Michel par Petrucciani, épisode 12
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Quelque temps plus tard, j’ai rencontré, je ne sais plus ni où ni comment, le contrebassiste Charlie Haden. J’ai adoré travailler avec lui. Nous avons tourné en duo : San Francisco, Santa Barbara, Los Angeles… À cette époque, j’étais discret, je n’osais pas poser trop de questions à ces musiciens, j’avais peur d’être impertinent. Aujourd’hui, je n’hésite plus à le faire. Mais, souvent, ils se racontaient sans se faire prier. Charles Lloyd, par exemple, parlait beaucoup de sa jeunesse, quand il jouait avec Cannonball Adderley. La drogue les avait marqués aussi, ils en parlaient souvent. Récemment, j’ai revu Lloyd, et je lui ai posé des questions sur des modes, des gammes particulières : phrygiens, doriens, lydiens… Sa culture est considérable dans ce domaine, il a beaucoup travaillé tout ça. Quand je lui ai demandé : « Explique-moi ton truc, là… » Il a été très fier et très content ! Alors qu’à mes débuts avec lui, j’aurais craint de l’ennuyer. Aujourd’hui nous jouons un peu dans la même cour, je ne me sens plus dans un rapport élève-professeur, et je lui demande ces informations comme un service. C’est comme l’école du bouddhisme : tu laisses parler le maître, tu ne poses pas de questions, tu le laisses te donner des conseils. S’il t’en donne, c’est qu’il estime que tu en as besoin. S’il ne t’en donne pas, c’est que selon lui tu n’en n’as pas besoin. Moi qui ai été élevé à la dure je respecte ça. D’ailleurs, dans l’école de musique que je rêve de créer – ce serait l’œuvre de ma vie ! –, je voudrais qu’on enseigne ainsi, avec ce rapport maître-élève. Le maître peut passer une journée avec toi et ne rien te dire. Aujourd’hui, ne serait-ce que par rapport à ma génération, les jeunes ont tellement d’informations… Mon fils [Alexandre NDR], qui n’a que 8 ans, maîtrise l’Internet, le téléphone… Pour moi, à son âge, il n’était pas question de mettre un doigt sur le téléphone ! C’était pour les grands ! De temps en temps, si c’était Mamie qui appelait, on me la passait, mais en me tenant le combiné ! À travers la forme d’éducation musicale que j’ai reçue, je crois que je peux très modestement me considérer comme un des derniers musiciens d’expérience, parce que j’ai appris comme les grands, les derniers grands maîtres. A l’américaine aussi : content d’avoir un boulot, content de jouer, d’avoir un conseil. Un certain savoir, un certain respect. Tiens, Miles Davis, c’est lui qui m’a appelé, la première fois, chez moi, quand je vivais à Brooklyn. J’avais fait un concert avec Roy Haynes et Gary Peacock, au Newport Jazz Festival, et c’était passé à la télé. (À la même époque, je jouais en quartette au Sweet Basil, à New York, avec Jim Hall à la guitare, Ron Carter à la basse et Al Foster à la batterie : pas mal non ?) Donc je décroche le téléphone et j’entends une voix, celle de Miles, qui me dit : « Keep on playing, man, you sound good… » Et le soir je joue avec Al, qui me dit : « C’était sympa le coup de fil de Miles, hein ? C’est moi qui lui ai filé ton numéro… On était ensemble quand il t’a appelé… » En fait, ils regardaient ce concert à la télé, et Miles lui avait dit : « Donne-moi son numéro ! » Je n’étais pas peu fier. Par la suite, j’ai vu Miles, je lui ai parlé deux ou trois fois, nous avons partagé le même plateau, la même soirée, en Pologne, puis à Troyes. Il était toujours très gentil avec les musiciens. Un jour, j’ai dit à Al : « Demande-lui si je ne pourrais pas venir chez lui… » J’avais envie de lui rendre visite, pour étudier, lui demander des trucs, des conseils. Il le faisait, mais surtout avec ses musiciens, et je ne faisais pas partie de son groupe. Il a dit à Al Foster : « You tell this little motherfucker that if he comes to my house, I would love him so much that he’ll think he is God or something. » Il pensait qu’il allait tellement m’aimer que j’allais me prendre pour Dieu, ou je ne sais quoi… Je ne suis donc jamais allé chez Miles ! » (À suivre.)