Roy Hargrove, la voix Royale

Bonus de la Story Roy Hargrove de notre n°780 : au milieu des années 2000, tandis que RH Factor enthousiasmait les foules, Roy Hargrove avait accepté de le jeu du blindfold test pour Jazz Magazine et s’était livré comme rarement : Miles Davis, Donald Byrd, Prince et Q-Tip étaient notamment dans le radio-cassette…
Par Fred Goaty / photo : Anna Yatskevich
Paris, 2004, extérieur jour, début d’après-midi au Holiday Inn de la Porte de La Villette : une terrasse ensoleillée, le ghetto blaster vintage (un Sharp de 1982) posé sur la table. Cassette neuve, piles neuves. On attend Roy Hargrove. Larry Clothier, le manager de Roy Hargrove, nous passe un coup de fil : « Il est au courant, il descend dans cinq minutes, good luck… » Ah, le voilà. « Nice to see you, how you doin’, etc. » On l’invite à s’asseoir. « Mademoiselle, un café et un… Roy ? – Hmm, un oranndjina please » Notre trompettiste qui a nonchalamment posé son biniou par terre, n’a pas l’air franchement ravi à l’idée de passer à la question. On lui explique : un blindfold test sur mesure, pas de pièges, il va adorer. On appuie sur play : le groove s’installe, Donald Byrd commence de souffler, le visage de Roy s’illumine. C’est parti. Vive la musique. Cette rencontre, ou s’en souvient comme si c’était hier.

DONALD BYRD
Flight Time
Extrait de “Black Byrd” (Blue Note, 1973)
Donald Byrd ! Quand j’étais gamin, je connaissais les Blackbyrds [groupe créé en 1974 par Donald Byrd, composé quasi exclusivement d’élèves de la célèbre Howard University de Washington, et dont il n’était que le producteur, NDLR] et j’adorais leur tube, Walking In Rhythm [Extrait de “Flying Stan », Fantasy, 1974]. Plus vieux, j’ai commencé à mieux connaître la musique de Donald, que j’ai eu comme professeur à la New School de New York. Là, j’ai vraiment découvert tous ses disques, les Blue Note, etc. Celui-ci l’a rendu très populaire. Byrd, et surtout les Blackbyrds, étaient des favoris des discothèques. Donald a ouvert une brèche pour d’autres trompettistes, comme Freddie Hubbard, qui ont commencé à enregistrer des choses plus… “contemporaines”. À l’époque, pour la plupart des gens, le jazz n’évoluait plus, beaucoup d’artistes ont cherché à se rapprocher du public jeune. Je ne sais pas si aujourd’hui il se passe exactement la même chose… Il est vrai que le jazz, dans sa forme la plus pure, acoustique, straight ahead, ne bénéficie pas d’un grand support des maisons de disques, et d’un autre côté, les gens issus du hip-hop et du r&b ne se sentent guère attirés par cette musique. Avec les deux premiers disques du RH Factor [“HardGroove”, 2003 et “Strenght”, 2004], j’essaye de rapprocher ces mondes qui, malgré tout, sont encore assez éloignés. J’espère que ce projet va ouvrir des portes, faire en sorte que plus de jazzmen collaborent avec des artistes mainstream. De mon côté, je n’ai pas de plan précis, mais je continue de jouer aussi bien en formation acoustique qu’avec le RH Factor, un style de groupe qu’il n’est pas facile de faire tourner aujourd’hui, pour des raisons économiques surtout. En France, il marche bien, nettement mieux qu’aux Etats-Unis. Là-bas, le RH Factor est une rumeur : on sait que ça existe, mais les gens du jazz ne veulent rien lâcher ! Pourtant, quand on prend la peine d’écouter, les réactions sont très positives, du genre « Pfff, je ne savais pas que tu pouvais jouer ce genre de truc… » Si la musique de Donald Byrd a une influence sur moi ? Oui! En tant que trompettiste, son phrasé, son langage harmonique, m’ont marqué. Même aujourd’hui il compte encore beaucoup pour moi. Je me souviens qu’à la New School, en cours d’improvisation, il jouait des trucs fantastiques, puis se tournait vers moi en me faisant un petit signe… Ouah ! Être ne serait-ce qu’à côté d’un tel musicien vous fait prendre conscience du poids de l’histoire, de la nécessité de l’enseignement. Impossible de ne pas être influencé par quelqu’un comme Donald Byrd. Même les artistes hip-hop sont influencés par lui – ses Blackbyrds ont été énormément samplés. Quand le rappeur Guru et Jazzmatazz tournaient en Europe, j’y étais aussi, et je les ai souvent entendus, et Donald jouait avec eux !

