Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Un soir, donc, Charles Lloyd et sa femme Dorothy m’invitent à dîner. Grande maison… Ils nous accueillent – Trox était là aussi –, Charles s’assied, en position bouddhiste. Et on commence à parler. Sa femme traduisait, car je ne parlais toujours pas bien anglais. De toute façon, Charles n’était pas bavard, c’est sa femme qui socialisait. A un moment, il me demande : « Et qu’est-ce que tu fais, toi, dans la vie ? » Je lui réponds que j’essaie de jouer du piano… « Ah bon ? Il y en a un là… » Un Steinway modèle B ! Il y avait un moment que je n’avais pas joué sérieusement, et j’en avais envie. J’ai commencé à jouer. Ma musique avait commencé à changer : ces voyages, ces gens, ces horizons nouveaux… Mais je ne savais toujours pas qui était Charles Lloyd… Je ne connaissais même pas Keith Jarrett ! Je ne connaissais qu’Oscar Peterson, Bill Evans, Erroll Garner, Art Tatum, Thelonious Monk et Bud Powell. Même pas Herbie Hancock ! Lloyd a commencé à s’énerver : « Vous ne me connaissez pas ? Je suis célèbre, j’ai vendu beaucoup de disques ! » Il chantait, il était hystérique, il ne comprenait pas que je puisse ignorer qui il était. Il a disparu, puis est revenu derrière moi, avec son saxophone, et a fait « Pwoa, dou bi woap ! ». On a commencé à jouer, et je découvrais ce son énorme que je n’avais jamais entendu, le vrai son d’un vrai saxophoniste. Le ténor, le gros truc, Coltrane, Rollins, ce genre de volume, de graves… Et puis je vois sa femme qui se met à pleurer… On a joué de minuit à sept heures du matin, sans s’arrêter. Au milieu de la nuit, il a dit : « J’ai trouvé l’avatar du piano, le messager. J’attendais ce pianiste depuis dix ans. Je repars ! » Il a aussitôt appelé ses avocats, son manager, et n’a pas attendu longtemps pour programmer son retour. Quelques jours plus tard, on donnait un concert à Santa-Barbara, au Lobero Theatre. Me voilà en train de jouer devant 2 000 personnes aux Etats-Unis ! En quinze jours-trois semaines, je suis dans tous les journaux, Charles disant que c’était grâce à moi qu’il jouait à nouveau, que j’étais « The french wonderboy from the south of France », celui qui faisait revenir le great master après des années d’absence. Vedette en un mois ! Quand j’étais parti de Montélimar, mon père avait dit que je n’allais faire que des conneries… A mon retour, j’ai rapporté tous les journaux, avec dessus mon nom et ma photo, des cassettes des concerts… C’était la première fois que j’entendais mon nom prononcé à l’américaine : « On piano, Michel Pitroucciani… » J’étais enfin arrivé à jouer là-bas, avec des musiciens avec qui je n’aurais jamais pensé jouer de ma vie. C’était parti ! Je suis resté cinq ans avec Charles Lloyd. » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« J’avais un copain, Trox Drohart, qui habitait l’Ardèche, près de Montélimar. Il nous avait entendus lors du concert de 1977 avec Kenny Clarke. Le batteur que nous avions était si mauvais qu’il s’est proposé pour venir jouer avec nous. Il nous avait envoyé une lettre : « Monsieur Petrucciani, je m’appelle Trox Drohart, j’habite dans le coin, j’ai joué avec untel et untel [untel et untel c’était Tal Farlow Lee Konitz, etc.]… » Il ne jouait pas mal, et nous sommes devenus copains. On faisait des fêtes, c’était un vrai hippie. Puis il est retourné aux Etats-Unis, je ne sais plus pourquoi. De là-bas, il m’envoyait des cartes postales : « Il faut que tu viennes ici, y’a des bonnes pâtes… » Alors j’y suis allé ! Mon père ne voulait pas, mais je suis parti quand même. Mais avant de démarrer ma vie en Californie, j’ai enregistré en piano solo pour OWL, en décembre 1981 : “Date With Time”. Quand j’écoute ce disque, dont je ne me souvenais plus le lendemain de la séance, je me dis que je devrais le refaire. [“Date With Time” a été enregistré en 1981 mais n’a été publié que dix ans plus tard, NDLR] Aux Etats-Unis, mon pote Trox faisait un peu de tout pour survivre. Juste avant mon arrivée, il était en train de refaire