Les Émouvantes 3 : Sclavis / Chemirani et les Brain Songs de l’Ensemble Nautilis
Du fait de quelques obligations récréatives et professionnelles, voici avec presque une semaine de retard le compte-rendu de la dernière soirée du festival marseillais Les Émouvantes programmé par Claude Tchamitchian. Avec le duo de Louis Sclavis et Keyvan Chemirani, et l’Ensemble Nautilis dirigé par Christophe Rocher dans son programme Brain Songs.
Un musicien installé à mes côtés, lors du concert de 18h de la 2ème journée du festival Les Émouvantes, me faisait part de son admiration pour le trio Suzanne que nous avions entendu la veille – qualité de l’exécution instrumentale et vocale, des trames orchestrales et des modes de jeu entre improvisation et écriture. Il exprimait cependant une certaine réserve face à une versatilité esthétique constante. Et si j’ai pu constater cette même versatilité à l’écoute de nombreux groupes apparus au cours de ces dernières années et pour m’en réjouir en admirant la multiplicité des compétences sur lesquelles elles reposaient, il m’est parfois arrivé d’éprouver cette même réserve jusqu’au malaise. Rien à voir avec les hybridations conflictuelles à portée satyrique chez Frank Zappa, ni avec les effarants zappings zorniens. Plutôt le fait de générations surinformées par des moyens de communication illimités, et une précise étude sociologique nous permettrait d’entrevoir comment cette surinformation opère selon les classes sociale et les structures éducatives fréquentées. On peut s’inquiéter d’une sorte d’identité atone ou se réjouir de ce qui résulte de cette instabilité esthétique qui permet à tel musicien de quitter un orchestre baroque pour rejoindre un groupe de hip hop ou de trash metal, voire de passer de l’un à l’autre à l’intérieur d’un même programme ; et l’appréciation critique, se fera au cas par cas, comme le fit notre musicien témoin qui une heure plus tard applaudissait à tout rompe la prestation du duo Super Klang témoignant d’une même capacité à « passer par cheminées et placards » comme les personnages de carnaval dans la Tarentelle de Caruso de Charles Trenet.
Mais ces phénomènes d’hybridation sont-ils si récents ? Ils ont été l’œuvre de manière plus ou moins étendue depuis les origines du jazz, mais ils ont pris des dimensions considérables avec les générations Michel Portal et Louis Sclavis, incitant à des allers et venues toujours plus amples et rapides. C’est justement Sclavis qui, en duo avec Keyvan Chemirani, ouvrait la soirée de clôture des Émouvantes ce 23 septembre. Mais le concernant, je parlerais moins d’instabilité esthétique – phénomène accentué chez Suzanne par le contraste sans transition entre la teneur salée-poivrée des passages les plus abstraits et le sucré des chœurs pop-folk, – que d’hybridation totale et réussie, même si l’on identifie ici et là les sources de son folklore imaginaire, comme des arômes diffus se mêlant au seuil de la cuisine d’un grand chef. S’y mêlent mille traces de folklores européens, méditerranéens et orientaux à des gestes hérités de Dolphy ou Giuffre, de Stravinsky ou Scelsi, qui peuvent parfois se laisser identifier mais parfaitement fondue dans des programmes d’une cohérence parfaite et d’une rigueur presque ascétique dans la précise texture où se trament écriture et improvisation.
Parenthèse polémique
Certes – autorisons nous ici une petite parenthèse qui n’est pas sans gravité –, on pouvait s’agacer de voir Sclavis jouer à guichets fermés lorsque les autres concerts de ce même festival peinaient à combler la petite salle offerte par le Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille (avec la bénédiction de son directeur, le saxophoniste Raphaël Imbert). Mais on peut aussi se dire que, par-delà cette sorte d’atavisme des publics à sélectionner, parmi l’offre esthétique toujours plus riche, une ou quelques stars autour desquelles faire foule, ces générations qui eurent le loisir de connaître le travail de Sclavis et ses pairs par la presse et les médias radiophoniques, sont coupées, depuis une bonne vingtaine d’années et de façon toujours plus dramatique, de toute information concernant les renouveaux successifs et réels de la scène jazz ; tant il est vrai que ces radios nationales ont exclus le jazz et, de manière générale, les musiques instrumentales. À l’exception de France Musique assigné à un rôle de ghetto et désormais soumis à de sévères impératifs de bonne humeur et de consensualité. Ailleurs, pour être admise sur les ondes radiophoniques les musiques se doivent d’être clairement scandées d’une battue sur tous les temps dans les formats mélodiques restreints du couplet-refrain, obéir à de stricts critères de consonance et être asservies à un texte qu’il soit chanté ou rappé-slammé. Diffusé gratuitement à l’accueil des Émouvantes, le numéro 44 de juin dernier de Les Allumés du jazz a inscrit à son sommaire un article assez réaliste sur les dérives du Centre national de la musique et les ambiguïtés du terme « LA filière musicale » pour laquelle, dans un rapport commandé par Élisabeth Borne, le sénateur Julien Bargeton rêve d’une « stratégie offensive » sur le modèle de la K-pop par la Corée du Sud. Peut-être qu’un jour, pour définir ce que doit être la musique, Julien Bargeton et les penseurs de « la filière musicale » s’inspireront des dix règles émises par un Gauleiter nazi pendant l’occupation de la Hongrie – rapportées par l’écrivain tchèque Josef Škvorecký dans Le Saxophone basse – qui réglementent le pourcentage de syncope, la longueur des breaks de batterie, les tempos, l’interdiction des trompettes et des saxophones, etc.
