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Publié le 22 Sep 2023 • Par Franck Bergerot

Les Émouvantes 1 : Suzanne et Poetic Power

Retour au Émouvantes, le festival du contrebassiste Claude Tchamitchian. Avec deux trios Suzanne et Poetic Power du maître de céans en compagnie de Christophe Monniot et Éric Échampard.

 On finit toujours par prendre des habitudes. Avec les artistes comme avec les lieux. Partialité ? Copinage ? Affinité plutôt avec une certaine conception de la musique, de l’audace et du son, de la proximité des peaux, des métaux, du bois, de l’anche et des tampons, et des êtres qui les commandent, dans un rapport au silence et à l’espace, éventuellement soutenu par un sonorisateur qui se fait oublier, lui et ses haut-parleurs, hier au son Matteo Fontaine crédité pour la durée du festival dans le programme imprimé. Avec toute la délicatesse que mérite le trio Suzanne, son violon alto (Maëlle Desbrosses), sa clarinette basse (Hélène Duret), sa guitare acoustique (Pierre Tereygeol) et des voix (toutes trois).

Illustration: Charlotte délaissée © X.Deher (Fictional Cover)

Déjà rendu compte de ce programme il y aura bientôt un an, à Nevers. Comment ne pas se répéter ou paraphraser les confrères et consœurs dont les écrits circulent abondants à leur propos. Il y a quelque chose de littéraire dans cette musique qui inspire la plume ou l’intimide lorsque l’on s’y réessaie de peur de courir les clichés qu’elle ne mérite pas. Pop, folk, polyphonies de la Renaissance, musique de chambre classique et “contemporaine”… tous trois circulent dans ces cultures avec aisance, sans effet de collage, parce qu’il ne s’agit plus d’emprunts mais d’une culture contemporaine, commune, cohérente, authentiquement métissée, avec ce goût du son et des matières qui le produisent évoqué plus haut. On part de Leonard Cohen auquel le nom du Trio rend hommage à Frank Zappa (le Frank du morceau final, Where Is Frank, compositeur de musique de chambre, voir l’album tardif “Yellow Shark”) ; et s’il y avait quelque chose à ajouter à mon compte rendu de Nevers sur le même programme, c’est la fluidité acquise depuis qui fait s’estomper la partition (en majorité de la plume du guitariste) derrière le geste improvisé, dans une conception du rapport écriture-improvisation où la césure s’efface, où l’une et l’autre s’envahissent l’une l’autre, où l’élément thématique se fond d’autant plus dans le récit musical qu’il n’est pas un prétexte et cadre mesuré bridant l’improvisation, faisant l’objet d’une exposé mélodique réexposé en conclusion ; au lieu de quoi, il sert de fluide à un développement continu qui emporte l’auditeur. Comme il emportera le public parisien, le 6 octobre, en ouverture du festival Jazz sur Seine, au 38 Riv’, avec Émile Parisien, l’invité de leur nouveau disque “Travel Blind” dont ils célébreront la sortie.

Illustration: Le Pierre Ardoue © X.Deher (Fictional Cover)

Ce rapport au son et à la proximité a toujours fait partie des préoccupations de Claude Tchamitchian, tant dans son métier de contrebassiste que dans celui de compositeur, de producteur (label Émouvance) ou de programmateur (ce festival Les Émouvantes désormais accueilli par le Conservatoire de Marseille). Plus une préoccupation pour le récit auquel il aime donner un sens et offrir à son public une clé d’entrée : pour ce nouveau programme “Poetic Power”, la vision offerte par la nature d’une « multitude d’éléments qui interagissent les uns avec les autres », éléments, espèces végétales ou animales, sa contrebasse assurant l’enracinement de cet arbre orchestral dont Éric Échampard (batterie) serait le tronc et Christophe Monniot la ramure.

Et il faut dire que, là-haut, ça bouge follement, les branches dansent et se tordent sous le souffle impatient du saxophoniste qui s’aide de différentes pédales parfois utilisées à contre-emploi pour exprimer ce qui l’agite. Dans sa hâte, il lui arrive de s’interrompre comme pour se repasser ce qu’il vient de jouer et décider comment il va poursuivre, ou de se tourner vers ses comparses comme pour les prendre à témoin de ses émois. Le tronc assuré par Échampard est parfois jeune et tendre, comme dans cette grande introduction toute en souplesse et décontraction, où il semble tester le son de ses peaux et cymbales et en éprouver la sensibilité, mais toujours avec ce sens de l’architecture rythmique et timbrale qui fait son art ; et tantôt il gagne en puissance et en fermeté, et c’est toute une culture rock qui ressurgit. Alors Tchamitchian fait monter des grooves puissants des racines de sa contrebasse, voire une colère qui inspire à Monniot des effets de pédales cauchemardesques lorsque Les Combats Inutiles rend un hommage désespéré aux Arméniens du Haut-Karabarkh. Mais la contrebasse sait aussi ramener l’orchestre à l’art de la complainte qui inspire à Monniot de prodigieux et lents épanchements où la batterie ne se fait plus que feuillage.

Ce soir 22 septembre, les Émouvantes continuent d’émouvoir avec le duo du violoniste Frédéric Aurier du percussionniste Sylvain Lemêtre, et le Transatlantic 4 de Sylvain Kassap (clarinettes) et Benjamin Duboc (contrebasse) invitant Steve Swell (trombone) et Chad Taylor (batterie). Franck Bergerot