le toit de la maison du saxophoniste Charles Lloyd. Ce côté prêt à tout, il faut le remettre dans le contexte hippie californien de l’époque… Je me suis installé à Big Sur, à côté de Monterey, dans la campagne. Trox a tout de suite dit à Charles Lloyd : « Tu devrais rencontrer Michel, il est sympa, et il joue bien du piano… » Charles voulait surtout que Trox finisse son boulot : « Occupe-toi de mon toit, et tes copains de France, pas chez moi… » À cette époque, Charles Lloyd, que je ne connaissais pas du tout, ne jouait plus. Il travaillait dans l’immobilier (il possède des terres, des maisons, beaucoup d’argent). Moi, je me suis vite retrouvé à Esalen, un institut de thérapie à Big Sur, pour gens très riches et businessmen stressés, un truc moderne où ils tapent dans des coussins en hurlant « Je te hais ! Je te hais ! » pour faire sortir la violence, la haine, l’angoisse, le stress. Ça coûte vingt ou trente mille dollars… Trox y connaissait des gens et leur a dit : « Michel va vous jouer une heure de piano pour les cours de danse et en échange vous l’hébergerez. » Bon plan ! Je me réveille le matin, après ma première nuit à l’Institut, et je vois une nana à poil devant la fenêtre. Ça faisait partie d’une thérapie. Je me dis : « Oh putain, je sens qu’on va s’amuser ! » Et je me suis bien amusé ! Trip baba cool, feux de camp, grillades… Musicalement, ce n’était pas sérieux du tout. Au bout d’une quinzaine de jours, une femme est venue me voir lors du cours de danse. Une blonde assez jolie, qui parlait bien français : « Je suis Dorothy Darr, l’épouse de Charles Lloyd, j’aime beaucoup le France… » On a commencé à sympathiser… Elle a dû dire à son mari que j’étais un mec cool, pas comme les amis habituels de Trox, pas un fou furieux avec la seringue dans le bras. Et Charles a dû répondre : “Ok, invite-le à la maison…” » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Après le disque “Flash”, Aldo Romano m’a dit que tout ça n’était pas mal, mais qu’il faudrait peut-être faire un autre disque, un peu plus sérieux, et il m’a dit qu’il allait me faire rencontrer le producteur Jean-Jacques Pussiau, qui dirigeait le label OWL Records. Je suis arrivé dans le bureau de Jean-Jacques, je m’en souviens comme si c’était hier. Aldo m’a dit : « Salut Michel, je te présente Jean-Jacques… », et à Jean-Jacques : « Tu connais Michel ? On va faire un disque… » Pussiau a répondu : « Ok, quand ? » Il avait confiance en Aldo et m’a donné carte blanche. Nous sommes allés à Groningue, en Hollande, pour faire ce disque, avec cette copine dont j’étais follement amoureux. J’étais ravi d’aller à l’étranger avec elle, c’était la première fois que je l’avais trois jours pour moi seul. “Michel Petrucciani”, c’était mon premier vrai disque : Aldo à la batterie, Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse. C’est drôle, J. F. et moi, on n’a pas flashé, on s’est même disputé, je lui ai dit qu’il ne valait pas Eddie Gomez. C’est moi qui étais con et arrogant. J.F., je le rapprocherais en fait de Gary Peacock, avec qui je n’ai pas accroché non plus, plus tard… Il a un style de contrebasse qui ne “m’enveloppe” pas. Je suis plus attiré par Paul Chambers : il me faut comme deux bras qui me serrent. Il m’avait semblé que J. F. n’était pas complètement motivé pour la séance. Il jouait aux échecs… Aldo, lui, était très motivé. Mais il prend toujours les choses à cœur. Avec Jean-Jacques, j’ai fait mon “premier” disque, avec un vrai distributeur, etc., etc. Et j’ai commencé à jouer régulièrement à Paris, le plus souvent avec Aldo. » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je n’ai jamais vraiment vécu à Paris, mais j’ai fait beaucoup d’allers et retours entre chez moi et la capitale. Pas pour la musique, mais pour une fille dont j’étais amoureux. J’allais la voir souvent, mais pour elle ce n’était pas aussi sérieux. Elle avait 8 ans de plus que moi. Je la vois toujours, elle est restée une amie. Ç’a été mon premier amour. Je montais donc à Paris pour elle, mais la musique était un prétexte pour que mes frères m’y emmènent. Car je n’avais pas toujours des gigs. Je suis très tenace ! Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le fais ! Je suis un battant. La musique, c’est ma vie. Mais si demain, pour une raison ou une autre, je ne l’ai plus, je serai très malheureux, bien sûr, mais j’arriverai à faire autre chose, je me battrai ailleurs, pour une école, une association, ou je m’occuperai d’autres artistes. Ça fait partie de mon caractère : c’est un tour de force d’avoir accompli ce que j’ai accompli, me balader dans le monde entier, avec mon handicap, ne pas dormir, faire tout ce que je fais… Ce n’est pas toujours facile. Ça l’est d’ailleurs de moins en moins… Depuis que je suis tout petit, j’ai envie d’aller voir ailleurs, de voyager, de découvrir, de faire des expériences, de manger autre chose. J’ai tout essayé, tout, sauf ce qui serait très dangereux pour ma santé, ma vie : je n’ai pas essayé les drogues dures par exemple, mais j’ai fait des expériences sexuelles. Si je pouvais sauter en élastique, je le ferais. En parachute aussi. Je voulais faire du ballon dirigeable, mais on m’a dit que l’atterrissage était assez violent, alors… Je suis un homme d’expériences, même si j’ai la trouille. Je crois par ailleurs que le seul don que j’ai, c’est d’aimer éperdument la musique et le piano. » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Mon père, mon frère et moi avons décroché un gig à Paris, à l’Espace Cardin. Nous jouions avec un batteur qui avait accompagné Edith Piaf. Il était bien intégré dans le business, c’est lui qui nous avait trouvé ce concert. C’était la grande sortie, même ma mère était venue. Nous, quand on partait, c’était la fête, on n’avait pas l’habitude : aller à Lyon ou Marseille était un événement, surtout pour moi qui restais souvent à la maison. J’ai rencontré le batteur Aldo Romano lors d’une fête organisée par le contrebassiste Barre Phillips. Je crois qu’Aldo ne m’avait jamais entendu jouer, il n’avait même jamais entendu parler de moi. Cette fête avait lieu à Sainte-Philomène, pas loin de Nice, dans la maison de Barre. On buvait des coups sous les palmiers. Je savais que j’allais faire un disque avec le tromboniste Mike Zwerin, qui avait joué avec Miles Davis et que j’avais rencontré quelque temps plus tôt. Je crois qu’il avait été subjugué par la famille Petrucciani. Il habitait Apt et nous connaissait de réputation. Mais quand il est arrivé, il est tombé par terre. Du coup, il a écrit un article sur nous dans le Herald Tribune. Le saxophoniste et clarinettiste André Jaume était aussi de la fête. J’avais décidé de faire un disque avec lui, Mike, mon frère et, à la batterie, Bernard Lubat. Au dernier moment, Bernard a dit non, il avait autre chose à faire. Voyant Aldo Romano à cette fête, je suis allé vers lui et lui ai dit : « Je fais un disque, je joue du piano, ça vous intéresserait de venir le faire avec nous à Apt ? » Il a dit d’accord, et on a commencé à jouer ensemble. Ce disque, qu’on a fini par enregistrer en août 1980, s’appelle “Flash”. La séance d’enregistrement, près d’Apt, avait été très sympa. C’était mon premier disque, mais j’avais déjà l’habitude d’enregistrer : chez mon père, on s’enregistrait tout le temps. Dès qu’on faisait une note de musique, on l’enregistrait. Aujourd’hui encore, j’enregistre tous mes concerts et je les réécoute. Je fais mon autocritique tous les jours. Quand je relis les titres qui composent “Flash”, on sent qu’on était encore dans le Sud… Je ne parlais pas encore anglais : English Blues, Vaucluse Blues… Je savais que blues, ça voulait dire blues. Le reste… Quant à Giant Steps de Coltrane, ça se jouait beaucoup en ce temps-là. En juillet 1980, juste avant d’enregistrer “Flash”, j’ai participé au festival de La Grande- Motte. Je jouais avec Jaume, Zwerin, Bernard Lubat et mon frère Louis. On m’a fait rencontrer le pianiste Bill Evans, une de mes idoles. Je ne lui ai pas dit grand-chose, toujours à cause de mon