Lettre ouverte à Peter Gabriel
Dévoilé au compte-goutte chaque nuit de pleine lune depuis janvier, “i/o”, le nouveau Peter Gabriel, partage avec “The Omnichord Real Book” de Meshell Ndegeocello le titre de chef-d’œuvre de l’année. Nous lui avons écrit pour lui dire toute notre admiration.
Par Fred Goaty
Cher Peter Gabriel,
Vous ne me connaissez pas mais moi, je vous connais très bien. J’ai pris le train en marche un beau jour de 1982 en sautant pieds joints et oreilles grandes ouvertes dans votre quatrième album, celui avec The Rhythm Of The Heat et Shock The Monkey. Rassurez-vous, j’ai vite rattrapé mon retard et rapidement appris par cœur “Peter Gabriel”, “Peter Gabriel” et “Peter Gabriel” – à l’époque, je n’avais même pas réalisé que vos disques n’avaient pas de titre, pensez, les pochettes étaient si puissamment expressives que d’une certaine manière, cela suffisait à les “nommer” : cette force de l’image, vous la cultivez aujourd’hui encore en demandant à moult artistes de “répondre” à vos chansons, et rien que pour ça, je vous tire une première fois mon chapeau.
Oserais-je l’avouer – oui, sinon ma missive n’aurait rien d’une lettre ouverte… –, je vous ai un petit peu négligé au début du XXIe siècle ; mais nostalgie oblige, nous nous sommes retrouvés en octobre 2013 pour fêter les 25 ans de “So”, et c’était absolument magnifique. Encore plus fort, peut-être, qu’en 1987 au même endroit, le P.O.P. de Bercy.
“So” : parlons-en rapidement. Longtemps, j’ai cru que vous n’arriveriez jamais à retrouver cet état de grâce, à nous offrir un chef-d’œuvre du même acabit.
Quel sot.
Il aura certes fallu attendre trente-sept ans, période certes marquée par quelques grandes réussites (“Us”, “Secret World Live”…), avant d’éprouver un choc artistique aussi fort que celui de grand cru classé de 1986.
Mais voici donc “i/o”.
Bon, le coup des chansons révélées l’une après l’autre les nuits de pleine lune, j’ai joué le jeu au début, mais dès que le soleil a recommencé de briller, j’ai mis le holà, préférant attendre la sortie du disque. J’ai beau admirer votre capacité à être toujours en phase avec les nouveaux médiums, mais rien, pour moi, ne vaut la découverte d’un album sur disque (CD ou 33-tours, peu importe), deux mots qui disparaissent peu à peu du vocabulaire courant, mais auxquels vous venez de (re)donner une vive, une très vive actualité : un véritable sens artistique.
Autant vous le dire tout de suite – d’autant plus que j’ai attendu trois semaines avant de vous écrire, car je voulais vraiment écouter “i/o”, essayer d’en percer tous les secrets –, grâce à ce disque somptueux d’un bout à l’autre, j’estime que vous les avez atteints à nouveau, les sommets de “So”, sans vous répéter tout en restant vous-même, plus fascinant et habité que jamais. Tel qu’en vous-même enfin l’éternité vous change, disait (à peu près) le poète. Et c’est un doux miracle que voilà. Et pour ça, je vous tire une deuxième fois mon chapeau.
D’abord, il y a votre idée un peu folle de proposer deux mixages différents des mêmes chansons, le “Bright Side Mix” et le “Dark Side Mix”. Mon premier réalisé par Mark “Spike” Stent, mon second par Tchad Blake, deux ingénieurs du son et producteurs aux c.v. longs comme le bras. Elles sont à la fois évidentes, extrêmement subtiles et comme un défi posé à nos ouïe ces différences de traitement sonore, elles révèlent chaque chanson autrement, leur donnant des reliefs insoupçonnés selon la version à laquelle on s’est de prime abord attaché.
Passées ces trois premières semaines de cohabitation quasi quotidienne avec votre disque, le “Bright Side Mix” est mon préféré, mais ces derniers jours, le “Dark Side Mix” commence à me titille de plus en plus sérieusement le nerf auditif. Pas sûr qu’il dépasse au bout du compte le mix côté brillant, mais son mérite est grand que de questionner ainsi la perception des douze chansons de l’album. Ne pas prendre vos fans pours de banals consommateurs de musique nous rappelle, si besoin était, l’intelligence suprême qui est la vôtre et tout le respect que vous avez pour nous.
Et non, je n’oublie pas le “In-Side Mix” (en Dolby Atmos) mitonné par Hans-Martin Buff pour le blu-ray : je l’écoute moins souvent car il me faut pour cela quitter mon Salon de Muziq pour mon salon tout court et allumer les amplies ; les platines et les écrans qui d’habitude me permettent de regarder des films. Mais là encore, le jeu en vaut la chandelle, et le sonic trip différent des deux autres.
Il va sans dire que ces douze chansons défilent du côté brillant ou sombre dans un ordre que, j’imagine, vous avez longuement travaillé. Bravo : elles forment un véritable film audio, les scènes s’enchaînent à la perfection, entre moments enjoués, méditatifs ou émouvants.
“i/o” forme un tout où chaque chanson finit peu à peu par coaguler dans notre esprit, telle une Pangée musicale, un continent familier et mystérieux à la fois, où l’on aime se perdre pour mieux se retrouver. Et quel bonheur que de croiser ces grands musiciens, vos compagnons de roots, certains vous accompagnent depuis plus de quarante ans, de David Rhodes à Tony Levin en passant par Manu Katché et Brian Eno.
Voilà cher Peter Gabriel, je livrerai bientôt d’autres impressions concernant votre chef-d’œuvre, mais je tenais à vous dire tout ça sans trop attendre non plus.
Respectueusement.