Avril 1955 : dans le n° 5 de Jazz Magazine, Daniel Filipacchi soumet Dizzy Gillespie à un blindfold test. Trente-six ans plus tard, à l’écoute des mêmes disques et au micro de Fred Goaty, le trompettiste avait accepté d’être à nouveau sur la sellette.

Dizzy Gillespie, Daniel Filipacchi et Nelson Williams

Miles Davis : “Four”. 

Avec Horace Silver (piano), Percy Heath (contrebasse), Art Blakey (batterie). 1954.

Les réponses de Dizzy en 1955
Cela me plaît. Mais je ne peux pas dire que j’ai entendu quelque chose de nouveau. Cela ne m’apporte rien de neuf, cela ne m’apprend rien. Clifford [Brown] a fait d’autres disques, qui sont beaucoup plus nouveaux, plus “frais”.
Daniel Filipacchi Vous pensez que c’est Clifford Brown qui joue dans ce disque ?
Dizzy Gillespie Oui, pourquoi ? Ça n’est pas lui ? Si ce n’est pas lui, c’est Miles Davis. Mais je ne reconnais pas bien le style de Miles. Cela ne ressemble pas à ce qu’il fait d’habitude. C’est étrange… Ce disque… Mais il faut dire que le jazz est tellement imprévisible. Par exemple, vous allez faire un enregistrement. Vous pouvez être dans un “mauvais jour”. Je crois d’ailleurs que c’était le cas de Miles le jour où il fit ce disque ; car la plupart de ses disques sont très bons mais celui-là est un des plus mauvais. Il devait être malade… En plus c’est difficile de juger un musicien en écoutant un seul disque. Quelquefois quand on joue, on est vraiment inspiré… Mais on n’est jamais inspiré quand on enregistre. C’est impossible en studio. Cela, je le sais vraiment, je ne me rappelle pas un seul disque où j’étais vraiment au sommet de ma forme. Quand j’entends un de mes disques je me dis presque toujours : « Je croyais avoir joué beaucoup mieux… ». Je suis sûr que je joue beaucoup mieux que dans mes disques.

Les réponses de Dizzy en 1991
Chet Baker ! Cette façon de jouer, din-din-din, dindindindin… Cette manière d’articuler… Il y a plusieurs types qui jouent comme ça. Ça sonne comme Chet Baker, mais ça pourrait être Miles… Plutôt Chet tout de même. C’est Miles ? Tiens, ça me fait penser à ce disque que j’ai fait en mille neuf cent nanana…
– Pardon ?
– ..trente-neuf je crois. Il y avait Benny Carter, Chu Berry, Ben Webster et Coleman Hawkins. Il y avait Charlie Christian, Milt Hinton, et… Lionel Hampton, puisque c’était sa séance. Un vrai parcours de la peur, pour moi. Nous avons joué Hot Mallets, et il est arrivé exactement la même chose qu’ici : Roy Eldridge, en entendant mon solo, pensait que c’était lui qui jouait. Il a même parié dix dollars, et il a perdu ! C’était avant ma rencontre avec Charlie Parker, qui a tout changé. Il n’est donc pas difficile d’imiter quelqu’un qu’on aime et dont on écoute beaucoup les disques.

Fats Navarro : “Move”
Avec Don Lanphere (sax ténor), Linton Garner (piano), Jimmy Johnson (contrebasse), Max Roach (batterie). 1948.

