Noé Huchard et ses comparses, le contrebassiste Clément Daldosso et le batteur Donald Kontomanou ont subjugué le public du One More Time à Genève dans le cadre du festival JazzContreBand qui se déroule tout le mois d’octobre de part et d’autre de la frontière franco-suisse.
Hier, on n’avait que l’embarras du choix : au Parvis des Fiz à Passy, une duo réunissant les joueurs de oud et chanteurs Mohamed Abozekry et Ersoj Kasimov ; au Caves de Versoix, le trio du pianiste Gabriel Zufferey avec deux musiciens remarqués les années passées au tremplin du JazzContreband, le contrebassiste Yves Marcotte et le batteur Nathan Vandenbulcke ; au One More Time, le trio du pianiste Noé Huchard avec le contrebassiste Clément Daldosso et le batteur Donald Kontomanou. J’ai jeté mon dévolu sur ces derniers. Encore fragile en 2018, âgé de 19 ans, dans un répertoire solo, alternant avec Hervé Sellin son professeur au CNSM et sous l’œil sévèrement analytique de Martial Solal, le tout dans la maison de Claude Debussy à Saint-Germain-en-Laye, il m’avait semblé très prometteur. Depuis, il s’est incontestablement imposé sur la scène française.
One More Time est la vitrine de l’AGMJ (Association genevoise des musiciens de jazz) qui rassemble un public, pour partie de musiciens eux-mêmes, dont l’âge n’a d’égal que l’enthousiasme et l’érudition (je désigne ici le premier carré des membres les plus assidus rassemblés au premier rang, hélas représentatifs du public des scènes de jazz aux têtes de plus en plus chauves ou blanches, pour des musiciens de plus en plus jeunes et toujours plus aptes à actualiser de mille manières le message du jazz. Certes, au deuxième set de Noé Huchard, surpris par l’air de déjà entendu de Little Willie Leaps de Miles Davis et/ou John Lewis (la première séance de Miles en 1947 pour Savoy), ils s’accordent pour l’attribuer à Bud Powell. Mais ils n’étaient pas loin et j’ai moi-même hésité, le tempo plus vif que que celui de la version de Miles étant trompeur. Et Bud Powell en fit lui-même quelque chose de totalement powellien en 1953 au Club Kavakos de Washington avec Charles Mingus et Roy Haynes (le prodigieux “Inner Fire” paru en 1982 chez Elektra Musician). N’empêche que l’un de nos vétérans – ce “vétéran” dit sans ironie, je suis à quelques années près l’un des leurs –, m’a fredonné à la sortie du concert l’exposé de ce thème rare qui ne fait qu’une cinquantaines d’apparitions dans la discographie générale du jazz de Tom Lord, contre 300 pour Confirmation de Charlie Parker, 900 pour How High The Moon. Gobalement, ce public témoigne un enthousiasme à Noé Huchard plein d’à propos, notamment lorsqu’un autre vétéran y glisse une petite, très petite réserve à la sortie du concert : « un peu trop jamalien à mon goût ». Assez bien vu, j’avais pensé à Jarrett, sans les maniérismes, mais on sait que le Jamal de l’Alhambra et du Pershing est l’une des seules influences que le trio de Jarrett se reconnaisse. Aussi la réserve de notre interlocuteur met-elle le doigt mieux que je ne ferai moi-même sur l’une des qualités – moi, je n’en fais pas une réserve – du trio de Noé Huchard dans sa gestion de l’espace, du temps et de la forme.
L’Association publie son périodique Jazz-One More Time, au format identique au Bulletin du Hot Club de France, mais nettement plus dans le coup. Longs interviews de musiciens locaux (dans le numéro 420 septembre-octobre, le guitariste Christian Graf et Jean-Claude Rochat, pianiste et programmateur du Chorus de Lausanne qu’il a ouvert en 1988), actualités, news, chroniques de concerts et de disques… et ce mois-ci, Noé Huchard en couverture, plus, cerise sur le gâteau un portfolio de photos de la grande photographe Danny Ginoux (cette fois-ci des témoignages du séjour de David Murray et Craig Harris à La Havane en 2001 pour l’enregistrement du Latin Big Band “Now Is Another Time”).
Mais venons-en aux concerts hebdomadaires organisés le vendredi au Centre Artistique Adéléa de Genève, avec hier soir le trio annoncé plus haut. Dès la première longue suite enchainant deux compositions originales, Noé Huchard nous embarque dans son univers, avec un sens de l’économie, de l’espace, de l’architecture et du développement qui fait que l’on passe de l’un à l’autre morceau sans s’en apercevoir si l’on n’y prête pas attention, le pianiste pratiquant un art subtil du glissement, jouant de la fausse fin pour relancer une nouvelle phase ou introduire un solo de batterie ou de contrebasse que l’on n’attendait pas. Tandis qu’il sait se montrer économe de la main gauche, dans un art du comping contrôlé voire muet pour lâcher la bride à sa main droite, dans une interprétation pleine d’émotion de La Passionaria de Charlie Haden, il combine les deux mains dans une évocation de Bach. Il amène How High the Moon en contournant l’exposé – à moins que je n’ai succombé à une petite sieste qui m’est coutumière vers 21h30 – pour en ramener la mémoire dans ses harmonies jusqu’à l’exposé conclusif, et ce sera l’occasion pour ses comparses de jouer à fond la carte du classicisme et du swing-walking-chabada, solo de batterie mesuré, avec cette petite touche postmoderne qui tient notamment à la connaissance encyclopédique de l’histoire de la batterie de Donald Kontomanou.
Nous en parlons à l’entracte, je lui cite Jo Jones et Roy Haynes qui me paraissent deux bornes évidentes de son jeu, et il me cite Charlie Johnson des Versatile Four ! Orchestre de ragtime new-yorkais issu du Clef Club de James Reese Europe, et qui s’installa à Londres en 1915. Il me dit le plaisir qu’il a de jouer évidemment avec Noé, mais aussi avec Clément Daldosso, en qui il trouve un complice parfait avec cet enracinement dans l’histoire au sens large, passant de la stricte walking bass, à un jeu plus “en l’air”, mais avec toujours une belle profondeur. C’est dire que tous deux participent de cette architecture que j’évoquais ci-dessus à propos du jeu de piano. Le premier set se termine sur un hommage du pianiste à Eric Dolphy où la main droite peut exprimer toute sa faconde.
Deuxième set (celui où sera joué Little Willie Leaps : j’ai cessé de prendre des notes pour me consacrer à mon seul plaisir. Demain, je filerai au Chorus pour assister à la finale du 2ème Concours international de piano du Chorus (inspiré du Concours Martial Solal qui en est le président d’honneur et dont Noé Huchard remporta la première édition l’an passé). Puis en soirée, je rejoindrai le JazzContreBand à Ferney où Dan Tepfer est attendu à la Comédie. Franck Bergerot