Le 25 septembre 2021, Martial Solal, qui nous a quittés hier, avait accordé à Jazz Magazine un entretien exceptionnel. Le voici réédité pour la première fois en son honneur.
Ce n’était évidemment pas la première fois que Martial Solal accordait une interview à Jazz Magazine, lui qui avait déjà 27 ans en décembre 1954 quand paru notre tout premier numéro. Alors, quand son agent Martine Palmé nous appela à l’occasion de la création de son nouveau concerto pour piano pour nous proposer de le rencontrer, on lui répondit oui, bien sûr, mais en cherchant tout de suite un “angle” différent. « Et pourquoi pas, chère Martine, venir à plusieurs, façon conférence de presse ? » Transmise à l’intéressé, l’idée lui plut immédiatement.
Le 25 septembre 2021, face à Franck Bergerot, Stéphane Ollivier, Lionel Eskenazi, Fred Goaty et les deux benjamins de la bande, Walden Gauthier (17 ans) et Yazid Kouloughli (30 ans), Martial Solal s’était livré comme rarement, trônant au beau milieu de son salon, à côté de son piano dont, hélas, il ne jouait plus. C’est peu dire que ce fut pour nous tous un moment merveilleux dont nous nous souviendrons longtemps.
Merci à Anna Solal, la femme de Martial, merci à Martine Palmé (souvenir ému de ses macarons faits maison !) et merci Monsieur Solal auquel, à peine ce grand entretien terminé, nous avions donné rendez-vous pour “L’interview des 100 ans”, en août 2027, pour notre n° 812. Hélas…
Fred Goaty : Pour le dossier Miles Davis du numéro que nous venons de boucler, nous avons retrouvé dans Jazz Magazine une chronique de “Miles Ahead” rédigée par vos soins, en juillet 1958 !
Martial Solal Je me sentais vraiment en forme à cette époque, avec l’envie de tout dévorer, je n’ai jamais ressenti la même chose ! Je me sentais bien dans ma peau, avec l’impression de ne même pas sentir son corps…
Fred Goaty : C’est à dire ?
Aucun mouvement ne me coûtait, il n’y avait pas d’effort à faire pour exister. Ça doit être encore mieux plus jeune, mais je n’avais pas réalisé. J’ai cru être vieux à 30 ans, j’ai voulu refaire ma vie, et j’ai divorcé ! [Rires]
Walden Gauthier : J’ai découvert le jazz à environ 15 ans, surtout à travers le piano. Je crois que vous aussi aviez découvert le piano à cet âge. D’où vous vient cette passion ?
Je vais engueuler Martine [Palmé, NDLR], car j’avais demandé qu’on ne me pose pas de questions que j’ai entendues trois mille fois ! Mais vous êtes jeune, vous êtes pardonné. J’ai grandi à Alger. On voyait la mer de notre balcon, ça ne s’oublie pas. On n’avait qu’une seule radio, où j’ai entendu des gens comme Rina Ketty, des chansons, et parfois un concert classique. Le dimanche aprèsmidi, mes parents m’emmenaient aux Bains Nelson. Là jouait un orchestre de cinq musiciens dont l’un, voisin de palier d’une de mes tantes, jouait très bien du piano – sur un instrument désaccordé à un point qu’on ne peut pas imaginer –, de la batterie, du saxophone, de l’accordéon, tout ! Il était fanatique de Ben Webster, les prémices du “middle jazz”. Ce jour-là, il jouait Marinella, le tube de Tino Rossi. Tout d’un coup, il a changé quelques notes, puis s’est mis à improviser sur la mélodie. Moi qui apprenais le piano classique, j’ignorais qu’on avait le droit de faire ça. Je suis devenu son élève. Il m’a même engagé dans son orchestre, je me souviens que mon premier cachet était de 20 francs de l’époque, ce qui devait permettre d’acheter au moins un paquet de cigarettes ! Ensuite j’ai travaillé seul, je n’ai pas beaucoup écouté de disques mais suffisamment pour savoir qui est qui. C’était en 1942, et je me souviens de l’arrivée des alliés, le 8 novembre.
Stéphane Ollivier : Ce qui vous fascine d’emblée dans le jazz, plus encore que le rythme, c’est donc l’improvisation, l’idée même qu’on puisse changer des notes ?
C’était la liberté ! Et c’était beau, c’était beaucoup mieux que Marinella, ce qui est facile…
Franck Bergerot : Changer les notes c’est aussi changer leur place ?
On en n’était pas encore là. C’était une broderie, une paraphrase plus ou moins intelligente. Mais le jazz était nouveau. Et puis être musicien, ce n’était pas un métier.
Fred Goaty : C’est votre big bang, la petite étincelle qui va provoquer quelque chose de très grand ! Vous dites que les disques n’étaient pas si importants, c’étaient des 78-tours à l’époque…
Oui, et j’en ai gardé un que j’ai cassé et recollé, je vais vous le montrer, vous serez parmi les premiers à le voir !
Fred Goaty [En examinant le disque] : Martial Solal Trio, avec Jean-Marie Ingrande, Jean-Louis Vialle, The Champ de Dizzy Gillespie, sur la marque Swing, évidemment. C’est un de vos premiers ?
Je ne savais pas ce qu’étaient les 78-tours à l’époque, je ne faisais qu’écouter, et l’idée de faire un disque ne m’était pas venue. Avant mes premiers disques, j’avais fait mes preuves au Club Saint-Germain, dans l’orchestre de Tony Proteau, un magnifique fou qui adorait le jazz et avait monté un big band qui jouait tous les dimanches matin à l’Alhambra. Un jour, André Francis me dit : « Tu ne voudrais pas faire un disque ? » C’est comme s’il m’avait dit « tu ne voudrais pas le billet gagnant de la loterie ? » [Rires.] Evidemment j’ai dit oui, et j’ai signé un contrat d’exclusivité pour huit ans sur le label Vogue, dirigé par Léon Cabat. J’étais le jeune en qui on plaçait beaucoup d’espoirs.
Stéphane Ollivier : Vous étiez alors pianiste attitré du Club Saint- Germain ?
Pas tout à fait encore, j’ai attendu que Bernard Peiffer décide de s’en aller pour prendre sa place. C’était le pianiste le plus en vue à ce moment-là, on était très copains. On a fait de nombreuses soirées à quatre mains sur un piano droit, dans un club qui s’appelait Agnès Capri, du nom de la chanteuse de café-théâtre. Bernard a voulu tenter sa chance aux États-Unis et a bien réussi, mais il est mort beaucoup trop jeune. Mais c’est une autre histoire et on ne va pas sauter du coq à l’âne, ni des macarons aux calissons. Je signale au passage que les macarons sont dus à Madame ! [Martine Palmé, NDLR.]
Franck Bergerot : Bernard Peiffer a été une influence ?
Non, il était plus “middle-jazz” que moi. J’avais déjà des idées un peu farfelues pour l’époque. C’est à dire ne pas ressembler à ce qui se faisait, tout en copiant tout le monde ! [Rires.] Je connaissais ce qui existait mais n’arrivais pas à le faire aussi bien, alors je faisais autre chose. Longtemps, je me suis dit que je n’avais peut-être rien compris. Les pianistes de l’époque aimaient Horace Silver. Quand John Lewis venait faire le boeuf au Club Saint-Germain, ils étaient émerveillés de la façon dont il plaquait ses accords pour accompagner. Il faisait trois notes mais on bavait car c’était un grand nom. On est restés à la traîne des musiciens américains, car on a toujours cru, et beaucoup le croient encore, qu’ils sont au-dessus. Je me suis formé en les écoutant mais j’étais toujours un petit peu différent des autres. Sur ce disque-là [le 78-tours, NDLR], vous verrez qu’il y a l’essentiel du jazz traditionnel de l’époque mais qu’en même temps il y a une réalisation différente. Dans mes thèmes, il y avait déjà des arrangements, des introductions préparées, un travail de composition. A cause de ça, j’ai été moins aimé que je n’aurais aimé l’être…
Fred Goaty : Vous êtes l’un des pianistes les plus respectés sur la planète, en France vous êtes une sorte de monument, et vous auriez voulu être plus aimé ?!
Mais ça ne s’est pas fait du jour au lendemain !
Franck Bergerot : On a l’impression qu’il y a d’un côté l’histoire du jazz, et de l’autre Martial Solal. Dans les années 1960 par exemple, est-ce que des gens comme Bill Evans ou le second quintette de Miles Davis vous intéressaient ?
A partir d’un certain moment je n’écoutais plus personne. Je n’ai jamais vraiment acheté de disques. J’ai écouté Erroll Garner que j’aimais beaucoup, Teddy Wilson car il jouait avec Benny Goodman, à cause de qui j’ai acheté la clarinette qui est posée-là derrière-vous. 850 francs d’occasion à l’époque !
Fred Goaty : Vous vouliez vous mettre à la clarinette ?
Mais je m’y suis mis ! Je suis devenu clarinettiste pendant trois ou quatre ans, à tel point que quand j’ai fait mon service militaire, en 1947 au Maroc, j’étais allé avec mon innocence d’un type de 20 ans taper à la porte de Radio Maroc. J’avais réussi à décrocher une émission de radio à Alger, et Radio Maroc m’a proposé de former un petit ensemble. Le plus ancien de notre chambrée, qui avait un an de plus que nous – il était caporal et nous deuxième classe – jouait de l’accordéon très bien, on a dû engager un batteur de Rabat. On jouait toutes les semaines et j’ai été désigné clarinettiste. Mais comment on est-on arrivé là déjà ?
Franck Bergerot : Vous disiez qu’à une époque vous n’écoutiez plus personne. Quand précisément ?
Assez tôt.
Stéphane Ollivier : Plus tard, au Club Saint-Germain, vous accompagnez tous les grands musiciens de passage…
Oui je les connaissais mais je ne les écoutais pas. Certains disent qu’il faut connaître l’œuvre des autres, mais j’étais limité. Une anecdote au passage : quand Bernard Peiffer est parti aux États-Unis, le patron du club m’avait proposé de le remplacer. Il m’a demandé ce que j’allais leur jouer, j’ai dit du Chopin, du Bach, un thème de Ravel avec lequel Bernard avait eu un succès monstre. Il me demande si je vais aussi jouer du jazz : il m’avait fait marcher, et j’avais foncé dedans en citant les classiques que j’aurais d’ailleurs été incapable de bien jouer ! J’ai poussé un grand ouf de soulagement.