Dizzy en 1955
Est-ce Fats Navarro et McKinley Dorham ? Très bons trompettistes. Je dois dire que quand j’entends un trompettiste qui joue un morceau de la même façon que moi… C’est très difficile de juger quelque chose qu’on a joué soi-même. Le riff et certaines phrases sont à moi. Donc, comment pourrais-je dire qu’il est bon ? Cela voudrait dire que je suis bon… Je me rends parfaitement compte des possibilités de la trompette et je sais que personne n’a joué de cet instrument d’une façon parfaite. Les limites, s’il y en a, ne sont pas encore atteintes. Maintenant, pour apprécier, ce n’est que quand quelqu’un joue comme vous que vous pouvez dire que c’est un bon trompettiste, que vous l’aimez. Évidemment, parce que si vous n’aimez pas ce style, vous ne jouez pas comme ça. Et si vous aimez mieux un autre style, eh bien vous essayez de jouer dans ce style… Il y a très peu de batteurs que je peux reconnaître en disque… Tout ça parce qu’il y a si peu de batteurs qui ont un style qui les distingue des autres… D’ailleurs c’est la même chose pour tous les instruments. C’est parce qu’il y a trop d’imitateurs. Dès qu’un type invente quelque chose, c’est immédiatement repris par des tas d’autres, et après vous ne pouvez plus vous y reconnaître. Maintenant pour la batterie… je pense qu’un batteur doit avoir avant tout son propre tempo. La seule chose qu’on ne peut pas voler à un batteur, c’est la qualité de son tempo… comme Chano Pozo… Quand je commence à jouer et que le batteur donne le tempo, je reconnais s’il est bon ou mauvais, c’est tout ce que je peux reconnaître. J’ai une batterie dans la tête quand je joue. Mais quand un batteur commence, c’est sacré. Il doit avoir raison…

Dizzy en 1991
Fats Navarro. Très propre. Qui est ce saxophoniste ? [Après avoir été informé.] À la batterie, c’est Max [Roach] ? Il ne s’était pas encore développé, il était jeune. Mais il a joué avec moi, quand était-ce déjà ? En 1944 à l’Onyx, avec Oscar Pettiford et George Wallington. A l’époque, il jouait de manière très classique. Plus swing que bebop. Quant à Fats Navarro : aussi propre qu’une tripe bien lavée. Vraiment très très très propre. Chaque note est propre, propre, propre.
– Vous étiez rivaux ?
– Dans sa tête peut-être, pas dans la mienne. Fats ne connaissait pas autant de musique que moi. Il jouait tous mes plans. Ce que j’avais fait avec Roy Eldridge, Fats l’a fait avec moi.

Le blindfold test de 1955 avait paru dans notre n°5 daté avril 1955.



Chet Baker : “Stella By Starlight”.

Avec Bob Brookmeyer (trombone), Bud Shank (sax baryton), Russ Freeman (piano), Carson Smith (contrebasse), Shelly Manne (batterie). 1954.

Dizzy en 1955
La plupart de ces jeunes modernes, comme ce type, Chet Baker, ont un très bon sens de l’harmonie, mais pour ce qui est du rythme… Voyez-vous, je crois que Chet Baker en particulier sacrifie le rythme à l’harmonie. Il est obsédé par l’harmonie… Ses pensées rythmiques ne sont pas assez suivies, nettes et précises. J’aime mieux sa façon de jouer les ballades… Sur tempo rapide, il ne s’occupe pas du rythme. Il le délaisse et alors il se gourre… Voyez-vous, pour jouer des tempos rapides, on doit d’abord se fixer sur un certain rythme et ne pas l’oublier, y penser tout le temps plutôt que de penser aux harmonies. En jouant, on improvise autour des harmonies, on les embellit… Mais cela doit venir naturellement. Il ne faut pas que cela soit au détriment du swing. Si vous oubliez cela, vous oubliez l’élément fondamental du jazz. Parce que la chose la plus importante dans le jazz, c’est le swing… Tout le monde sait cela. On peut même jouer une seule note et la faire sonner” si bien, la faire “swinguer” si bien que tout votre être en est ému… Rien qu’une seule note… A côté de ça, vous pouvez faire toutes les triples croches que vous voulez, s’il n’y a pas de swing, cela n’a aucun sens… c’est zéro.

Dizzy en 1991
Lui, je l’ai reconnu avant même que le thème ne commence. C’est… Un disque de Monk à ses débuts ? Clark Terry ? Le baryton, c’est Mulligan ? Non, je les ai tous ratés.
– C’est Chet Baker.
– Ah oui ? Et les autres ? [Après avoir été informé.] Que des gens venant d’une autre partie du pays.
– Vous connaissiez Chet Baker…
– Oui, bien sûr. C’est un soldat de Miles Davis.