Illustration: Copuli-Copula © X.Deher (Fictional Cover)
Retour à Sclavis et Chemirani
Mais revenons à notre sujet et réjouissons-nous de ce que Louis Sclavis ait contribué à faire progresser le budget des Émouvantes vers l’équilibre avec un programme au-dessus de tout soupçon de démagogie. D’autant plus que, abordant ce concert sans aucun doute sur sa qualité ni sur la droiture de son intention artistique, je me suis une fois de plus laissé surprendre par l’onirisme des idées musicales et de leur “scénographie” que le public commente à la sortie du concert, chacun en comparant les images qui l’ont habité ; moi par cette nuée que j’ai évidemment vu grandir à l’écoute de Dresseur de nuages jusqu’à explosion d’un orage, ou ces oiseaux que j’ai entendu en ouverture de Les Saisons du Delta. À son côté, Keyvan Chemirani est de ceux qui savent aussi susciter le rêve. À l’unisson, en contrepoint, en commentaires ou répliques aux improvisations de son comparse, il fait crépiter les rêves de Sclavis sur les peaux du zarb ou de grands tambours sur cadre, s’emparant soudain de la dimension mélodique en quittant les peaux pour les cordes d’un petit cymbalum sur une composition de son cru. Et lorsque Sclavis retire le bec de sa clarinette, il est difficile de ne pas penser à ces voix que Barney Wilen avait autrefois copiées-collées sur son album « Moshi » à partir de l’un de ces disques de collectage Ocora qui nourrirent le folklore imaginaire des improvisateurs dans les années 1970.
Les Brain Songs de l’Ensemble Nautilis
La deuxième partie de la soirée consacrée à l’Ensemble Nautilis était une autre affaire. Commençons par énoncer le personnel : Claudia Solal (chant et textes), Christian Pruvost (trompette), Christophe Rocher (clarinette, composition), Stéphane Payen (sax alto), Marc Ducret (guitare électrique), Céline Rivoal (accordéon), Fred B. Briet (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie) et… hé bien c’est tout ? J’aurais cru qu’ils étaient deux fois plus nombreux.
Illustration: Perceptron arachnéide © X.Deher (Fictional Cover)
L’Ensemble Nautilis est né en 2011 en Bretagne sur l’initiative de Christophe Rocher et autour d’un noyau dur – Rocher, Rivoal, Briet, Pointard –, et a élargi son périmètre de recrutement. Demandeur de rencontres et collaborations extérieures, la formation a engagé un travail de réflexion avec le chercheur Nicolas Farrugia sur l’échange de sensations qui circulent entre les musiciens et leur public, les partitions qui ont été soumises aux musiciens par Christophe Rocher ayant été confiées à Claudia Solal pour la rédaction d’un livret qu’elle interprète entre aria et récitatif. Pour qui connaît le travail de Claudia Solal notamment en duo avec Benjamin Moussay, on l’imagine incarnant la circulation même de ces flux de sensations qui relient les cerveaux stimulés par une œuvre musicale qu’ils la mettent en œuvre ou qu’ils l’écoutent, excitant cette corde sensible, ou plus exactement ce réseau de fils ténus, fragiles, où se jouent drames et jubilations. Et l’orchestre réagit en mille échos au stimuli de ce texte, passé les épisodes de limpidité vocale évoquant l’école de Canterburry et/ou de projections improvisées solitaires, les tutti explosent comme un plat en pyrex, se disperse en mille éclats qui se rassemblent comme balayés par l’écriture ; et nos cerveaux se brisent et jubilent avec eux, la cohésion du tout reposant sur la décontraction du tandem Briet-Pointard. On pourrait faire remarquer une sonorisation un peu problématique et se demander même si elle est nécessaire et s’il ne faudrait pas la réduire au stricte minimum, un peu comme le faisait Charles Caratini avec le Caratini Jazz Ensemble, afin de mieux faire ressortir la profusion plutôt que le magma. Et l’on imagine un accordéon plus strictement monodique dans ces tutti, avec un registre plus limpide.
C’est Marc Ducret qui ouvre en solo le rappel. Non guest star, mais remplaçant de la titulaire, Christelle Séry, il a étudié et assimilé en rien de temps les partitions, avec la rigueur qu’on lui connaît et en a assumé les difficultés sans se faire remarquer. Et il emmène désormais ce concert vers sa fin et vers la fin du festival comme s’il avait toujours joué dans cet orchestre qu’il nous tarde cependant d’entendre avec sa vraie guitariste et au-delà de cette première impression frontale, à la lumière des captations audio ou vidéo qui apportent sur internet une lisibilité plus grande de passionnant tissu sonore. Franck Bergerot