Yazid Kouloughli Qu’est ce que représente le Club Saint-Germain pour vous à l’époque ?
On disait que c’était le temple du jazz. Ma première sortie à Paris, c’était pour m’y rendre. Il y avait un portier, et on ne laissait pas entrer n’importe qui, il fallait être reconnu, ou un client venu dépenser son argent. Un soupirail donnait sur une rue adjacente et j’écoutais comme ça. On entendait Claude Bolling, Jean-Louis Chautemps, et le batteur Roger Paraboschi, qui était peut-être le doyen des musiciens de jazz de cette époque, qui jouait avec Django Reinhardt…
Lionel Eskenazi : C’est au Club Saint-Germain que vous avez créé votre trio avec Pierre Michelot et Kenny Clarke ?
Ce n’était pas mon trio, mais le trio maison. Il y a eu d’abord Barney Wilen, qui avait 17 ans et qui jouait formidablement, comme un type de 40 ans. Il a pris la grosse tête un peu trop jeune, il nous snobait presque, Kenny Clarke, Michelot et moi. Le public n’en avait que pour lui, jeune, sympathique, avec un nom américain…
Fred Goaty : Ça parait irréel aujourd’hui : vous jouiez tous les soirs au Club Saint-Germain…
Je crois être le musicien au monde qui a le plus fait de choses. Beaucoup ont enregistré des disques, écrit des concertos, mais personne n’a en plus séjourné dix ans dans des clubs, ça n’existait pas à l’époque. Il y avait le Club Saint-Germain et le Blue Note, et je partageais mon temps entre les deux.
Fred Goaty : Vous aviez un contrat ?
On était engagé et payé au jour le jour, quand la caissière avait enfin fini ses comptes pour voir si elle pouvait nous payer, contrairement au Agnès Capri, où on avait joué plusieurs jours sans être payés, car il n’y avait pas de public.
Fred Goaty : C’était déclaré tout ça ?
On nous donnait des feuilles de paye, mais un beau jour, ne sachant pas que ça pouvait servir, j’ai tout jeté. Et le jour où je suis allé à la Sécurité Sociale pour demander à prendre ma retraite, ils n’avaient plus de trace, comme si je n’avais rien fait alors que je n’ai jamais arrêté de travailler ! Alors j’ai une pauvre retraite… Mais enfin ça va ! [Rires.]
Fred Goaty : Quand on est pianiste du Club Saint-Germain, on est jalousé ?
Je ne sais pas ce que les autres avaient dans la tête, mais la jalousie fait partie des choses normales. Moi aussi j’ai jalousé Peiffer avant d’y être.
Stéphane Ollivier : Vous êtes dès ce moment-là considéré comme un peu farfelu, moderniste, mais vous enregistrez vos premiers disques avec Sidney Bechet et Django Reinhardt. Comment cela se fait-il ?
Si je n’avais pu faire que des choses comme ça j’aurais été au paradis, mais j’en ai fait de bien plus minables. Avant le Club Saint-Germain, j’ai été pianiste de bar, figurant dans un film de Maurice Chevalier… Il faut manger pour vivre, je n’avais pas un appétit formidable, mais tout de même. Pour Sidney Bechet, c’est parce qu’on était tous deux en contrat chez Vogue, lui en était l’un des piliers, qui faisait casser les fauteuils de l’Olympia, comme les rockeurs, plus tard. Il y avait déjà cet antagonisme entre les anciens et les modernes. Les conceptions de Charlie Parker ont révolutionné ce qui avait été fait avant. Tout le monde essayait de jouer comme lui, sauf moi qui ne l’écoutais pas trop. Je pensais que tous les jazz pouvaient marcher ensemble, et j’ai proposé de faire un disque avec Bechet. Il a tout de suite accepté, il était très content. On avait Kenny Clarke à la batterie, ce qui est rassurant. Cette séance a duré trois heures, que des standards qu’on connaissait tous les deux. J’ai joué comme je savais. Je ne me souviens pas avoir fait trop d’accords dissonants, dont je n’en connaissais pas encore beaucoup de toute façon. Pour Django, j’ai bénéficié de la maladie de Maurice Vander qui avait fait une partie de la séance, et Django, qui m’avait entendu dans un club, avait demandé que je le remplace. C’est passé comme une lettre à la poste. J’ai fait la séance avec Django dans mon dos, donc j’avais moins le trac ! On a fait quatre ou cinq disques de classiques usés, que tout le monde connaît, c’était très facile. Je n’ai pas gardé un très bon souvenir de mon jeu, mais en le réécoutant ce n’était pas si mal. Mais tout ça ce sont des circonstances anormales. Et puis ce n’était pas comme maintenant, où il y a trois mille pianistes, à l’époque on avait moins de mérite : il suffisait que l’un soit malade, ou l’autre déjà occupé…
Yazid Kouloughli : Vous avez côtoyé Django ensuite ?
Il a eu l’imbécilité de mourir presque juste après… On s’était vu cinq ou six fois dans les clubs, je me souviens qu’il s’était installé près du piano un soir, mais j’étais trop intimidé pour lui parler. Tout le monde rêvait de devenir Django. Quand il arrivait, pour un peu on se mettait au garde à vous ! Il a créé une chose anormale par rapport à Charlie Parker, et qui a duré. Mais dans son dernier disque, celui que nous avons fait ensemble, il était déjà accro à Parker, inconsciemment, et on y entend ce qu’il aurait pu devenir. Je suis sûr qu’il aurait adoré nous faire profiter de son interprétation de cette nouvelle musique.
Lionel Eskenazi : Nous sommes donc en 1953, c’est à ce moment-là que vous commencez à faire votre propre musique ?
Même dans le premier disque, on peut dire que c’était ma propre musique, très inspirée de celles des autres. Il y avait quelque chose qui allait finir par être un peu différent. Mais je n’ai jamais mis au rebut ce qui existait ! Je m’en suis inspiré pour étoffer, ou choisir une autre direction. Sans mes prédécesseurs je ne serais rien, et je n’aurais pas pu vous offrir de l’Orangina aujourd’hui !
Walden Gauthier : Quels sont ceux que vous avez toujours aimé ?
J’aimais ceux qui savaient bien jouer de leur instrument. Chez les pianistes, Teddy Wilson, Erroll Garner, Bud Powell et John Lewis, avec qui je suis devenu assez ami et fait beaucoup de concerts en duo par la suite. Horace Silver aussi, dont j’étais un peu jaloux car tout le monde ne jurait que par lui !
Stéphane Ollivier : Et en dehors des pianistes ?
Lester Young, à qui Stan Getz qui a tout piqué – mis à part la sonorité –, dans le sentiment, et même dans les phrases. Comme Lee Konitz d’ailleurs.
Lionel Eskenazi : Vous n’avez pas cité Art Tatum…
Je l’ai connu bien plus tard ! C’était trop dur pour que j’essaye de le copier. Mais je me suis dit que c’est comme ça qu’il fallait jouer. J’avais aussi entendu un disque à deux pianos, je ne sais plus qui jouait les graves, mais les aigus c’était Lionel Hampton, qui jouait comme d’un vibraphone, chacun faisant des choses infaisables pour un pianiste seul. Mais pensant qu’il n’y avait qu’un seul instrumentiste, je me suis dit que c’est ça qu’il fallait que je fasse. C’était comme un rêve qui m’a donné l’envie de mieux jouer du piano.
Franck Bergerot : Quand vous faites la Suite en ré bémol en 1959 et que naît ce trio régulier avec Gilbert Rovère et Daniel Humair, vous jouez moins au Club Saint-Germain et plus en trio ?
Non, car les “concerts”, les tournées, ça n’existait pas à l’époque. D’ailleurs, on ne disait pas concert mais “gala”. La Suite en ré bémol a été un tournant pour moi, mais aussi en général, car rien n’existait de ce genre-là, avec plusieurs thèmes imbriqués. Les pauvres danseurs du Club Saint-Germain s’arrêtaient tout le temps, car on passait de la ballade au tempo rapide…
Fred Goaty [À Yazid Kouloughli et Walden Gauthier] : Ça ne vous paraît pas fou qu’on danse aux concerts de jazz ?
Yazid Kouloughli Si on parle de la musique de Charlie Parker je peux comprendre mais sinon, non…
Fred Goaty [À Martial Solal] : Est-ce que le fait que les gens arrêtent de danser a changé votre musique ?
Ce n’est pas la musique qui a fait que les gens dansent ou non, mais la multiplication des festivals et des concerts. C’est peut-être lié aux premières Maisons de la Culture créées par André Malraux… Les festivals naissaient dans toutes les villes, de fauché, on commençait à avoir l’espoir de gagner un peu notre vie. Les concerts ont complètement modifié nos vies.
Stéphane Ollivier : Dans les années 1960, vous imaginez une conception du trio avec des arrangements et des formes nouvelles, tandis qu’au même moment, aux États-Unis, c’est beaucoup plus libre, avec des dialogues improvisés. Vous aviez écouté Scott LaFaro avec Bill Evans, ou les premiers disques de Paul Bley ?
Scott LaFaro a été le premier contrebassiste à jouer beaucoup de notes, et vite, avec plusieurs doigts, c’est ce qui a fait que ce trio a fait un tabac énorme, ce qui leur a valu des copieurs dans le monde entier. Bill Evans avait un sens harmonique peu courant à l’époque. Ma conception n’y est pas liée, car je n’écoutais pas spécialement ce trio, et je n’avais pas un bassiste qui jouait aussi vite que LaFaro ! Il fallait s’adapter…
Fred Goaty : La manière dont vous parlez de Scott LaFaro donne l’impression que vous auriez bien aimé jouer avec lui…
Sûrement, oui. Il n’y avait pas d’équivalent en Europe avant Niels-Henning Ørsted-Pedersen, qui jouait encore beaucoup plus vite : à 16 ans, il venait faire le boeuf au Blue Note et connaissait tout le bebop par cœur, avec des fautes d’harmonies qu’on lui pardonnait facilement tant il jouait bien. Plus tard, quand il a joué avec Oscar Peterson, l’harmonie était relativement simple, mais c’était le bop dans toute sa splendeur, comme avec Ella Fitzgerald. Je ne sais pas si c’est eux qui ont lancé la mode des citations dans les chorus, mais j’ai attrapé cette maladie, et j’ai dû me faire vacciner contre ! [Rires.]