Kenny Dorham : “I’ll Take Romance
Avec Sonny Rollins (sax ténor), Billy Wallace (piano), George Morrow (contrebasse), Max Roach (batterie). 1957.

Dizzy en 1955
Ah ! tous les autres musiciens… ils auraient bien mieux fait de ne pas être là. Miles aurait dû jouer tout seul. Il était très gêné par le piano… il est merveilleux. J’adore ça. Cette façon de jouer et puis d’arrêter, et puis de jouer et puis d’arrêter… Naturellement, nous le faisons tous. Mais quand j’entends Miles, je peux sentir ce qu’il veut faire… et il peut faire la même chose lorsqu’il m’entend jouer, je veux dire… deviner mes intentions. C’est l’idée de départ qui compte, qui fait la continuité, qui prouve ce qu’on est capable de faire, d’exprimer… Et vous voyez, Miles est capable de lier ses idées les unes aux autres… Par exemple, il essaie une idée… Si ça ne va pas, il arrête, en cherche une autre, l’exprime… II faut savoir lire dans ses pensées… Il reprend une autre idée, et une autre fois encore… Et malgré tout cela, ses chorus forment un tout. C’est homogène, parce qu’il sait lier ses idées, il est très bon. Il ne perd pas le fil. Il a de bons réflexes. Comme un boxeur… Un boxeur qui va recevoir un coup l’esquive, et c’est automatique. C’est un réflexe. Ou alors, il commence une série de “punches”. S’il voit que cela ne marche pas, il essaie autre chose et pouf… à un moment ou à un autre, il doit trouver le joint et mettre l’autre k.o. Miles est un musicien formidable.
DF Ce n’est pas Miles.
DG C’est McKinley Dorham !… Mais qu’est-ce qui m’arrive aujourd’hui ? Je suis fou, ou quoi ? Je me fous dedans tout le temps ! C’est incroyable ! Mais tout ce que j’ai dit pour Miles est valable pour Kenny. C’est un musicien merveilleux. Il était dans mon premier grand orchestre, en 1945. Nous avons fait une tournée avec les Nicholas Brothers.

Dizzy en 1991
Kenny Dorham. J’aime beaucoup. Il a trouvé plus de notes “à côté” [off notes] sur la trompette que la plupart des autres. C’est qui le pianiste ? Bud Powell ?
– Billy Wallace.
– Billy Wallace ? Je connais mieux des gens comme Monk, Bud… pour avoir travaillé avec eux. Kenny mérite vraiment une meilleure place. Il est arrivé à New York à peu près en même temps que Miles. Ils traînaient ensemble, avec Fats Navarro.

« La chose la plus importante dans le jazz, c’est le swing… Tout le monde sait cela. »

Clifford Brown : “No Start No End” (Vogue LD175). Avec Gigi Gryce (sax alto), Jimmy Cleveland (trombone), Clifford Salomon (sax ténor), Henri Renaud (piano), Jimmy Gourley (guitare), Pierre Michelot (contrebasse), Jean-Louis Viale (batterie). 1953.

Dizzy en 1955
Chet Baker ? On dirait bien que c’est lui… On dirait un type qui imite Chet Baker en train d’imiter Miles… Ce type n’a pas assez de personnalité pour que je puisse dire qui c’est. [Après avoir été informé.] Je suis vraiment perdu… mais je ne retire rien de ce que je viens de dire. J’adore Clifford, mais je crois qu’il n’est pas encore tout à fait au point. Il n’est pas encore absolument lui-même. Il y a beaucoup de lui-même dans son jeu, mais encore trop de Miles et de Fats Navarro. Mais c’est toujours la même chose avec les disques. Les disques ! On ne peut pas juger un musicien sur un disque, ni même sur plusieurs… Clifford joue bien mieux que ça !

Dizzy en 1991
Clifford Brown. C’était il y a longtemps. Clifford était un type qui, quand il rencontrait une difficulté musicale, insistait jusqu’à la surmonter. Même s’il devait passer deux jours sur un accord. Et quand il retrouvait cet accord, hop ! Il travaillait beaucoup.