Q-TIP
Abstractionism
Extrait de “Kamaal The Abstract” (Jive, 2002/2009)
Ç’a l’air récent … [Dès que le rap commence.] Tip ! C’est nouveau ? C’est son fameux disque inédit ? Je ne l’ai jamais entendu. [“Kamaal The Abstract”, enregistré au début des années 2000, est longtemps resté inédit pour cause de mésentente entre Q-Tip et sa maison de disque, puis il a fini par sortir officiellement en 2009, NDR] J’ai eu quelques soucis dès l’instant où j’ai décidé de me lancer dans l’aventure RH Factor, du même style que ceux que Tip a dû avoir. .. Il m’a fallu trois ans pour arriver à mes fins, faire vivre le RH Factor. J’ai une théorie à ce sujet : si vous évoluez dans un environnement jazz, vous êtes entouré de gens du jazz [il insiste sur le terme “jazz people”] qui, pour la plupart, pensent avoir autorité sur tout dès qu’il s’agit de musique. Si vous proposez à un directeur artistique de faire quelque chose qui n’est pas vraiment “jazz”, il va essayer d’influencer chacune de vos décisions. Cela dit, même les musiciens, surtout de jazz, abusent parfois de cette autorité, pensent avoir systématiquement raison. Quand j’ai commencé de travailler sur le projet RH Factor, on n’a pas cessé de me donner des conseils : « Pourquoi n’essaies-tu pas ceci, cela, tel rappeur, tel producteur ? » Tout le monde avait une idée ! Le message était clair : « On te donne notre argent, donc il faut que tu acceptes nos idées ! » Le problème, c’est que tout le monde compte. Si vous n’êtes pas Kanye West ou les Neptunes, le scepticisme grandit vite… Quelle erreur ! Ils ne me connaissent pas : je suis un véritable homme orchestre, je n’ai pas besoin de tous ces musiciens, ces producteurs, j’aurais pu faire “HardGroove” tout seul ! Pendant les séances, le leitmotiv était : « Mais que fait donc Roy? » Heureusement, malgré les suggestions du genre « pourquoi ne laisserais-tu pas mon fils mixer ce morceau? » – quel foutoir c’était parfois… –, j’ai finalement pu imposer 90 % de mes idées de départ. Ceux qui décident ont toujours peur. Peur du mot “jazz”, peur de ne pas vendre. Pour revenir à Q-Tip, je suis certain qu’il lui est arrivé la même chose, comme à Meshell Ndegéocello. Il y a une force bizarre qui empêche les artistes de changer, d’expérimenter, « jouez le répertoire, les bon vieux classiques ! ». Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas de formule pour faire un disque à succès. C’est dans l’air, il faut que les artistes soient en phase avec les besoins des gens, c’est tout. Seulement, on ne sait jamais vraiment ce dont les gens ont besoin, ou envie. Ça change toutes les saisons. [En aparté.] Vous pourrez me faire une copie du disque de Q- Tip ?