Lionel Eskenazi : En 1963 le producteur George Wein vous invite à jouer à New York…
Oui, c’était incroyable. Aucun Français n’allait à New York, car il fallait y connaître des gens pour se loger, avoir un passeport pour y travailler. J’ai reçu un télégramme un soir au Club Saint-Germain pour mon engagement au Festival de Newport, avec deux semaines dans un club avant, sans savoir si on me paierait le voyage. Mais j’étais tellement content que j’aurais vendu ma chemise pour y aller ! J’ai rencontré plein de gens, dont Bill Evans qui, vu que j’avais la même rythmique que lui [Teddy Kotick à la basse et Paul Motian à la batterie, NDR], m’avait dit : « Il paraît qu’on joue un peu pareil tous les deux. » Ça n’était pas vrai du tout, mais c’était gentil de sa part. On a finalement passé quatre semaines dans ce club où nous avons eu beaucoup de succès. Nous avons eu des articles. Là-bas, les musiciens sont pris en charge par un producteur et les plus importants ont un personal manager, qui ne travaille que pour trois ou quatre personnes. J’ai eu la chance de me retrouver dans le bureau de Joe Glaser, le producteur de Louis Armstrong et de Duke Ellington. Mais à la fin de mon séjour, son tarif m’a filé un sacré coup !
Lionel Eskenazi : C’est à cette époque que vous rencontrez Thelonious Monk à San Francisco ?
C’était l’année suivante, mais on ne s’est pas vraiment rencontrés, on s’est vus. On jouait dans la même rue, où il n’y avait que des clubs de jazz.
Stéphane Ollivier : Comment perceviez-vous sa musique ?
C’était génial ! Je crois qu’Ahmad Jamal jouait en face, Johnny Griffin jouait avec Monk à cette époque, il y avait une émulation constante, une joie de faire tout ça. Et puis j’étais jeune, je voyais tout avec des yeux différents…
Fred Goaty : Vous parliez bien anglais ?
Mal, mais j’apprenais un petit peu. Mon personal manager avait cette manie de téléphoner à un journaliste différent à chaque carrefour où il s’arrêtait, et j’ai eu des interviews presque tous les jours. Je croyais être le Pape, avant de me rendre compte que je n’étais qu’un porteur de cierges de troisième catégorie !
Yazid Koulouhli : Quand vous jouiez avec ces musiciens, vous leur apportiez des partitions ?
Dans la plupart des cas c’était du par cœur. Ça n’existait pas les partitions à l’époque, tout le monde ne jouait que d’oreille, à partir des disques, avec des fausses notes parfois.
Franck Bergerot : Quand vous jouiez vos suites des années 1960, vous aviez bien des partitions…
Ce n’est arrivé que bien après, quand je les ai enregistrées et déposées à la Sacem, bien après l’écriture de la Suite en Mi bémol ou de la Suite pour une frise. Et quand je l’ai jouée avec Teddy Kotick à New York, il l’avait apprise par cœur. Le souci majeur des musiciens était la forme. Avec le recul c’est incroyable qu’ils aient réussi à apprendre ça aussi vite ! Pareil pour la Suite sans tambour ni trompette. Il n’y a que les pièces pour big band que j’ai dû écrire. C’est que j’ai toujours rêvé d’être compositeur, depuis mes 18 ans, plus qu’improvisateur. Dès le milieu des années 1950 j’ai eu des orchestres, et puis le cinéma est arrivé là-dessus. J’ai eu une carrière assez chargée. D’ailleurs je suis très fatigué !
Stéphane Ollivier : En termes de composition, qu’est-ce que le cinéma vous a appris ?
J’ai pu écrire pour un ensemble de cordes, moi qui n’avais jamais écrit que pour des cuivres, pour donner un côté sentimental, peut-être inspiré des bandes son de grands films américains signées Dimitri Tiomkin. C’était infiniment plus facile avec les cordes – plus proches du piano – que les cuivres, qui demandent une certaine expérience. Le premier a été À bout de souffle, en 1960. Pendant deux ou trois ans, je suis devenu la coqueluche du cinéma, puis du jour au lendemain, plus rien ! La mode du jazz était passée, Ennio Morricone est devenu le chouchou des metteurs en scène. En France, il y a eu des gens à la mode pendant quelques années, certains ont duré, comme Michel Legrand ou Vladimir Cosma, Michel Portal. J’ai fait un disque avec Michel Magne, qui faisait écrire tous ses arrangements par Hubert Rostaing. Il n’inventait que la mélodie, et l’arrangeur faisait tout le travail. C’est courant.
Yazid Kouloughli : Est-ce que vous aviez la liberté que vous souhaitiez ?
Oui, ils m’ont toujours foutu la paix. C’est un jeu d’enfant, croyez-moi ! C’est agréable à faire, c’est mieux payé que tout le reste, et comme la plupart des metteurs en scène ne connaissent rien en musique, ils vous laissent faire. Le premier avec qui j’ai travaillé, c’était Jean-Luc Godard – c’est Jean-Pierre Melville qui lui avait parlé de moi. Godard n’a d’ailleurs pas fait beaucoup de progrès en musique… On s’est rencontrés pour discuter, et il m’a dit : « Mettez un banjo, ce serait bien ! » Ce que je n’ai évidemment pas fait !
Fred Goaty : Jean-Pierre Melville aimait beaucoup la musique…
Oui, il était très exigeant, j’ai eu beaucoup de mal à travailler avec lui, et on a été fâchés pendant quelques temps. Il m’avait demandé de faire des essais pour Le Doulos, mais rien ne lui plaisait. Avec Roger Guérin, on avait même enregistré une maquette pour lui, où on jouait complètement free, alors que ça n’existait pas encore. Quand on engage un musicien, c’est pour qu’il ajoute quelque chose, qu’il traduise ce qu’il voit en musique !
Fred Goaty : Donc, pas tant de liberté que ça finalement…
Au final, on est libre, car on nous laisse faire ce que l’on veut, mais j’ai rarement été réengagé par le même metteur en scène.
Lionel Eskenazi : En 2000, Bertrand Blier vous a engagé pour Les Acteurs…
On a eu de bons rapports très longtemps, il est souvent venu ici pour que je lui montre l’avancée de mon travail, il était très content de la musique. Je pensais qu’il allait m’engager dans tous ses prochains films, mais il ne m’a plus rappelé !
Lionel Eskenazi : Vous avez aussi joué en piano solo sur Feu Mathias Pascal de Marcel L’Herbier. Là, votre liberté est beaucoup plus grande…
Oui, complète ! Il y en a eu un autre aussi… Pour l’un d’entre eux, j’avais joué à l’étranger, notamment à Moscou, une fois. Le film se situait dans les années 1920-1930, ça m’avait inspiré de la musique contemporaine qui débutait dans ces années-là. Je ne suis pas très content de ce que j’ai fait, ce n’est pas un métier facile. Tout ce que j’ai entendu côté accompagnement au piano pour l’image est mauvais d’ailleurs.
Les heureux intervieweurs, avec Martine Palmé, Anna Solal
et le Maître. Photo : Jean-Baptiste Millot.
Stéphane Ollivier : Vous avez employé tout à l’heure le mot “free”. C’est une musique avec laquelle vous n’avez pas été très tendre !
J’avais assisté à un concert d’Ornette Coleman en Allemagne. Il jouait du violon et de la trompette, et mal comme ce n’est pas permis ! La liberté, c’est bien mais il faut un minimum de choses ! Je n’étais pas prêt pour rompre avec le passé, quitte à ajouter des choses. Construire une maison en démolissant les fondations ne me semblait pas la solution. Ce n’est pas Ornette Coleman, mais ses suiveurs qui m’ont fâché avec le free jazz, tous ceux qui se sont dit qu’on n’avait pas besoin d’être un vrai musicien pour jouer.
Stéphane Ollivier : On a placé dans la même catégorie des gens qui faisaient des choses très différentes, entre Eric Dolphy, Albert Ayler ou Sunny Murray. Y a t-il des gens qui étaient catalogués “free” qui ont trouvé grâce à vos oreilles ?
Je pensais que ça ne pouvait pas être une musique de l’avenir, mais une parenthèse, nécessaire certainement, pour remuer les choses. Ça m’a influencé dans mes compositions. A mon époque, le tempo était omniprésent, et on s’est mis à pouvoir faire des passages avec des ralentis, sans harmonies, la musique devenait plus riche.
Fred Goaty : Ce que vous dites du free ressemble à ce que disait Miles Davis, qui s’en méfiait tout en étant attiré, et qui a admis que des musiciens intéressants en étaient sortis. Miles est l’un de vos contemporains : que représentait-il pour vous ?
Quand il jouait avec Charlie Parker c’était merveilleux. J’ai cessé de m’y intéresser quand il ne jouait plus du tout de standards. J’étais allé l’écouter – avec Lee Konitz – après son retour, dans les années 1980. Mais il n’a jamais perdu sa sonorité, et son feeling incroyable.
Lionel Eskenazi : Vous venez d’évoquer Lee Konitz, qui a été très important pour vous…
Je suis celui qui a joué le plus longtemps avec lui, des centaines de concerts aux États-Unis, et ailleurs. Ç’a démarré en 1968 lors d’un bœuf au Club Saint-Germain, et quelques mois après on jouait au même concert. Nous avions le même passé, les mêmes souvenirs, et on connaissait les standards habituels. Il jouait des notes à l’époque, ensuite il en jouait tellement peu que c’était plus du sentiment. Il était très influencé par Lennie Tristano, comme vous savez.
Fred Goaty : On a l’impression que vous aviez le même sens de l’humour aussi, un peu acide, décalé…
Oui, sans doute, mais les musiciens sont souvent comme ça. Michel Portal aussi a toujours été très amusant. On ne se prend pas au sérieux, on a gardé en tête que faire de la musique, n’est pas un métier !
Stéphane Ollivier : Cet humour s’entend dans votre musique, vos détournements de la forme, alors que chez Michel Portal, non !