Maynard Ferguson: “Invention For Guitar And Trumpet”

Avec Sal Salvador (guitare), Stan Kenton (direction) et son orchestre. 1952.

Dizzy en 1955
J’ai d’abord cru que c’était Chet Baker, mais c’est Ferguson… Il n’arrive pas à se mettre dans le bain. Et puis la technique ne compte pas. Il faut l’avoir mais cela n’est pas suffisant de n’avoir que ça. Il faut bien regarder les choses en face à propos de la technique. Il y a un type en Californie qui a vraiment une technique extraordinaire, il peut tout faire avec sa trompette ! Hé bien, tous ces types-là, qui ont une bonne technique, il ne faut pas qu’ils s’imaginent que cela suffit. Moi, je joue vite, mais c’est surtout le rythme qui est important dans mon jeu… La technique, ce n’est pas tout.
Cela doit servir à s’exprimer et c’est déjà beaucoup… mais il faut avoir quelque chose à dire. Je ne dirai pas zéro. Je dirai… Si, je dirai pour le jazz : zéro ; pour la technique : 4. Oui, 4 sur 10.

Dizzy en 1991
La technique avec de l’inspiration, c’est bien, mais la technique pour la technique… Ferguson, c’est un trompettiste, il sait jouer.

Dizzy Gillespie : “Stardust”

Avec Don Byas (sax ténor), Kenny Kersey (piano), Nick Fenton (contrebasse), Kenny Clarke (batterie). 1941.

Dizzy en 1955

[A Nelson Williams] Tu sais ce que cela me rappelle, Nelson ? Ta façon de jouer dans ce disque me rappelle Benny Harris.
Nelson Williams [sidéré] Ma façon de jouer ? [Il éclate de rire.] Tu trouves que je joue comme Benny Harris dans ce disque ?
Daniel Filipacchi [faisant un clin d’œil à Nelson] Hé oui, c’est normal, puisque c’est Benny Harris.
DG Ah oui, c’est lui ? Cela n’est pas tellement mal, d’ailleurs. Simplement cela fait très ancien. On dirait les années 1930 et quelques… Trente et… Attendez, je vais vous dire… Je jouais ça dans le temps. C’est moi ?
NW Oui, c’est toi et je t’ai reconnu tout de suite.
DF Vous n’aviez jamais entendu ce disque ?
DG Non, je n’écoute jamais mes disques. Cela m’attriste. Et celui-là encore plus que les autres. C’est très mauvais. Puisque c’est moi, je peux le dire… C’est très démodé, mais cela devait être aussi mauvais le jour de l’enregistrement qu’aujourd’hui.
NW Alors, tu n’as jamais été payé pour ce disque ?
DG Je ne me souviens pas, mais de toute façon, je ne mérite pas un sou pour cette œuvre d’art. C’est vraiment mauvais, mais j’aimerais quand même entendre l’autre face… On dirait bien 1940 ou 41, mais j’ai joué la même chose en 1939. Qui jouait du piano ? C’est vraiment ancien, ce disque… Oh là là, que c’est loin !

Dizzy en 1991
Je connais le ténor. Don Byas…
– Vous reconnaissez le trompettiste ?
– Oui. Benny Harris, non ? Joe Guy ? Non ?… Moi ?
– Oui, en 1941 au Minton.
– Je trouvais aussi que ce type jouait comme moi ! Mais je ne me reconnais pas dans des disques pour lesquels on ne m’a pas payé !
Je joue des notes qui était assez avancées pour cette époque, finalement.

Extrait du N° 406 de Jazz Magazine, juillet 1991

En un « déchiffrage percussif de la partition nuancée du pianiste », Aldo Romano et Michel prolongeaient un dialogue amorcé dix ans plus tôt et actualisé dans “Playground”, auquel le batteur avait participé. Premier épisode.

Aldo Romano Le disque que tu viens d’enregistrer, “Playground”, est le deuxième où tu illustres – au sens large – une sorte de “world music”, c’est-à-dire sans t’enfermer ou te limiter dans un genre. D’où une musique “jazzée” plutôt que strictement “jazz”. Certaines choses qu’annonçait “Music”, là tu les affirmes….

