Concert
Publié le 29 Mar 2024

En Odeia, il pleut des cordes

Concert “mais pas que”, en marge de la marge, et pourtant le patronyme de Birgé devrait vous dire quelque chose tout comme la guitare et le violoncelle de Karsten Hochapfel. Les trois heures de train qui me ramènent de Lorient à la Bretagne seront l’occasion d’en dire deux mots.

Birgé, Jean-Jacques, le père… un inclassable, ou alors dans la case Un Drame musicale instantané, du nom du groupe où il s’est fait connaître il y a une quarantaine d’années avec Bernard Vitet et Francis Gorgé, également inclassable. Si elle me pardonne cette injure de la présenter ainsi (qui plus est en négligeant le legs, peut-être plus décisif encore, d’une mère, l’accordéoniste et chanteuse Michèle Buirette à la discographie tout aussi atypique), Elsa Birgé a gardé de cet héritage le goût de l’inclassable, quoique sa prestation me ramène à un certain genre de concert que je fréquentais il y a une cinquantaine d’années dans les folk clubs où un même groupe pouvait passer d’un folklore (on évitait le mot, trop connoté) à l’autre tout en y apposant une patte bien à soi qui, chez les meilleurs d’entre eux, faisait cohérence.

C’était il y a déjà une semaine, en la salle Lein Roch de Kergrist-Moëlou, petite commune au nord de Rostrenen, Centre Bretagne, dans le cadre des programmations de la Grande Boutique “Le Plancher”. La cohérence tient déjà à la nouvelle thématique que s’est donnée Odeia, le groupe réuni autour d’Elsa Birgé : “Il Pleut”, ce qui en ce début de printemps en Bretagne est une rude réalité, mais ce sont les larmes que célèbre Odeia, larmes de rire ou de douleur. À quoi s’ajoute la dimension d’un rhume carabiné qui affecte Elsa Birgé la chanteuse. Ses yeux pleurent, elle se mouche, elle éternue, sa voix s’égosille, mais elle affronte l’épreuve avec courage et un bel humour partagé avec ses musiciens. Et le métier dont elle fait preuve la sauve de tout embarras, qu’elle chante Dowland, Scarlatti, le rebetiko, des mélodies du Centre de la France et Robert Waytt (le poignant Alifie en rappel). 

Mes folk clubs d’antan ! Le violon de Lucien Alfonso m’y fait songer, ses improvisations n’ont rien de jazz et s’il a le démanché facile, la tenue de l’archet à quelque chose de l’art du violoneux. Les anglophones le qualifieraient de fiddler, même si le vocabulaire d’Alfonso est large. Qu’il joue ou qu’il plaisante avec le public ou avec ses compères, je ne suis pas surpris d’apprendre qu’il a beaucoup appris de Jean-François Vrod, spécialiste du violon du Massif Central et conteur, traditions dont on pourrait dire, au choix, qu’il en est le Frank Zappa (celui satirique de “Billy the Mountain”) ou le Roland Dubillard. C’est dire que c’est à grand regret que je me trouvais empêché d’assister au concert qu’il donnait une semaine auparavant avec ses complices de la Soustraction des fleurs (le percussionniste Sylvain Lemêtre et le violoniste Frédéric Aurier) à l’Atelier du Plateau, hélas déjà pris d’assaut lorsque j’avais voulu réservé. Et c’est sans étonnement de ma part que Vrod est présenté comme l’un des deux arrangeurs de ce programme Il Pleut. Et nous fermons là ce qui semblait être une digression mais n’était qu’une parenthèse.

L’autre arrangeur, très complémentaire, étant Karl Naegelen, compositeur naviguant entre musiques “contemporaines”, musiques improvisées “intra-européennes” et traditions “extra-européennes”. Ses partitions ont les faveurs du Quatuor Bela (dont Aurier cité ci-dessus et l’un des deux violons), du Quatuor Umlaut (encore des cordes), de l’Onceim (il y pleut des cordes), de Tomas Gouband et Sylvain Darrifourcq, des Percussions de Strasbourg… j’en vois déjà qui sortent… n’ayez pas peur ! Karl Naegelen traite ces musiques à pleurer que lui confie Elsa Birgé avec un grande délicatesse, et met en valeur les talents des deux autres musiciens que l’on n’a pas encore cités :

Yves Le Jeune, contrebassiste passé par les bœufs parisiens du Studio des Islettes avec Sunny Murray, les masterclass de Jean-François Jenny-Clark et Ron Carter, et le Berklee College of Music, dont il a surtout retenu une aptitude au vagabondage esthétique ; Karsten Hochapfel déjà très remarqué sur les scènes françaises, de Naissam Jalal à Louis Jallu en passant par Le Bestiaire de Matthieu Donarier, est quant à lui aussi à l’aise sur la guitare que sur le violoncelle, dans les voltiges du jazz que dans les flâneries entre baroque, hard rock et “trad”. Vous avez dit “mais pas que” ? Franck Bergerot