C’était il y a deux jours, le 2 novembre, au Triton (Les Lilas), le quintette du batteur Fabrice Moreau dont on avait entendu les débuts il y a déjà sept ans à Jazz au Comptoir.
Rarement avait-on entendu un accord aussi grâcieux. Le mot “accord” désignant ici l’action d’accorder le diapason des instruments l’un avec les autres, action qui permettra l’Accord, avec un grand A, cet état où des êtres ou des sons se trouvent reliés les uns aux autres par un tissu de connivences. Mais cet acte d’accorder l’instrument, qui au concert symphonique constitue comme une fantaisie en “lever de rideau”, allant du grotesque au délectable, mais qui est assez peu remarquable au concert de jazz, nous fit croire un instant que le premier morceau avait commencé. Il y eut une petite pause, puis tout commença vraiment, mais tout s’était passé comme si cet accord avait été une micro-répétition sur les premières mesures de leur première partition. Peut-être ce silence était-il prévu sur la partition. D’ailleurs, à quoi pouvait donc ressembler cette partition d’où semblait s’élever une atmosphère, une brume sonore, comme par un matin de brouillard où les détails du paysage, ici les éléments mélodiques, se distinguent sans être vus, à peine devinés, puis émergent doucement, soit que l’œil se soit habitué, soit que le temps se lève. Ce qu’il ne fera d’ailleurs jamais tout à fait. Il faut écarquiller les oreilles pour suivre les filaments mélodiques qui se tissent d’un instrument à l’autre, se dissolvent pour renaître d’un instrument à l’autre pour rassembler l’un et l’autre pour un bref unisson, voire un fugitif tutti de l’orchestre.
L’orchestre, c’est le Fabrice Moreau Quintet, avec autour de son chef-batteur-compositeur : Ricardo Izquierdo le saxophoniste ténor, Nelson Veras le guitariste, Jozef Dumoulin le pianiste, Stéphane Kerecki le contrebassiste, ce dernier remplaçant Mátyás Szandai (encore un orchestre qui pleure ce musicien disparu le 28 août dernier, hommage et concert de soutien à sa famille programmé le 14 novembre au Bal Blomet). Une aventure qui avait démarré par une résidence en 2016 au fil de trois concerts de résidence à Fontenay-sous-bois à Jazz au comptoir et dont nous avions pu suivre le développement quelques mois plus tard intra-murros au Sunside .
Depuis les mailles semblent s’être resserrées, comme dans certains ikat dont la trame est si serrée que l’on n’en distingue plus les fils de différentes couleurs au profit d’autres teintes résultant du tissage. Telle phrase n’est-elle pas apparue jouée par un instrument, qu’elle abandonne déjà celui-ci comme un papillon pour réapparaître sur telle autre, butinant parfois l’une et l’autre à la fois. Sur ces métriques que le contrebasse nous dérobe constamment, l’attention papillonne elle-même, flâne ; l’œil se laisse parfois fasciner par les hésitations des mains du pianiste à ponctuer, à reprendre telle formule mélodique jouée par un autre pour s’y associer, s’en faire l’écho ou la développer de manière linéaire ou dans un bouquet harmonique, voir à se taire restant pourtant suspendues au-dessus du clavier, animées par la tentation d’intervenir à nouveau et guettant l’instant adéquat. Le guitariste est-il le soliste ou le saxophoniste ? Rien n’est jamais sûr. Il y a là des leçons de l’histoire qui se combinent : l’école Tristano, Miles Davis et ses complices du second quintette, Paul Bley, Paul Motian, Steve Coleman, Mark Turner…
Il y a du Shorter et du Turner chez Ricardo Izquierdo, avec une façon de dramatiser ces gammes et arpèges qui montent et descendent sur l’instrument en un vol continu, comme des murmures d’étourneaux ; to fill in disent les jazzmen et leurs commentateurs pour désigner cette façon de remplir, le temps d’aller d’une idée forte à une autre au cours d’une improvisation et qui chez Izquierdo et ces modèles supposés prennent corps par leur aboutissement d’un extrême à un l’autre parfois ponctué d’une fulgurance ; et leur façon de cartographier le territoire harmonique qui se déploie, participant au sens et à la consistance de cette matière sonore (mélodie, rythme, harmonie) vivante qui parfois s’interrompt sans crier gare, sans cérémonial, le discours de l’un des musiciens débordant parfois un peu sur ceux de ses comparses arrivés d’un commun accord au terme du morceau tandis qu’il lui semblait avoir encore un mot à dire.
Avant que d’être batteur, Fabrice Moreau est un authentique poète musical habité par des images, un imaginaire qu’il sait partager avec le public entre les morceaux. À programmer et reprogrammer de toute urgence. Musique nécessaire dans un monde brutal où l’IA nous promet de prendre l’imaginaire en charge, en cage, nous réduisant à des fonctions de consommateur-jouisseur. Franck Bergerot
Guy Darol était samedi soir à Lannion, au Carré Magique qui accueillait Airelle Besson. Il eut le souffle coupé par tant d’audace et il nous raconte pourquoi.
Une ovation salua ses premiers mots : « C’est en Bretagne que j’ai le plus de plaisir à jouer ». Elle ne cherchait pas à dompter son public au fouet d’une bonne phrase. Celui-ci lui était acquis. Et il se laissa envoûter par d’hypnotiques ostinatos que Radio One (le titre) inaugura dans un climat de transe augmenté par les inflexions de tête d’un Benjamin Moussay relié à son Fender Rhodes à la manière d’un danseur vaudou.
Isabel Sorling chantait, et c’est peu dire qu’elle chantait : sa voix donnait la réplique à une trompette plus expressive que véloce, plus attachante qu’éloquente. Airelle Besson jouait la complicité avec ses musiciens. Une fusion élevée au sommet de la grâce sur des imbrications. Envol amenant Neige (deux thèmes extraits de l’album “Prélude”) comme la bise fait tourbilloner les flocons. Il neigeait donc en Bretagne ce soir-là, mais des floches enflammées, une pluie d’ardente envie, celle d’enfiévrer l’écoute.
Fabrice Moreau peignait ses peaux d’accents tendres et agiles. The Painter And The Boxer était une saccade de couleurs varésiennes jetées comme un dripping. Et Isabel Sorling contrepointait, entre écholalie et glossolalie. Airelle Besson souriait aux anges figurés par le duo Moussay-Moreau lors de leurs décollages au-delà de ces nuances de gris qui composent aujourd’hui le réel.
La générosité, la simplicité, en un mot le talent d’Airelle Besson, avait à ce stade traversé le cœur d’un public devenu une vieille connaissance, une société d’amis qui peut en demander et en redemander. Il exigea, bis repetita, un solo. Ce à quoi se plia Airelle, avec douceur et bienveillance, arguant tout de même qu’elle n’œuvrait jamais seule, préférant jouer avec les autres. Et ce fut une séquence précise, un développement d’adresse et d’ingéniosité, de charme assurément avant de présenter The Sound Of Your Voice, l’une de ses dernières compositions en hommage aux voix de la radio dont “Radio One” semble être l’annonciation et le miracle.
C’était un concert de fête collective, un avant-goût de Noël où le jazz s’incarne en Roi mage. Guy Darol