Michel Petrucciani En fait, d’être allé plus loin dans ce style, avec plus de rythme, plus de percussions, plus de synthétiseur, et des mélodies assez suggestives, ça m’a fait redécouvrir l’amour que j’ai du jazz, de la belle ballade harmoniquement complexe… Mais j’avais envie de faire un tel disque. Il est possible que je continue dans cette voie, mais avec une dimension plus acide, plus hard dans les sonorités. Ou alors je ferai un disque en solo, ou en trio, quelque chose de très naturel, avec des standards… Le problème aujourd’hui pour les jeunes pianistes, c’est que Keith Jarrett a un peu pris un monopole. Si demain tu fais un disque de standards, on risque de dire : Jarrett a déjà fait ça…

Avant Keith, nombre de pianistes avaient joué en trio, et des standards ! Ce n’est pas parce qu’il le fait aussi que ça doit t’arrêter…

Avec cette nuance que pour les pianistes dont tu parles, jouer des standards en trio faisait partie de leur style, de leur époque. Tandis que Keith a renouvelé une formule, ancienne, qui ne lui appartenait pas. Du coup il se l’est un peu appropriée. Il y a donc le risque pour un pianiste jeune d’être accusé de copier… D’autant que – depuis que tu viens régulièrement aux Etats-Unis, tu as dû t’en rendre compte – contrairement à ce qu’on croit en Europe, il ne se passe pas grand-chose ici, musicalement. Or ce qui m’intéresse, c’est de trouver un son nouveau, d’en finir avec les formules rabâchées – ce qu’on entend partout ici. Hier on a regardé à la télé la remise des Grammy Awards, et tu as vu le jeune chanteur qui a été récompensé…

un très minable imitateur de Frank Sinatra !

…et il a une vingtaine d’années ! Quant au jazz, on donne un prix à Oscar Peterson, un très très grand musicien mais on ne peut pas dire qu’un tel palmarès rende compte de ce qui se passe vraiment. Il y a pourtant des choses qui se passent, mais underground…

L’autre soir, j’ai entendu, en duo avec un bassiste, un pianiste qui avait joué chez Art Blakey. Ils doivent avoir l’un et l’autre une vingtaine d’années, et ils jouaient de la vieille musique…

C’est vrai qu’ici en ce moment on a l’impression que le “renouveau” du jazz, c’est de jouer comme les vieux. C’est la tendance Wynton Marsalis, qui est pourtant un formidable musicien. Mais si j’ai envie d’écouter ce style de trompette, j’irai plutôt m’acheter “Miles à Antibes” ou l’enregistrement du dernier concert de Miles avec Coltrane.

C’est peut-être aussi pour des raisons commerciales : dans le jazz, c’est apparemment ce style qui se vend le mieux en ce moment… Mais toi qui parles souvent de la musique en termes de plaisir, d’envie, de désir, t’arrive-t-il aussi de considérer ce que tu joues d’un point de vue philosophique, éthique ? Te demandes-tu si tu as le droit ou non de faire certaines choses, dans la mesure où faire de la musique peut être également une “mission”, et qui ne fait pas forcément plaisir ?

La musique pour moi c’est presque un Dieu, tu sais, un Dieu avec lequel il ne faut pas tricher. Il faut être très clair dans son âme, être sûr que ce qu’on fait c’est ce qu’on avait vraiment envie de faire…

Et puis l’artiste, surtout s’il commence d’être un peu connu, a une “responsabilité” vis-à-vis des gens qui l’écoutent, il indique une direction…

Je ne pense même pas à ça, je pense par rapport à moi : est-ce que je suis heureux, content de ce que j’ai fait, profondément en accord avec moi-même ? Est-ce ce solo que je voulais faire ! Sinon, j’ai l’impression de m’être menti. Car plus on grandit musicalement, plus on a de responsabilité par rapport à soi-même. Une erreur pianistique, une erreur de tempo, ça n’est pas grave, nous sommes humains : ce qui est grave c’est de faire une faute profonde dans le choix des couleurs. En ce moment, par exemple, je ne suis pas parfaitement content de ce que j’ai fait dans la continuité de “Music” – c’est pourquoi il y aura peut-être encore un autre disque, pour un autre disque, pour fermer la boucle…