MILES DAVIS
High Speed Chase
Extrait de “Doo-Bop” (Warner Brothers, 1992)
Miles, “Doo-Bop”, produit par Easy Mo-Bee ! [Éclats de rire.] Sur ce disque, Miles est dans une forme incroyable, son jeu est au top. Ses lignes sont claires, puissantes. À mon avis, c’est son meilleur disque de la dernière période, après son retour. Quel que soit le style qu’il abordait, Miles restait Miles, qu’il déroule sa musique sur telle ou telle couverture, qu’importe : son style dépassait tout. À mes yeux – et mes oreilles – Miles ne pouvait JAMAIS se tromper. Ce disque est l’un de mes favoris !

STEVE COLEMAN
No Conscience
Extrait de “Rhythm People” (RCA Novus, 1990)
[Immédiatement.] Steve Coleman! J’ai joué plusieurs fois avec lui, ce qui revient à étudier autant qu’à jouer – Steve est un penseur, un mec profond, très intelligent. Il m’a transmis énormément. Son approche de la musique, du jeu… Il est très influencé par John Coltrane et par la rue. Il joue sur “HardGroove” ! En fait, il passait par là et savait que je travaillais sur un projet spécial…

MESHELL NDEGEOCELLO
Jabril
Extrait de “Cookie : The Anthropological Mixtape” (Maverick, 2002)
Ça, c’est un accord de Meshell, c’est typique ! Elle joue sur “HardGroove” aussi. Sa personnalité est profonde et… complexe. Elle a un cœur gros comme ça, et quelle bassiste ! Si funky… Elle a son truc à elle, définitivement. Je sais que ses récents concerts ont un peu semé le trouble, les gens sont désorientés, attendent qu’elle chante… Vous savez, le public – américain en particulier – espère toujours quelque chose de précis, il s’enthousiasme d’abord pour ce qui lui est familier, genre : « Ok, c’est sympa, mais vous ne pourriez pas jouer plutôt ma chanson préférée? » Tout le monde attend sa chanson, et si vous la jouez, c’est bon, tout le reste passe. Si vous ne la jouez pas, les problèmes commencent. De moi ? Non, le public n’attend pas un morceau spécial. Parfois, les gens me disent qu’ils sont surpris, mais qu’ils ont aimé quand même. Régulièrement, on me demande tout de même de jouer des extraits de mon album latin jazz, “Habana”. Mais mon groupe actuel ne connaît pas ce répertoire.