Cet humour dans la forme, ce n’est pas de ma faute, c’est venu comme ça, je n’y peux rien. La seule chose que j’ai de différent c’est l’envie de savoir jouer du piano que j’ai beaucoup travaillé, mais la musique est dans la tête. Quand on sait qu’on peut jouer n’importe quoi, les idées arrivent.
Lionel Eskenazi : Vous avez aussi rendu un Hommage à Tex Avery…
Oui, j’aimais beaucoup ça, mais c’était surtout pour trouver un titre à la musique ! Comme j’avais trouvé le titre Jazz frit a l’époque du free jazz, un peu pour montrer mon désaccord… Mais je l’ai pratiqué aussi : avec Portal, on a joué free pendant quinze ans, si j’avais détesté ça je ne l’aurais pas fait. Mais mon truc, c’est avant tout l’harmonie issue de Claude Debussy et Maurice Ravel, toute cette époque. C’est la richesse de la musique. Même avant le free, lorsque tout le monde jouait modal, l’harmonie avait déjà un peu été mise de côté d’ailleurs.
Stéphane Ollivier : Ce goût pour l’harmonie et la forme vous a conduit à jouer longtemps en big band, mais aussi a écrire des pièces comme des concertos. Quelles sont vos références ?
C’est la faute d’André Francis ça. Il était fou ce type ! [Rires.] Un jour, il m’a proposé d’écrire un concerto de piano pour l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Ça m’a plu, et j’en ai fait cinq ou six. Ensuite j’ai écrit pour trompette, saxophone, sans plus penser à moi. Mon ambition était d’enrichir le jazz grâce a ce qui existait depuis des siècles. L’année dernière, à Radio France, il y a eu un concert de pièces que j’ai écrites, des concertos de forme classique, avec des phrases qui n’appartiennent qu’au jazz, qu’un musicien classique n’aurait pas pu jouer. Je ne suis pas le seul à avoir tenté ça, il y a eu des mélanges désastreux que tout le monde trouvait géniaux, par Gunther Schuller par exemple, où Rolf Liebermann, qui avait fait un truc qui avait été encensé mais qui était insensé. Depuis quelques temps, je suis complètement largué sur ce front. Je ne connaissais pas les œuvres des autres, mais je sais qu’André Prévin était un formidable pianiste de jazz en même temps qu’un grand chef d’orchestre. Je suis sûr qu’il a écrit des pièces mais je ne les ai pas entendues.
Fred Goaty : La musique d’Igor Stravinsky devait vous intéresser aussi…
Beaucoup, mais c’était le jazz de son époque qui l’intéressait, et pas ce que le jazz était devenu au moment où j’ai arrêté ce genre de choses. D’ailleurs, pour savoir ce que le jazz est devenu il faut s’intéresser aux connaisseurs d’aujourd’hui ! [En s’adressant à Walden Gauthier et Yazid Kouloughli] Qu’est-ce que vous, vous appelez “jazz” par exemple ?
Walden Gauthier : S’il y a quelque chose qui n’a jamais changé dans le jazz, c’est le langage qui permet aux musiciens de communiquer. Mais est ce que “jazz” désigne une musique précise où juste cette communication ?
Yazid Kouloughli : Tous les jeunes musiciens à qui j’ai pu parler ont un rapport ambivalent avec ce mot. Ils sont souvent un peu mal à l’aise avec ce terme, et la question de savoir s’ils en font ou non ne les intéresse pas tellement… Selon moi, avant l’arrivée du free jazz, on était arrivé à une perfection telle dans notre domaine qu’il était devenu impossible d’aller plus loin. Il fallait faire autre chose. Ensuite il y a eu le free et tous ses dérivés, puis il a fallu là encore faire autre chose.
Fred Goaty : Vous écoutez de la musique à la radio ?
Ça m’arrive, mais ce que j’y entend est assez traditionnel. Mais je suis en dehors de la musique maintenant. Je ne suis pas fâché avec elle, mais j’ai tellement donné qu’après mon dernier concert, je n’ai plus touché à mon piano, sauf quand il y a eu cette proposition de mettre à jour mes concertos de musique symphonique : je me suis remis à jouer pour écrire.
Yazid Kouloughli : Depuis votre concert à la Salle Gaveau, vous ne jouez plus, même en privé ?
Je n’ai plus joué de piano, non.
Fred Goaty : Ça vous manque ?
[S’adressant à sa femme.] Combien de minutes est-ce que je joue par mois ?
Anna Solal : Très peu, c’est un désastre.
Fred Goaty : Pardonnez-moi si la question est indiscrète Martial, mais sont-ce pour des raisons physiques que vous ne pouvez plus jouer, ou par manque d’envie ?
Rien de physique, non, car quand je m’y remets je me dis « tiens, je sais encore jouer, il me reste un peu de doigts ! », même si après une longue interruption ils ne fonctionnent plus aussi bien. J’étais arrivé à un point ou techniquement je pouvais m’arrêter de jouer trois ans et savoir encore jouer. Mais c’est une grande dépense physique, il faut une énergie terrible pour jouer du piano, même si ça a l’air facile.
Fred Goaty : Vous jouez beaucoup dans votre tête ?
Oui, mais je n’y joue rien d’intéressant ! [Rires.] C’est un lieu commun que les tous les musiciens ont en tête les choses les plus stupides du monde : le dernier truc qu’on a entendu dans un film, une chanson qu’on déteste mais qui est là malgré nous.
Fred Goaty : Vous n’avez plus joué depuis combien de temps ?
J’ai joué la dernière fois quand ma petite fille est venue me rendre visite. J’avais pris l’habitude, quand j’entendais la voiture de son papa se garer, de me mettre à jouer tandis qu’elle courait vers moi pour m’embrasser. J’ai adoré ces moments-là. Mais si personne ne court après moi…
Franck Bergerot : A propos de ce qu’on a dans la tête, un beau standard, ça repose sur quoi ?
D’abord il faut que ça dure. La meilleure preuve que c’est un standard, c’est sa longévité. Ça repose sur une mélodie intéressante qui ne ressemble pas aux autres, avec en général certains écarts inattendus, une harmonisation inspirante pour l’improvisateur. Les grands standards sont ceux que j’ai continué à jouer bêtement car je n’arrive pas à les user, ils m’inspirent toujours. Mais beaucoup ont disparu. Quand je jouais dans les clubs j’en connaissais 3000 ! [Le guitariste] Jimmy Gourley avait un petit carnet avec les grilles harmoniques, sans les mélodies, qu’il connaissait par cœur. Je jouais les accords et lui la mélodie, puis on improvisait. Il en connaissait des centaines. Certaines choses de Gigi Gryce, de Benny Golson – qui avait plusieurs tubes que tout le monde jouait au Club Saint-Germain – ou de Billy Strayhorn sont tellement beaux qu’on ne s’en lasse jamais.
Franck Bergerot : Y a t-il des auteurs qui vous inspirent plus que d’autres, comme Cole Porter ou Duke Ellington ?
C’est vrai aussi pour Cole Porter ou George Gerswhin, mais ceux qui m’inspirent le plus sont moins connus, comme David Raksin qui a composé Laura, ou Stardust de Hoagy Carmichael, ou Stella By Starlight…
Fred Goaty : Pourquoi y a t-il si peu de standards écrits par des compositeurs européens ?
Stéphane Ollivier …à part Michel Legrand…
Peut-être Nuages, les Feuilles mortes, un ou deux thèmes de Charles Trenet, mais ils n’avaient pas autant de qualités harmoniques que les autres dont j’ai parlé.
Lionel Eskenazi : Comment vous est venue l’idée de déstructurer les standards ?
Oh c’est ma mauvaise humeur ça… Ou peut-être parce que je n’ai pas de mémoire. J’aimais bien mélanger les choses et quand j’avais un trou, je pouvais me rattraper en jouant un autre thème. J’avais des réflexes, et j’étais un bon conducteur de voiture aussi.
Fred Goaty : D’où l’un de vos pseudonymes, Jo Jaguar !
Ça c’était alimentaire, et j’ai toujours eu très faim ! Et longtemps manqué de quoi manger… La première fois que j’ai choisi mon cachet, j’avais 52 ans. Avant, je ne demandais pas ce qu’on allait me donner. Mon nom a grandi d’un coup, je ne sais pourquoi, et j’ai pu être payé beaucoup plus que la plupart des musiciens. J’ai honte de le dire, mais ça n’est pas de ma faute !
Lionel Eskenazi : On dit que vous n’avez eu qu’un seul élève : Manuel Rocheman. Qu’en est-il ?
C’est un peu une légende. C’est le seul que j’ai vu plusieurs fois de suite et qui me payait ses leçons, il a un talent harmonique peu commun. Mais j’ai reçu ici trente ou quarante pianistes qui ne sont pas venus prendre une leçon mais à qui j’en ai donné tout de même. Et j’ai fait beaucoup de masterclasses en Suisse, en Italie. L’enseignement c’est merveilleux, mais beaucoup de musiciens sont devenus enseignants pour gagner leur vie. Ça m’aurait plu de faire ça, j’étais assez doué. Enfin, là je suis en train de me lancer des fleurs… Si vous nous débarrassiez un peu de ces biscuits ?
Walden Gauthier : Comment faire écouter du jazz à mes camarades de classe ?
Si vous vouliez apprendre l’Histoire de France à vos amis, je vous dirais de commencer par Clovis et vous verrez après, mais il faut connaître l’histoire dans l’ordre chronologique pour percevoir les évolutions. Si vous commencez par le dernier chapitre, ils ne comprendront rien. Il faut de la patience, posséder les disques des meilleurs interprètes de chaque époque. Mais je ne sais pas si vous arriverez à les convaincre car si pour nous le jazz était nouveau, pour les jeunes d’aujourd’hui c’est ancien et c’est un handicap terrible. Il faut commencer par le début, disons Louis Armstrong pour simplifier. Il était unique, sans parler de sa voix qui faisait partie de son charme, et tout ce qu’il jouait à la trompette, sans une technique formidable, mais avec le génie de l’improvisation.
Yazid Kouloughli : Tout ce que vous mettiez dans vos improvisations et dans vos compositions, cet imaginaire musical, qu’est-ce que vous en faites désormais ?