Dans ce genre de musique, on devrait pouvoir trouver certaine liberté de forme – ce qu’on trouve dans le jazz… Moi qui sais, pour l’avoir vu souvent, comment tu travailles, de façon plutôt “aérée”, j’ai l’impression, là, qu’il t’a fallu vraiment “aller au charbon”, que ç’a été un gros boulot…

C’est vrai, et c’est une bonne chose ! Finalement c’est assez facile de se laisser aller, d’être beau et généreux. J’ai toujours joué du piano, à neuf ans je jouais le blues… Depuis une dizaine d’années j’ai beaucoup donné. J’arrive maintenant à la trentaine, je ne suis plus “le jeune génie” ou “la découverte de l’année”. Il faut concentrer tout ça, ne plus se disperser, c’est plus difficile… Alors qu’on dit toujours que le plus dur, les années de “galère”, ça correspond aux débuts. En fait, ce sont les meilleures années ! Parce qu’il n’y a pas que ça une fois qu’on est plus “installé”, plus reconnu, il y a tout le reste, l’aspect business – “Music” a bien marché, environ trente-cinq mille exemplaires vendus, ça veut dire que le prochain doit faire mieux… C’est très angoissant, parce que je veux chaque fois faire mieux – c’est une envie que j’ai toujours eue. En un sens, je suis content de n’avoir pas eu un succès tel que celui de Bobby McFerrin, qui a vendu des millions de disques et qui aura beaucoup de mal à faire mieux…

Lors de précédentes interviews, avec des musiciens américains, j’ai eu beaucoup de mal à obtenir des commentaires sur les Etats-Unis, sur la situation sociale, sur des choses qui malgré tout ont une incidence sur la musique… Par rapport à ce qui se passait il y a quelques années, par exemple, il me semble qu’à New York – la ville du jazz ! – il y a moins de créativité, moins de “pêche”…

A mon avis, comme ils ne connaissent pas autre chose, pour eux tout va bien, ce qui se passe est normal… D’autre part je crois, mais je me trompe peut-être, que les Américains ont un peu perdu le goût du pari, du risque. Dans le domaine artistique, ils ne jouent que sur les numéros sûrs. Des clubs comme le Blue Note n’engagent que des vedettes bien établies… Rien de nouveau, rien de frais… Mais en tant que père de famille j’ai maintenant un autre regard sur New York et les Etats-Unis, je suis confronté à d’autres problèmes. L’éducation, par exemple, est catastrophique. Pour préserver ses enfants de la drogue, de la violence, d’un enseignement insuffisant, il faut gagner beaucoup d’argent. Et ne parlons pas du médical ! L’autre jour, je me suis cassé le bras : je suis allé me faire soigner à Paris. S’il arrive quelque chose de grave à ma femme, à mes enfants ou à moi, on ne se fera jamais soigner ici… En fait, il va y avoir encore plus de clochards, plus de crack, plus de sida… La drogue aujourd’hui, on dirait que ça fait partie de la vie américaine… Au début ce climat ne me déplaisait pas, c’était nouveau. Mais quand tu deviens père de famille, et si tu décides d’être un père responsable, ta vie change. Et c’est ce que je veux être, tout en continuant de faire ce que j’aime, en gardant la folie. Mon travail sur moi-même c’est de trouver cet équilibre, de pouvoir délirer à certains moments et d’être sage, même un peu square, avec mes enfants. Car tout le monde est un peu fou, tout le monde est capable de délirer. Donc c’est le contraire qu’il faut enseigner aux enfants. Le reste, ils pourront l’apprendre sans moi… Moi j’ai eu un père plutôt sévère, ça ne m’a pas empêché de faire des bêtises quand j’ai eu 18 ans. J’aime me lancer, essayer des choses nouvelles, prendre des risques…