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Publié le 30 Jan 2025

RHODA SCOTT, Hammond & merveilles

Avant son concert événement pour présenter le programme de “Ladies & Gentlemen” au Théâtre du Châtelet le 7 février, voici la première partie du grand entretien que la plus francophile des organistes de jazz afro-américaines avait accordé à Jazz Magazine fin 2021.

par Stéphane Ollivier / photo : Alexandre Lacombe

Jazz Magazine Vous êtes née à Dorothy dans une famille très religieuse puisque votre père était pasteur itinérant. Vous souvenez vous de ce que c’était qu’être une petite fille afroaméricaine dans l’Amérique des années 1940 et 1950 ?

Rhoda Scott Je m’en souviens très bien, d’autant plus que ma famille était très atypique en ce temps-là, puisque ma mère était blanche ! Ç’était l’époque de la ségrégation, et en tant que métis nous étions catégorisés comme gens de couleur. Mais avec mes frères et sœurs nous avons été confrontés toute notre enfance à des questionnements et des attitudes sinon hostiles, au moins méfiantes de la part de nos camarades de classe chaque fois que nous intégrions une nouvelle école, au gré des déplacements de mon père. Ça finissait bien sûr par rentrer dans l’ordre, mais j’ai toujours eu à faire avec cette différence, d’autant plus compliquée pour moi à comprendre que ma mère avait l’habitude de dire qu’elle était devenue noire à compter du jour de son mariage…

Quel était le rapport à la musique de vos parents ?

Ils étaient tombés amoureux autour d’un piano, et il y en a toujours eu un à la maison. Ma mère, d’origine allemande, avait joué à l’adolescence dans des restaurants typiques des airs populaires traditionnels, et elle continuait d’être très intéressée par ce genre de musique. Mais pour l’essentiel, elle jouait à l’église des hymnes et des spirituals. La légende familiale dit qu’elle avait l’habitude

de me prendre sur ses genoux quand elle jouait à l’église et que, rentrée à la maison, je retranscrivais d’oreille les airs que j’avais entendus. En vérité, je ne m’en souviens pas… Mon père, lui, rêvait de jouer le Prélude en do dièse mineur de Rachmaninov, et il pestait continuellement car il n’avait ni le temps ni la technique pour le faire. Ce n’en était pas moins un musicien fort honorable.

Est-ce que vous vous souvenez de vos premiers émois musicaux ?

Pas vraiment. On écoutait ce qui passait à la radio, du jazz, du rhythm’n’blues, les premiers grands succès de Ray Charles, et j’ai vite pris l’habitude de jouer ça d’oreille au piano. Ce dont je me souviens très bien en revanche, c’est le jour où tout d’un coup j’ai su déchiffrer une partition. Je m’étais plongé dans un des recueils de cantique de ma mère et, d’une minute à l’autre, ç’a été comme une révélation, j’ai compris le système des clés et la disposition des notes sur la portée, comme si, soudain, tout un monde s’ouvrait à moi. A partir de cet instant j’ai passé mon temps à déchiffrer toutes les partitions qui me passaient sous la main avec une sorte de frénésie. Mais je regrette encore aujourd’hui de n’avoir pas eu de professeur qui m’ait enseigné les rudiments du solfège.

Comment et quand l’orgue Hammond arrive-t-il dans votre vie ?

J’ai eu la chance que mon père soit envoyé dans une église qui venait tout juste d’acquérir un orgue Hammond, qui peu ou prou est du même type que celui dont je joue encore aujourd’hui. J’ai tout de suite été attirée, et comme on habitait le presbytère qui jouxtait l’église, je ne cessais de demander à mon père l’autorisation d’aller explorer l’instrument. Je devais être très persuasive, car il m’a laissée faire. Je me suis mise à tourner autour de l’orgue des journées entières en essayant de le mettre en marche, ce qui est très difficile, et j’ai déjà mis beaucoup de temps à le lancer avant de commencer à expérimenter le système très complexe de tirettes et de pédalier. J’ai persévéré, et peu à peu j’ai compris ce qu’il fallait faire pour en tirer des sons. J’avais environ 8 ans, et c’est devenu une passion. Quand on me cherchait, on savait qu’on me trouverait dans l’église en train de batailler avec l’orgue Hammond ! J’y ai passé des heures pendant les quatre années où nous sommes restés dans cette paroisse. Lorsque nous sommes partis, j’avais déjà commencé à accompagner le culte lors de l’office.