Mes doigts ne vont plus répondre et handicaperaient mon imagination. Vous me demandez si je m’ennuie ? Non, pas du tout. Je fais des tas de choses… qui sont secrètes ! Ça n’intéresse pas les lecteurs de Jazz Magazine.
Fred Goaty : On pense à Keith Jarrett, qui ne peut plus jouer du tout suite à son accident cérébral…
Le côté physique est irremplaçable. C’est toujours triste. Tout ce qui n’est pas gai est triste ! [Rires.] Mon problème, c’est de bien marcher sans avoir de vertiges, j’ai des problèmes d’yeux… Cinquante mille problèmes !
Martine Palmé : Quel souvenir gardez-vous de vos rencontres avec Wes Montgomery ?
Très sympathique ! On a joué plusieurs jours à Hambourg. J’ai pris beaucoup de plaisir à jouer avec Jimmy Rainey aussi. Malheureusement tous les gens que j’aimais bien ont eu la bêtise de mourir : Hampton Hawes par exemple… J’aurais dû leur expliquer comment il fallait faire pour durer.
Franck Bergerot : Après votre dernier concert à Gaveau, vous aviez confié être déçu…
Souvent, quand je joue, je ne suis pas content, et en me réécoutant je me rends compte qu’il y avait quelque chose de nouveau, dans l’harmonie ou l’improvisation. Dans le disque, comme je le dis à la fin du texte au verso, je pense qu’il y avait quelque chose en gestation que j’aurais aimé continuer, que d’autres feraient, mais c’est une voie que personne n’a envie de suivre. Mais à l’époque, je ne savais pas que ce serait mon dernier concert.
Fred Goaty : J’ai l’impression que vous n’avez pas de regrets concernant votre carrière…
Le nombre de choses que je regrette de ne pas avoir faites est énorme ! J’étais trop timide pendant des années, c’était terrible ! J’ai écrit trois musiques de films pour Jean-Paul Belmondo, j’aurais pu au moins avoir le réflexe de lui faire savoir que je voulais le remercier, et surtout lui écrire cinquante autres musiques de film ! Je ne l’avais pas rencontré, j’étais trop discret, pas le genre à aller frapper aux portes. Mais je ne peux pas regretter d’être comme je suis. Ce que j’aimerais avoir, c’est cinquante ans de moins.
Repères
1927 Naissance, le 27 août, à Alger.
1945 Il devient musicien professionnel.
1952 Il commence à jouer au Club Saint-Germain.
1953 Enregistre avec Django Reinhardt.
1956 Enregistre “Son piano son trio” pour Vogue sous le nom de Jo Jaguar. Création de son premier big band.
1958 Compose sa Suite en ré bémol pour quartette de jazz.
1959 Signe la musique du film de Jean-Pierre Melville, Deux hommes à Manhattan.
1960 Jean-Luc Godard fait appel à lui pour celle d’À bout de souffle.
1963 Sortie de “At Newport ’63” (RCA Victor), avec Teddy Kotick à la contrebasse et Paul Motian à la batterie.
1964 Rencontre Thelonious Monk à San Francisco.
1969 Enregistre “Impressive Rome” (Campi Records) en quartette avec Lee Konitz.
1970 “Sans tambour ni trompette” (RCA Victor), avec Gilbert Rovère et Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse.
1973 Sortie de “Key For Two” (BYG Records), avec Hampton Hawes.
2000 Les Acteurs de Bertrand Blier est sa dernière musique de film en date
2005 Parution de Martial Solal, compositeur de l’instant, entretien avec Xavier Prévost (éd. Michel de Maule).
2018 “Prix Jeune Talent” (!) de l’Académie du Jazz.
2024 Il tire sa révérence le 12 décembre, entouré des siens, à Chatou.
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
«Enregistrer “Flamingo” avec le violoniste Stéphane Grappelli, c’était une idée de Francis Dreyfus. Stéphane, je le connais depuis longtemps, je l’avais rencontré il y a quinze ans alors que j’étais à Brooklyn. Il jouait au Blue Note… Son ami Joseph était avec lui et je lui ai proposé: « Stéphane, puisque vous êtes aux Etats-Unis, est-ce que ça vous ferait plaisir de manger un morceau chez moi ? J’ai un jardin, on pourrait faire un barbecue… Je vous ferai un saumon grillé… » Ils sont venus à la maison, j’ai joué un morceau, et Stéphane a dit : « Il faudra qu’un jour on fasse quelque chose ensemble… » L’enregistrement s’est passé très simplement, j’ai envoyé à Stéphane une liste de standards, de chansons, une cinquantaine de morceaux, par fax, puis on en a choisi une dizaine qu’on a enregistrés. On a bien rigolé, tout s’est passé dans la bonne humeur, très calmement. Stéphane était marrant, parce qu’il s’endormait souvent. Il se levait avec son casque sur la tête et on lui disait : « Stéphane, enlève ton casque ! » Sinon il se cassait la figure… “Flamingo” a bien marché : c’est un des rares disques d’or en jazz, plus de 100 000 exemplaires vendus en France. Je suis très fier de “Both Worlds”, paru fin 1997. L’accouchement a été difficile. D’abord, il a fallu que je me batte avec ma compagnie de disques : monter un septette n’était pas perçu comme l’idée du siècle, ce n’était pas gagné d’avance. J’ai pensé tout de suite à Steve Gadd pour la batterie, et à Anthony Jackson pour la basse. Au départ, il devait y avoir Michel Portal dans le septette, au saxophone et à la clarinette basse. Je voulais quelqu’un qui connaisse vraiment les cuivres et les anches, je ne voulais pas me planter sur les arrangements, comme avec “Marvellous”. Michel m’a conseillé de demander au tromboniste et arrangeur Bob Brookmeyer, avec qui il souhaitait aussi travailler. Miroslav Vitous, avec qui je travaillais également en duo, m’a dit la même chose : « Brookmeyer, c’est le meilleur ! » J’ai appelé Bob, je lui ai demandé s’il me connaissait, il a répondu oui, je lui ai dit : « Vous voulez travailler avec moi ? » Il a dit oui, et je lui ai envoyé la musique. Quand il est arrivé, il avait des arrangements formidables mais très longs : chaque pièce, si on avait suivi précisément son travail, aurait duré entre vingt et vingt-cinq minutes ! J’ai pris peur, en répétition on avait du mal, on étouffait un peu dans ses arrangements. On était en train de faire un disque de Bob Brookmeyer ! J’ai douté, j’ai même pleuré… Mais je tenais à faire ce disque, alors j’ai travaillé. On avait quand même une tournée. J’ai annoncé aux musiciens : « On ne va pas jouer les arrangements, on va jouer des standards… » Alors Portal a dit : « S’il faut jouer des standards, je ne vous suis plus vraiment utile, je me casse… » Je crois que Bob ne me connaissait pas assez musicalement. Mais pendant cette tournée il a appris à me connaître, et il a refait des arrangements à ma mesure. À New York, on a enregistré, refait tout le travail de réajustement en cinq jours ! Le disque est sorti, le résultat est superbe, les chansons sont vraiment bien.
Quand je regarde la pochette de mon premier disque, “Flash”, et celle de “Both Worlds”, je mesure le chemin parcouru. En 1980, je ne marchais pas, je pesais 25 kilos, je ne savais rien de la vie, j’étais un peu paumé… En 1998, je suis plus solide, je marche avec des béquilles, je me débrouille tout seul, je suis en meilleure santé, et j’ai appris des tas de choses. Et même si j’ai perdu des cheveux, je me trouve plus beau aujourd’hui. Il y a une phrase du Dalaï Lama qui me plaît : « Quand il y a une solution au problème, il n’y a pas de quoi s’en faire, et quand il n’y a pas de solution au problème, il n’y a toujours pas de quoi s’en faire. » Est-ce que je crois à la vie après la mort ? Je n’en sais rien. A l’enfer, au paradis, Adam et Eve ? Non. Que Dieu nous a créés ? Non plus. Mais lors d’une grande souffrance, je peux l’implorer. Parfois ça marche, et d’autres fois non… J’aime la philosophie du moment présent, apprécier ce que je vis, maintenant, ne pas faire de plans pour le futur, parce qu’on ne sait jamais ce que la vie nous réserve. »
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Après “Marvellous”, la vie est repartie, toujours à New York. J’ai loué une petite chambre, chez la femme de Victor Jones, le batteur de mon groupe précédent, pour garder une adresse. Je n’avais plus rien après ma saisiearrêt et mes problèmes fiscaux… Récemment, j’ai acheté un appartement à New York : quatre-vingts mètres carrés, mais j’ai tellement de travail que je n’ai pas eu le temps d’y faire quoi que ce soit ! Puis j’ai enregistré les deux volumes de “Conférence de Presse” avec Eddy Louiss à l’orgue. Avant de jouer avec lui, j’avais enregistré un morceau spécial pour un CD bonus où je jouais à la fois du piano et de l’orgue, ça s’appelait Montélimar. Quand je jouais avec mon père, dans les bals, je jouais de l’orgue… Et une de mes idoles, c’était Eddy. En 1983, nous avions déjà joué ensemble au Petit Journal Montparnasse, à Paris, et c’était superbe. Yves Chamberland a tenu à ce qu’on refasse ce duo, pendant trois jours, à nouveau au Petit Journal. Le titre, “Conférence de presse”, c’est pour Eddy. Quand on le connaît un peu, on sait qu’il a horreur des interviews, de parler à la presse, alors je me suis dit qu’on allait enregistrer un disque en invitant la presse, et comme ça ils seraient déjà au parfum et ne nous embêteraient plus avec leurs questions. On a fait une conférence de presse, et au lieu de parler, on a joué, tout simplement ! Merveilleux souvenir. Eddy est un musicien génial. Ensuite, il y a eu ce double CD live, “Au Théâtre des Champs-Elysées”. C’est le concert intégral, sans la moindre retouche, on n’a rien changé, pas une note. Pas comme Keith Jarrett avec “Köln Concert” – ce qui est courant, c’est pour ça que je le précise… La photo de Jean Ber est géniale, je la préfère de beaucoup à celle de “Marvellous”, où je ressemble au Magicien d’Oz…
