamais, tout juste une impression paysagère – tout au plus une pointe de Tourist Point of View pour paraphraser l’expression d’Ellington et Strayhorn – admirablement orchestrée, orchestration qui relève du collectif avec quelque chose de mingusien, façon tournée européenne de 1964.

De mémoire (défaillante, sélective, incomplète, Louis Sclavis me rappelle qu’il joua avec Jean-Luc Cappozzo et, selon Olivier Laisney, le clarinettiste oublie lui-même qu’il joua avec Médéric Collignon), je n’avais jamais entendu Sclavis associé à un trompettiste, ni même à ce type de swing. Et je me faisais la réflexion que le swing n’était pas le propos de Sclavis. Non que je veuille prononcer par là-même une quelconque excommunication, mais j’entends ici par swing – mot qui recouvre une multitude de réalités –, ce phrasé dit “ternaire” (tout du moins en France) qui est avant tout articulation et qui culmine peut-être avec Charlie Parker pour le saxophone, avec Clifford Brown pour la trompette (remis en cause par le free jazz et bien au-delà de ses frontières esthétiques, même en deçà si l’on songe au sheet of sound de Coltrane dès 1958); cette façon dont Dizzy faisait l’essence du bop (« to go from one note to another » disait-il) et dont il reconnaissait Bird comme l’initiateur (faisant d’ailleurs fi d’une généalogie antérieure… quid de Louis Armstrong, Johnny Hodges, Benny Carter, etc., et dont le premier Dizzy n’était pas exemplaire).
Le phrasé – les phrasés – de Sclavis ne relève pas de cette “façon d’aller d’une note à l’autre”. Or Olivier Laisney (même si, à travers ses choix esthétiques auprès de Magic Malik, les Cathala-Payen et le collectif Onze Heures Onze dont il est l’un des trois co-fondateurs) l’ont emmené très au-delà, il vient de cette tradition… le mode d’émission de la note sur l’instrument-trompette ayant d’ailleurs quelque chose de naturellement associé à cette articulation “from one note to another” intrinsèquement “swing”.
J’ai goûté hier cet conjonction, cet équilibre, cette circulation et, observant les silences de Louis Sclavis, observant avec mes yeux sa présence scénique entre ses parties, l’expression de son visage à l’écoute de ce qui se jouait autour de lu, j’ai vu – plus que jamais auparavant (ma mémoire étant peut-être là aussi défaillante, sélective ou incomplète) –, j’ai vu donc sa jubilation d’être là, tout simplement, parmi ces merveilleux musiciens que sont Olivier Laisney, Benjamin Moussay et Christophe Lavergne. • Franck Bergerot