Vous vous initiez donc à l’orgue en autodidacte en apprenant seule à déchiffrer les partitions. Y-a-t-il un moment où vous commencez à bénéficier d’un enseignement un peu plus académique de la musique ?
Vers l’âge de 12, 13 ans j’ai fréquenté un pensionnat où un professeur de musique m’a repérée et offert le rôle de répétiteur au piano, pour accompagner la chorale. Lorsque ma mère est morte, je suis retournée dans ma famille et je suis entrée dans un lycée mixte, où j’ai continué de tenir cette fonction dans la classe de musique, ce qui m’a permis de gagner une bourse de 400 dollars pour aller étudier au Conservatoire. C’est comme ça qu’à 16 ans je suis entrée au Westminster Choir College, à Princeton. Je désirais apprendre le piano mais les places étaient comptées, et je me suis retrouvée directement dans la classe d’orgue. Là, j’ai découvert les pièces pour orgue de Jean-Sébastien Bach, et je me suis formée aux rudiments de la musique classique.

Vous continuiez parallèlement à jouer de l’orgue à l’église ?

Absolument. Mon père tenait beaucoup à ce que je joue dans son église. Il disait toujours : « Si ma fille pouvait jouer tous les dimanches dans mon église je serais assuré de la voir bourrée à craquer ! » C’était mon premier supporter ! Par ailleurs je continuais également à jouer de la musique populaire. Le lycée était mixte, mais les pressions communautaires étaient fortes, il y avait le plus souvent les Noirs d’un côté et les Blancs de l’autre. La seule chose qui nous réunissait, c’était l’amour pour la musique et le goût de la danse. Très souvent, je me mettais au piano pour jouer les airs à la mode qui passaient à la radio, Fats Domino, Ray Charles, Louis Prima – c’était la façon que l’on avait trouvé pour nous mélanger.

C’est à ce moment que vous commencez de penser que vous pourriez faire de la musique votre métier ?

Non, la musique était une chose tellement naturelle pour moi que je n’avais aucune ambition professionnelle la concernant. Je voulais

être infirmière ou écrivain à cette époque.

Et quand est-ce que ça bascule dans votre esprit ?

Ça n’a jamais basculé. Peut-être que je vais finir par devenir infirmière un jour… Ce qui s’est passé, c’est qu’après deux années passées au Westminster College, j’ai dû abandonner l’école faute de financement. Mon père, qui était pasteur le week-end, travaillait la semaine chez DuPont de Nemours, mais comme nous étions sept enfants dans la famille, nous avions des problèmes d’argent. J’ai arrêté mes études et commencé à travailler comme assistante comptable dans une petite maison de couture. Je continuais quand même à jouer le week-end à l’église, et dans la chorale il y avait un jeune homme qui jouait aussi de la batterie. Un dimanche, après le culte, il m’a téléphoné et proposé de tenir le piano dans son groupe. Je ne savais pas quel type de musique ils jouaient, mais je suis allée voir, et je me suis rendu compte que je connaissais tous les morceaux de leur répertoire, et que ce n’était pas bien difficile pour moi de jouer dans ce contexte. J’ai accepté leur proposition d’entrer dans le groupe, mais à condition de jouer de l’orgue plutôt que du piano. Ils ont accepté et m’ont acheté un petit orgue, et c’est comme ça que j’ai commencé à me produire en public, chaque fin de semaine en étant rémunérée. Je me souviens que je gagnais 31,98 dollars par semaine dans mon travail de comptable, et que toutes les fins de semaines, je touchais 12 dollars par soir grâce à ce gig. Le choix a été vite fait, et j’ai opté pour la musique.

Réservez ici pour Rhoda Scott Ladies & Gentlmen au Théâtre du Châtelet le 7 février (avec Sophie Alour, Lisa Cat-Berro, Julie Saury, David Linx, Emmanuel Pi Djob et Hugh Coltman dans le cadre du festival Le Châtelet fait son jazz.

La suite du grand entretien de Rhoda Scott par Stéphane Ollivier à découvrir dans notre n°744 !