En jouant beaucoup en solo depuis quelques années, je me suis fait ouvrir les portes des grandes salles classiques du monde entier. Dans ces salles, c’est formidable, il y a un piano, pas de micro : tu joues ! J’aime presque toutes les grandes salles allemandes : le Philharmonique de Berlin, de Munich, de Dusseldorf, le Stadthall d’Hambourg — sublissime ! A Paris, j’aime beaucoup l’Olympia, le Théâtre des Champs-Elysées, et à New-York le Carnegie Hall, celui d’avant, car ils ont changé l’acoustique il y a dix ans, et maintenant c’est nul. À Londres, j’aime le Royal Albert Hall, le Queen Elizabeth Hall. En fait, j’ai joué dans presque toutes les grandes salles du monde. Côté clubs, aux Etats-Unis, j’aime le Birdland et le Village Vanguard, parce que c’est un endroit mythique, on sent tous les fantômes, ils sont là ! En France, j’ai de bons souvenirs du Dreher. Je me rappelle le New Morning de Genève et j’aime le New Morning de Paris, local un peu pourri mais sympathique parce que Madame Fahri est une femme extraordinaire que j’aime beaucoup. Il y a aussi le Petit Journal, où j’ai joué souvent… En province, il y a le Pelle- Mêle à Marseille, il y avait le Hot Brass à Aix-en-Provence. À Montpellier, il y a une Salle Petrucciani ! En Allemagne, il y a la Fabrik à Hambourg, le Casino d’Eau à Berlin. Les bons souvenirs sont souvent liés au patron, à l’accueil, au matériel… En Italie, il y avait le Pitt Inn qui était bien, c’était à Rome, mais la patronne s’est suicidée. De ville en ville, je perçois des différences entre les publics. Le public n’est pas le même à Coutances, Tourcoing ou Paris. La relation entre l’artiste et son public, c’est quelque chose d’intime : il n’y a pas de “mauvais” public, il n’y a que de mauvais artistes. L’artiste, quand il est “bon” – même si ce n’est pas le mot qui convient : il y a de bons artistes qui ne plaisent pas –, ou disons “honnête”, fait plaisir aux gens : si on est honnête, même si on se casse la gueule, le public pensera “Au moins, il a essayé”. Une performance live ressemble à du patinage artistique : on fait des figures, des sauts, des pirouettes, parfois on tombe sur les fesses, mais on se remet debout, et hop ! Ça fait cinq ans que je fais du solo, en alternance avec quelques trios ou mon septette. Le solo, c’est la formule qui me plaît le plus aujourd’hui. C’est drôle, dans le film de Cassenti, je disais que le solo « c’était vachement égoïste »… Comme quoi il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis ! Cela dit, peut-être que dans dix ans je dirai que le solo me fait chier… Depuis ce disque, j’ai encore fait des changements dans mon répertoire : je ne joue plus que mes compositions. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« J’avais signé un contrat d’édition musicale pour la France avec Francis Dreyfus. Je ne savais pas qui il était. Je connaissais surtout le producteur Yves Chamberland. Quand Yves et Francis ont monté le label Dreyfus Jazz, Yves a dit à Francis que ce serait bien d’avoir Michel Petrucciani. Yves m’a appelé pour m’annoncer qu’il allait amener Francis à un de mes concerts pour qu’on se rencontre, voir s’il y avait des affinités. Peu de temps après, je vois Francis arriver après un concert, à Deauville je crois. Nous sommes allés dans un bar. On avait commandé des Perrier, on a discuté, puis on a voulu payer mais le serveur n’arrivait pas. Francis s’énervait : « On fait poireauter Michel… » L’addition n’arrivait toujours pas… Francis a sorti un billet de 500 balles et l’a mis sur la table : « Allez on se casse, au moins c’est payé. » J’ai trouvé le geste généreux, il l’avait fait pour que je n’attende pas trop longtemps. Moi aussi j’aime donner, et je me suis dit : « Ce mec me plaît, je vais signer avec lui. » Avec Francis et Yves, j’ai appris le vrai métier : les royautés, le business, comment on doit payer ses impôts, comment gérer son argent. Francis et ses avocats sont allés voir Blue Note et leur ont dit qu’on n’avait pas le droit de faire un contrat à vie avec un jeune homme de 23 ans, que j’étais barge quand j’avais signé, que je ne savais pas ce que je faisais… Il y a eu un audit dans les comptes de Blue Note. Et j’ai reçu un chèque confortable ! Avec un petit mot : « Excusez-nous, nous avions oublié… » J’ai gardé une copie du chèque et le mot du comptable. J’ai remboursé mes dettes, et commencé à mieux gérer mon argent. Mon premier disque avec Dreyfus, ç’a été “Marvellous”, avec un quatuor à cordes, Dave Holland à la contrebasse et Tony Williams à la batterie. Je voulais faire un disque spécial pour Francis, original, qui se démarque des précédents. J’ai arrêté ma période électrique et me suis remis à l’acoustique. Je suis ravi d’avoir fait un disque avec Tony Williams. J’avais une telle envie de travailler avec lui… Tony a vraiment joué. Dave m’avais dit : « Si tu prends Tony, ça peut être tout bon ou tout mauvais, tout dépend de son humeur du moment… » Or, il était dans une humeur formidable, fraîchement marié. Il me répétait qu’il aimait ma musique, mes mélodies, comme celle de Charlie Brown. “Marvellous” est un bon disque, mais un peu raté, dans la mesure où le quatuor ne fait pas le boulot que j’aurais aimé qu’il fasse. Je me suis mal débrouillé, je ne me sentais pas prêt pour faire moi-même les arrangements, et le mixage est assez mal fait. Si je pouvais remixer ce disque, je mettrais les cordes plus en avant. De toute manière, si je pouvais exaucer un voeu, ce serait de refaire tous mes disques ! Tous ! Quelques-uns sont bien faits, avec de jolies chansons, que je retiens plus que les solos – plus j’évolue dans mes connaissances musicales, moins je vais vers l’improvisation. J’aime composer, de plus en plus. J’aime l’improvisation, mais ça devient moins important, ça m’amuse de moins en moins. On en vient à ce que disait Miles Davis : moins de notes, ce n’est pas important tout ce charabia… Quant aux fausses notes, c’est relatif, la plupart des gens ne les entendent pas. Un concert sans fausse note, ce n’est pas un concert. Comme disait encore Miles, “il n’y a pas de fausses notes, il n’y a que des mauvaises notes”, ou quelque chose dans ce genre. Il n’avait pas tort. Les mauvaises notes, c’est quand on n’est pas honnête, on pense : “Je vais jouer ça parce que ça fait bien”, comme on peut se servir de la technique : on s’en sert quand on n’a plus d’idées. Il faut d’abord essayer de trouver la couleur et l’habillage qui convient. L’origine de tout ça, c’est la composition, l’harmonie : la chanson. J’aime les choses que l’on peut chanter, dont on se souvient. J’aime La vie en rose, ça me parle. J’aime la pop music. J’aime Miles parce que c’est un grand mélodiste qui savait phraser : il jouait “Porgy & Bess”, Someday My Prince Will Come… Même Coltrane, qui était compliqué et avait un langage très évolué, est resté très mélodique. Quand il joue une ballade, un standard, c’est à tomber par terre, et “A Love Supreme”, c’est quelque chose qu’on peut chanter. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Avant “Music”, je vendais entre 10 et 20 000 disques aux Etats-Unis et moins de 10 000 en France. C’était bien, mais pas extraordinaire. Et puis j’ai fait ce disque, avec un groupe “électrique”, pour une musique un peu plus “facile”, je suis entré un peu plus dans la chanson, et sorti un peu du jazz. Le mot “facile” ne me gêne pas, j’avais envie de faire une musique plus accessible, des chansons plus que des thèmes de jazz. Ç’a été le début de ma carrière en tant que compositeur de chansons, d’une musique parfaitement lisible. Très vite, j’ai été très critiqué, à cause de cette musique, à cause de ce groupe électrique… Dans “Music”, il y avait Looking Up, et Eric, qui était encore producteur, m’a dit : « Il n’est pas mal ton petit morceau mais on va le mettre à la fin… » Je lui ai répondu : « T’es fou, ce morceau est super ! On va le mettre en premier ! » J’y tenais absolument. Et il a beaucoup plu, d’emblée. Je suis passé à 90 000 albums vendus en France ! Mais je ne m’en suis pas vraiment aperçu, je ne recevais que peu de royautés, à cause de mon contrat merdique… J’en ai vendu à peu près 100 000 aux Etats-Unis. Ça devenait sérieux. Un jour, un ami, qui était manager de Johnny Clegg, est allé dans les bureaux de EMI pour signer un contrat et, à la réception, il a vu un énorme agrandissement de la pochette de “Music” ! Il m’a appelé : « Michel, tu es une star, ils ont mis ta photo à l’entrée des bureaux ! » A partir de là, j’ai fait tout ce que j’ai voulu avec Blue Note. Quand j’arrivais dans les bureaux, tout le monde s’affolait. Ce n’était plus « Attendez, on va voir s’il est là… » : les portes s’ouvraient en grand. Dès que ça marche, on vous parle autrement dans une boîte, et pas qu’aux Etats-Unis. C’est partout pareil. Ça m’a aussi ouvert les portes pour les concerts, j’étais beaucoup plus demandé, je touchais plus d’argent. J’étais sorti du cadre du “pianiste de jazz”, j’étais devenu un peu plus populaire à ce moment-là en tout cas. Moi, je joue pour les gens. Je ne suis pas assez prétentieux pour dire qu’il faut être un connaisseur absolu pour apprécier ma musique. Sans faire la putain, je veux toucher les gens. Pourquoi le jazz devrait-il être réservé à une élite ? Après “Music”, il y a eu le Manhattan Project avec Wayne Shorter, le bassiste Stanley Clarke, la chanteuse Rachelle Ferrell… C’est le batteur Lenny White qui avait organisé cette rencontre. Il avait d’abord pensé à McCoy Tyner au piano. Mais McCoy, je pense, a dû avoir des exigences financières excessives. Lenny, qui avait fait “Music” avec moi, a dit aux gars de Blue Note qu’on pouvait compter sur moi, et qu’en plus j’étais de la maison ! J’ai reçu un coup de fil de Lundvall alors que j’étais en tournée en France. Il m’a proposé de venir trois ou quatre jours à New York pour faire un disque. C’était très bien payé : je crois que j’ai eu le cachet que devait avoir McCoy au départ, 26 000 dollars, et un aller-retour en Concorde ! J’ai dit oui tout de suite. Je suis arrivé, on a répété et fait le disque et la vidéo en trois jours. J’ai aimé ça. J’ai adoré travailler avec Stanley Clarke, un type très sympa. J’aime beaucoup toute la partie électrique du disque, mais pas quand Stanley joue de la contrebasse. Et Wayne [Shorter], superbe… Blue Note avait bien fait les choses, nous avions chacun une loge, et tous un cadeau personnalisé. Moi, en tant que Français, ils m’avaient offert deux superbes bouteilles de Bordeaux, avec un petit mot. A un moment, Wayne est venu me voir : « Michel, je pourrais te parler après la session ? » Je me suis dit : « Il va peut-être me proposer du boulot, on va peut-être faire quelque chose ensemble… » J’étais content. L’enregistrement terminé, il revient : « Je peux te voir maintenant Michel ? – Bien sûr, Wayne ! » Et le voilà qui montre du doigt mes deux bouteilles et me demande s’il peut les emporter. J’ai dit oui, et hop, il s’est sauvé avec. Tout le monde croit que ma vie s’est déroulée très facilement, mais j’ai eu aussi des déceptions. C’en était une. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Je n’ai jamais été obsédé par une reconnaissance mondiale, mais Blue Note me donnait l’occasion de vivre mon rêve américain, de travailler avec des Américains dans une boîte américaine, distribuée aux Etats-Unis. J’étais arrivé à être considéré comme un musicien américain, avec des collègues américains. J’étais américain ! Beaucoup plus qu’aujourd’hui, où je me suis un peu “refrancisé”, j’ai retrouvé mes racines. En fait, le vrai début de ma notoriété avec Blue Note, c’est quand j’ai fait “Music”, en 1989. Avant, il y avait eu “Michel Plays Petrucciani”, enregistré fin 1987. Deux trios, un sur chaque face, c’était mon idée. J’avais beaucoup aimé le disque “Supertrios” de McCoy Tyner avec deux trios différents par face – Elvin Jones, Tony Williams, Ron Carter… Je voulais faire quelque chose de ce genre (il y avait encore des 33-tours avec deux faces…). Aujourd’hui, avec les CD, il faut enregistrer plus de musique, au moins une heure, alors que vingt minutes par face, c’était bien – il ne faut pas oublier que je suis du Midi, faut pas trop m’en demander, la sieste, c’est important. Sur “Michel Plays Petrucciani”, il y avait le batteur Roy Haynes. J’ai travaillé beaucoup avec lui par la suite. Au départ, je voulais Jack DeJohnette et Gary Peacock, mais Peacock m’a fait observer : « Si tu prends DeJohnette, ce sera la rythmique de Jarrett, et ça risque d’être un peu trop proche. Pourquoi ne prends-tu pas l’idole de Jack, Roy Haynes ? Si tu ne peux pas travailler avec le musicien que tu veux, travaille avec son maître… » J’appelle Roy, qui est venu tout de suite. Après le disque, nous avons fait une longue tournée internationale. Aujourd’hui encore, nous nous voyons souvent. Le producteur de “Michel Plays Petrucciani” était Eric Kressmann, mon manager à l’époque. « J’ai attendu deux ans avant d’enregistrer mon disque suivant, “Playground”. Je travaillais alors avec le claviériste Adam Holzman, qui venait de quitter le groupe de Miles Davis. Très influencé par le son de ce groupe, la période “Tutu”, je voulais faire quelque chose d’électrique, et Adam a apporté une couleur milesdavisienne dans ma musique, des sons de synthé qu’il avait programmés pour Miles. “Playground” a été mon avant-dernier disque pour Blue Note, il m’en restait un à faire, et ç’a été “Promenade With Duke”, le premier disque en solo que j’aie vraiment désiré. Et qui est encore lié à une femme… J’étais en pleine douleur, la mère de mon fils venait de me quitter. J’ai enregistré ce disque tout seul, à New York, avec Adam, en buvant pas mal de vodka, parce que j’allais vraiment mal. J’étais dans une grande maison, seul, avec la femme de chambre, une Haïtienne. C’était en pleine guerre du Golfe, on regardait la télé l’après-midi, je travaillais avec Adam. J’avais une amie italienne, Gilda Butta, que je connaissais depuis dix ans, une musicienne classique, qui était la pianiste d’Ennio Morricone. Et dans la douleur, la peine, nous nous sommes mis ensemble. Je suis tombé amoureux d’elle, et nous nous sommes mariés ! Elle m’a beaucoup appris, on jouait ensemble, du Rachmaninov. Avec elle, j’ai vraiment évolué techniquement et musicalement. Je lui avais dit que je voulais faire un disque vraiment en solo. Elle m’a beaucoup aidé. J’ai donc fait cet album en hommage à Duke Ellington, parce que c’est Duke qui m’avait donné envie de jouer du piano. Après “Promenade With Duke”, il y a eu encore un disque pour Blue Note, qui n’était pas prévu, “Michel Petrucciani – Live”. C’est moi qui l’ai produit. Comme je trouvais que le groupe tournait bien, j’ai insisté pour pouvoir en laisser un témoignage. Il y a un morceau, Miles Davis Licks, où je cite des phrases de Miles… C’est marrant, j’ai joué ce morceau avec John Scofield à Copenhague, au club Montmartre, et en lisant la partition il s’est exclamé : « Putain, ce Miles, il a vraiment une façon particulière de composer… » J’ai souri, et je lui ai dit que c’était moi qui avais écrit ça… Et puis chez Blue Note, j’ai commencé à m’emmerder. Ils avaient signé d’autres artistes, je n’étais plus le seul Européen. Or j’avais envie d’être un plus grand poisson dans un plus petit bocal… » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« J’ai eu beaucoup d’aventures, je reste rarement plus de cinq ans avec la même femme. Au bout d’un moment je m’ennuie. J’ai besoin de renouveau, toujours. D’une émotion nouvelle. J’en souffre éperdument. C’est aussi pour cela que je crée sans cesse des nouveaux groupes, que je bouge tout le temps. Dès que je sens poindre la routine, je m’emmerde, je me tape la tête contre les murs. Pourtant, écrire des chansons m’excite toujours – je dis “chansons”, pas “thèmes”, ni “morceaux”. Je ne suis jamais blasé, mais au bout d’un moment je m’ennuie de tout. Paradoxalement, je suis très fidèle en amitié, j’ai des amis de vingt ans. J’ai besoin de ça, mais mon coeur me dit autre chose. Ma tête me dit « Arrête ! », mais mon cœur me souffle « Moi, je ne peux pas vivre autrement… » J’aime toutes les femmes… Louis Armstrong disait : « Je me suis marié sept fois et je les aime toutes ! » Je garde une forte amitié pour celles avec qui j’ai vécu. Je vois la mère de mon fils, Alexandre, presque tous les jours. En juillet 1986, j’ai enregistré “Power Of Three”, mon deuxième disque pour Blue Note, avec le guitariste Jim Hall et le saxophoniste Wayne Shorter. Il y a là un son nouveau, j’aime l’originalité qui s’en dégage. Un trio guitare-piano-saxophone, ça ne s’était encore jamais fait ! Je considère Wayne Shorter comme un des plus grands compositeurs du XXe siècle, et je trouve très flatteur qu’il soit dans un de mes disques. Jim, j’ai adoré travailler avec lui. Ce disque reste pour moi une pièce de collection, et une rencontre exceptionnelle. Les titres de mes albums, c’est presque toujours moi qui les impose, c’est peut-être le seul truc que je regarde avant l’argent ! Quand je signe un contrat, j’exige une totale liberté quant aux titres de mes disques ! Il n’empêche que le super titre de “Power Of Three”, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est Wayne. Wayne est un fan de science-fiction, et il était en train de lire un livre qui s’appelait Power Of Three. Il a simplement dit : « Tiens, ça, c’est nous, power of three ! » Wayne est très particulier, il faut arriver à le comprendre pour pouvoir le suivre. Il plane… Quand il raconte des histoires drôles, il est souvent le seul à rire : personne ne les comprend. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« En octobre 1984, j’ai encore enregistré en solo pour OWL, “Note’N Notes”, avec des parties de piano en overdub. Puis, en janvier de l’année suivante, j’ai enregistré “Cold Blues” en duo avec Ron McClure. J’aime beaucoup ce disque, on l’a fait dans le studio newyorkais du pianiste Fred Hersch. À l’époque, je voyais Ron presque tous les jours, on jouait tout le temps ensemble. Nous nous étions rencontrés dans un club, il y jouait avec le groupe Quest. Nous nous sommes enregistrés en duo, comme ça, pour voir, et avons trouvé ça tellement bien que je l’ai proposé à Jean-Jacques. Ça lui a plu tout de suite, et il l’a publié. On l’a appelé “Cold Blues” parce qu’il faisait un froid de canard ce jour-là à New York. De la neige partout ! Entre Ron et moi, il y avait une véritable amitié. J’ai quatre ou cinq vrais amis musiciens à New York : le guitariste John Abercrombie, le saxophoniste Joe Lovano, le batteur Jack DeJohnette, le contrebassiste Dave Holland et Ron. Ils forment comme une famille. “Cold Blues” a été mon dernier disque pour Jean-Jacques. Il faut évoluer : avec lui c’était super, intéressant, mais je voulais quelque chose de plus grand, de mondial ! Jean-Jacques, c’est mes débuts, ces premières amours qu’on n’oublie jamais, le tremplin de toute ma vie musicale. Avant de signer avec Blue Note, j’ai enregistré “Darn That Dream”, un trio “familial”, avec mon père et mon frère. J’ai reçu zéro centime de royautés des ventes de ce disque et ma famille pas davantage. L’arnaque totale ! Mais je suis sûr qu’il y a des gens qui se sont fait des sous, car ce disque, je le vois partout, on me le donne à dédicacer au Japon, en Allemagne… C’est comme “Estate”, que j’avais enregistré avec Aldo Romano et Furio Di Castri à Rome, en 1982… Je demande toujours aux gens où ils ont trouvé ces disques un peu obscurs, comme “Darn That Dream” ou “Estate”.