PRINCE
2 Nigs United 4 West Compton
Extrait de “The Black Album” (Warner Brothers, 1988)
Je ne connais pas … [Un peu déçu de ne pas reconnaître immédiatement, mais dès que le tempo s’emballe…] Prince ! Pas de doute, c’est le son de Minneapolis, cette énergie, cette pulsation unique. J’ai rencontré Prince deux fois. En 2001, à Montréal, il donnait un concert spécial. J’étais en coulisse, et son saxophoniste était Najee, qui m’avait vu et n’arrêtait pas de me dire « Viens, viens ! » Je suis finalement monté et j’ai joué environ… huit mesures ! Certes, ce n’était pas un concert de jazz… Najee s’est approché de moi : « Hmm, je crois qu’il va jouer un morceau sans cuivres maintenant, allons-nous en… » Le plus drôle, c’est qu’après le concert Najee m’a dit : « Prince te cherchait partout … » La deuxième fois, c’était à l’Apollo de Harlem [le 24 juin 2003, NDR]. J’y jouais avec mon groupe et, ce soir-là, Maceo Parkerpartageait l’affiche avec nous. Prince était là, il s’est montré lors du concert de Maceo : il a juste traversé la scène en faisant semblant de jouer avec le sax de Maceo… Un peu plus tard, en coulisse, je l’ai croisé dans un escalier. J’osais à peine le regarder… Je suis un grand fan ! Son œuvre est immense ! Il joue de tous les instruments, il chante, ça m’impressionne. Prince a été l’un des premiers, à la fin des années 1970, à imposer ça : enregistrer seul, tout faire soi-même. Et il n’a jamais cessé de s’améliorer. Mais il n’y a pas que ça, c’est aussi une icône de l’entertainment. Il a fait des films … Bon, côté look, il a une étrange notion de la mode, mais ça ne fait rien, c’est un être unique, original, il est comme Bird vous voyez ? C’est un révolutionnaire. Et je suis sidéré qu’il soit aussi actif après tant d’années. Ce business peut vous rendre si négatif, affecter la musique que vous faites… Mon ami D’Angelo, par exemple, traverse une période difficile. On n’entend plus beaucoup parler de lui parce qu’ils lui ont fait beaucoup de mal, ils ont mis trop de sunlights sur lui ! D’Angelo est l’un des rares artistes de notre génération capable d’imposer sa vision musicienne sans sombrer dans la hypeou le glamour. Lui aussi sait jouer de tous les instruments et tout chanter. Je peux vous assurer que toutes ces paillettes l’ont vraiment dégoûté. Résultat, il s’est dit : « Je m’en fous, à plus tard … » Je le connais bien, il est capable de monter sur scène avec moi quand je joue du jazz – il l’a fait, aux claviers. Je sais qu’il travaille énormément, mais je crois que rien ne va sortir dans un futur proche. A l’époque de l’album “Voodoo” et de la tournée qui a suivi [Hargrove faisait alors partie du groupe de D’Angelo, avec notamment Frank Lacy au trombone et Jef Lee Johnson à la guitare],il avait ce look beau gosse, torse nu, la maison de disques a mis la pression : « Va donc au club de gym faire de la muscu… » Ça l’a perturbé, tous ces gens qui tournaient autour de lui. Ce n’était pas vraiment lui tout ce cirque, cette vidéo … [Il fait allusion à celle de How Does It Feeloù il chante en plan fixe, torse nu.] Sur scène, les filles hurlaient : « D’Angelooo, déshabille-toi! » Et lui répondait : « Naaan, moi je veux jouer, ok ? Vous n’avez qu’à vous déshabiller d’abord ! » Son approche musicale m’a influencé : j’ai utilisé le même studio – l’Electric Lady, à New York –, le même ingénieur du son, Russell Elevado, qui travaillait en même temps avec The Roots, et parfois les mêmes instruments – mon batteur jouait sur la batterie d’Ahmir Thompson, qui joue sur “Voodoo”. Nous avons grandi en écoutant à peu près la même musique…. •
Repères
1969 Naissance le 16 octobre à Waco au Texas.
1987 Rencontre avec Wynton Marsalis. Premières tournée. Enregistre avec le all stars du trompettiste Don Slicker.
1990 Premier album, “Diamond In The Rough”(RCA Novus).
1991 Jamme avec Sonny Rollins au Carnegie Hall de New York.
1994 Johnny Griffin et Joe Henderson jouent sur “With The Tenor Of Our Time”.
1995 “Paker’s Mood” (Verve) en trio avec Stephen Scott (piano) et Christian McBride (contrebasse).
1996 Enregistre avec Oscar Peterson.
1997 Frank Lacy (trombone), Gary Bartz (saxophone alto), Chucho Valdes (piano)… : on les retrouve sur “Habana” (Verve), enregistré avec son groupe Crisol.
2000 Participe à “Voodoo” de D’Angelo et “Like Water For Chocolate” de Common.
2002 Tournée mondiale avec Herbie Hancock et Michael Brecker.
2003 Premier album du RH Factor, “HardGroove” (Verve).
2006 Deuxième album du RH Factor, “Distractions” (Verve).
2009 “Emergence” (EmArcy), en big band avec Gerald Clayton (piano), Ambrose Akinmusire (trompette)….
2018 Ultime apparition phonographique dans “Moments Preserved” (Impulse !) du pianiste Sullivan Fortner. Il meurt le 3 novembre à New York.