Après le disque pour Elektra Musician enregistré avec Charles Lloyd, “At Montreux”, Bruce Lundvall, qui était alors président de WEA, avait dit dans une interview parue dans Jazz Magazine : « Si un jour je deviens président d’un autre label, le premier artiste que je signerai sera Michel… » Et quelque temps après, il devenait président de Blue Note. Ils ont réactivé le label en 1985 et j’ai été le premier artiste signé. J’avais accepté sans hésiter. Quand je suis arrivé, j’ai dit : « Où est-ce qu’on signe ? », sans même lire le contrat, les conditions, rien du tout. J’étais tellement content d’être là, je ne me posais pas de questions. J’ai signé ! Un contrat à vie… Ce n’était pas terrible, un contrat de débutant, les royalties étaient nulles. Le premier disque que j’ai fait pour eux, en décembre 1985, ç’a été “Pianism”, qui n’est pas trop mal. C’était le trio avec lequel je travaillais à l’époque. De ce trio, il y avait eu auparavant un disque live au Village Vanguard, enregistré en octobre 1984. Nous l’avions coproduit. Le producteur était un certain Mike Berniker, que Blue Note m’avait assigné d’office. Je me suis un peu battu avec lui… Ils voulaient faire de moi une star, quelqu’un qui vende 500 000 disques. Ils s’étaient dit : on va prendre Michel en main et le pousser à fond. Ils avaient donc engagé ce mec, qui était producteur à Los Angeles, mais de musique un peu plus “pop”, de variétés… Sympa, oui, mais dès qu’il est arrivé il m’a dit : « Je voudrais que tu enregistres le thème de Superman… » J’ai dit non, non et non, je ne peux pas faire un truc pareil, et j’ai appelé Bruce Lundvall pour lui dire qu’il n’était pas question que je fasse ça. Bruce m’a dit qu’il allait parler à Mike, il est venu au studio, le RCA Studio, à New York. Ça s’est arrangé. Après l’enregistrement, Berniker a pris son chèque et est reparti. Le disque n’a pas trop mal marché, j’ai dû en vendre entre 10 et 15 000 aux Etats-Unis. Mon trio tournait déjà régulièrement. Le batteur, Elliott Zigmund, je l’avais rencontré à New York, à l’ouverture du club Blue Note. Il était là avec Lee Konitz. Lee m’avait reconnu et invité à monter sur scène pour jouer avec lui. Je me souviens qu’il pleuvait des cordes et que j’étais avec mon frère. On n’arrivait pas à trouver de taxi pour rentrer, et c’est Elliott qui, gentiment, nous a raccompagnés. On a bavardé, et je lui ai demandé si, au cas où je monterais un trio, ça l’intéresserait d’en faire partie. Il a dit oui et m’a donné sa carte. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Mon premier disque américain a été “100 Hearts”, produit par George Wein, qui s’occupait alors de mes affaires aux Etats-Unis. Il avait créé un label, et les premiers à enregistrer ont été moi et le pianiste Michel Camilo, dont George était un fervent admirateur. Il a voulu, lui aussi, que j’enregistre en solo. Au verso de la pochette du 33-tours, il y a une photo de moi, habillé en chinois et prise dans le quartier chinois, que j’aime bien. Il y en a une autre, de Pierre Lhomme, où je ressemble un peu à Miles, je trouve, avec mes lunettes noires – Pierre est un ami chef opérateur, qui a notamment travaillé sur Cyrano de Bergerac, le film de Jean-Paul Rappeneau. Jean-Jacques Pussiau faisait un peu la gueule que j’enregistre aux Etats-Unis. En fait, toute ma famille française a fait la gueule quand je suis parti : Pussiau, Aldo… Je revenais régulièrement mais j’étais barré dans un trip américain – depuis, j’en suis revenu. Mais à cette époque, j’adorais tout ce qui était américain, je me disais que les Français faisaient chier… Je n’avais pas oublié la France, mais je me sentais plus à l’aise avec le mode de pensée américain. Aujourd’hui je suis français, c’est ma patrie, et américain d’adoption. Je vis à New York, ma copine a un appartement à Paris. Je fais souvent l’aller-retour, mais je ne suis presque jamais à Paris. A New York, je suis chez moi, pas à Paris. En 1985, quand j’ai quitté définitivement Charles Lloyd, je me suis installé à New York, à Manhattan. Je venais de quitter Erlinda, ma première femme. A New York, je me suis vraiment intégré au monde du jazz. Les clubs, les boîtes de nuit, les hanging out de cinq heures du matin, parler, jouer, jammer… C’était LA grande ville, et je ne pensais plus du tout à la campagne californienne. J’y ai rencontré tout le monde. J’ai parlé avec Sonny Ro lins ! Autre rencontre décisive : Gil Evans. J’étais parti en presque vacances avec le contrebassiste Ron McClure – encore une rencontre importante – pour un engagement d’une semaine, tous frais payés, à Saint-Barthélémy, dans les Caraïbes. Nous jouions tous les soirs en duo, j’étais au piano électrique, on s’éclatait ! Et qui vois-je arriver dans ce petit club avec sa femme ? Gil Evans ! Il était en vacances. Nous avons passé la soirée à discuter et sommes devenus amis. Par la suite, il me téléphonait souvent, comme ça, sans raison particulière, et j’allais l’écouter le lundi soir au Sweet Basil avec son big band. Un jour, il m’a envoyé un livre dont le titre était Michel, un livre religieux. Peu de temps après, il m’appelle et me dit : « Michel, je voulais juste te parler, je crois que je vais partir quelque part… Je voulais te dire que je t’aime beaucoup… Bon courage dans ta musique. » Il est mort l’après-midi… Rien que d’en parler, ça me fait quelque chose. Pourtant, nous n’avons jamais joué ensemble. Je crois avoir touché des gens, qui ont manifesté une certaine admiration pour moi, comme si je leur avais donné une leçon de courage. Je sais que Gil, en tout cas, je l’avais touché. Mais ce n’était pas musical… » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Quelque temps plus tard, j’ai rencontré, je ne sais plus ni où ni comment, le contrebassiste Charlie Haden. J’ai adoré travailler avec lui. Nous avons tourné en duo : San Francisco, Santa Barbara, Los Angeles… À cette époque, j’étais discret, je n’osais pas poser trop de questions à ces musiciens, j’avais peur d’être impertinent. Aujourd’hui, je n’hésite plus à le faire. Mais, souvent, ils se racontaient sans se faire prier. Charles Lloyd, par exemple, parlait beaucoup de sa jeunesse, quand il jouait avec Cannonball Adderley. La drogue les avait marqués aussi, ils en parlaient souvent. Récemment, j’ai revu Lloyd, et je lui ai posé des questions sur des modes, des gammes particulières : phrygiens, doriens, lydiens… Sa culture est considérable dans ce domaine, il a beaucoup travaillé tout ça. Quand je lui ai demandé : « Explique-moi ton truc, là… » Il a été très fier et très content ! Alors qu’à mes débuts avec lui, j’aurais craint de l’ennuyer. Aujourd’hui nous jouons un peu dans la même cour, je ne me sens plus dans un rapport élève-professeur, et je lui demande ces informations comme un service. C’est comme l’école du bouddhisme : tu laisses parler le maître, tu ne poses pas de questions, tu le laisses te donner des conseils. S’il t’en donne, c’est qu’il estime que tu en as besoin. S’il ne t’en donne pas, c’est que selon lui tu n’en n’as pas besoin. Moi qui ai été élevé à la dure je respecte ça. D’ailleurs, dans l’école de musique que je rêve de créer – ce serait l’œuvre de ma vie ! –, je voudrais qu’on enseigne ainsi, avec ce rapport maître-élève. Le maître peut passer une journée avec toi et ne rien te dire. Aujourd’hui, ne serait-ce que par rapport à ma génération, les jeunes ont tellement d’informations… Mon fils [Alexandre NDR], qui n’a que 8 ans, maîtrise l’Internet, le téléphone… Pour moi, à son âge, il n’était pas question de mettre un doigt sur le téléphone ! C’était pour les grands ! De temps en temps, si c’était Mamie qui appelait, on me la passait, mais en me tenant le combiné ! À travers la forme d’éducation musicale que j’ai reçue, je crois que je peux très modestement me considérer comme un des derniers musiciens d’expérience, parce que j’ai appris comme les grands, les derniers grands maîtres. A l’américaine aussi : content d’avoir un boulot, content de jouer, d’avoir un conseil. Un certain savoir, un certain respect. Tiens, Miles Davis, c’est lui qui m’a appelé, la première fois, chez moi, quand je vivais à Brooklyn. J’avais fait un concert avec Roy Haynes et Gary Peacock, au Newport Jazz Festival, et c’était passé à la télé. (À la même époque, je jouais en quartette au Sweet Basil, à New York, avec Jim Hall à la guitare, Ron Carter à la basse et Al Foster à la batterie : pas mal non ?) Donc je décroche le téléphone et j’entends une voix, celle de Miles, qui me dit : « Keep on playing, man, you sound good… » Et le soir je joue avec Al, qui me dit : « C’était sympa le coup de fil de Miles, hein ? C’est moi qui lui ai filé ton numéro… On était ensemble quand il t’a appelé… » En fait, ils regardaient ce concert à la télé, et Miles lui avait dit : « Donne-moi son numéro ! » Je n’étais pas peu fier. Par la suite, j’ai vu Miles, je lui ai parlé deux ou trois fois, nous avons partagé le même plateau, la même soirée, en Pologne, puis à Troyes. Il était toujours très gentil avec les musiciens. Un jour, j’ai dit à Al : « Demande-lui si je ne pourrais pas venir chez lui… » J’avais envie de lui rendre visite, pour étudier, lui demander des trucs, des conseils. Il le faisait, mais surtout avec ses musiciens, et je ne faisais pas partie de son groupe. Il a dit à Al Foster : « You tell this little motherfucker that if he comes to my house, I would love him so much that he’ll think he is God or something. » Il pensait qu’il allait tellement m’aimer que j’allais me prendre pour Dieu, ou je ne sais quoi… Je ne suis donc jamais allé chez Miles ! » (À suivre.)