anglais… » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Il y a quelqu’un avec qui j’ai beaucoup travaillé au milieu des années 1970, c’est le trompettiste Alain Brunet qui, plus tard, est devenu chef de cabinet de Jack Lang ! Il vivait à Valence, on allait s’éclater ensemble dans des petits clubs. Il était, et est resté, un pote. C’est un mec sympa, charmant, simple. A l’époque, c’était un peu mon boss, mon leader. Il y avait mon frère à la contrebasse et Jacques Bonnardel à la batterie. C’est Alain qui m’a fait jouer avec le trompettiste Clark Terry, lors d’un festival de jazz, à Cliousclat dans la Drôme, et dont le programme comptait toujours un international special guest. Cette année-là, c’était donc Clark Terry, avec moi au piano, mon frère, Bonnardel et le big band d’Alain. Ç’a été mon premier “grand” concert. J’avais 13 ans. J’étais déjà connu dans la région, ma famille aussi, comme une famille de musiciens. Dès qu’un groupe passait près de Montélimar, il s’arrêtait dans notre magasin pour acheter du matériel. Nous avions une petite réputation, les musiciens se disaient entre eux : « Si tu veux acheter des cordes ou des baguettes, va chez les Petrucciani, c’est une famille qui aime la musique. » Et bien sûr, quand des musiciens passaient, j’avais droit à l’inévitable « Michel ! Viens jouer pour le monsieur… » Quand c’étaient des musiciens américains, ils étaient plutôt surpris, certains avaient même du mal à y croire : nous étions à Montélimar, dans une maison paumée au milieu des champs de blé, et on jouait Take The A Train, In A Sentimental Mood, avec les harmonies et tout… Nous les franchouillards, qui ne parlions pas un mot d’anglais ! Les Américains en étaient sur le cul ! Pour eux, nous étions des sortes de paysans. Montélimar, la Drôme, ils se demandaient où ils étaient tombés… J’ai des cassettes de cette époque, ça joue, c’est très audible, même avec mes oreilles d’aujourd’hui ça passe… J’imagine l’effet qu’on devait faire, ils pensaient sans doute être tombés dans un village de sorciers. C’est comme si nous nous débarquions dans un bled du Mississippi et que des mecs nous jouent une bourrée auvergnate… Plus tard, en 1977, j’ai rencontré Kenny Clarke, qui passait au Théâtre de Montélimar ; il était en tournée avec Daniel Humair et Charles Saudrais, une sorte de Drum Meeting. C’est Daniel qui montait et démontait la batterie de Kenny – par respect, Kenny était déjà fatigué… Je jouais en première partie avec mon père et mon frère. Quand il a vu deux mômes jouer du jazz, Clarke s’est approché : « Hey man, beautiful… » Très américain. Nous étions contents, fiers, on a fait une photo, mais il n’y a pas eu vraiment rencontre. Humair, en revanche, a essayé de me faire monter à Paris, il en a parlé à mon père : « Je voudrais prendre Michel avec moi, faire un disque avec lui et Ron Carter… » Mon père a dit que je n’étais pas prêt. Moi, je l’aurais bien fait, mais aujourd’hui je pense qu’il avait raison : je me serais “ruiné”. Mon père a une grande sagesse. Par rapport à ma vie et ma carrière, il a été un peu visionnaire. »

(À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je n’avais pas la moindre ambition de devenir quoi que ce soit. J’étais à la maison, je jouais, j’étais bien. Mon père et ma mère étaient très protecteurs, je ne sortais pas beaucoup. À Montélimar, rue Pierre Julien, ils avaient ouvert un magasin de musique, Special Music. Je réparais les cassettes des types qui les avaient coincées dans leur autoradio. Je les ouvrais, je rafistolais tout ça… Je réparais aussi les postes de radio, j’accordais les guitares, faisais la démonstration des orgues pour les clients. « Michel ! Viens jouer pour le monsieur ! » J’ai entendu ça toute ma jeunesse… Dès que quelqu’un débarquait à la maison, je le sentais venir, et je me planquais en me disant que j’allais y avoir droit. Ça ne me plaisait pas de montrer que je jouais, mais beaucoup de parents ont cette attitude. Je me rappellerai toujours la voix de mon père criant « Michel ! » Finalement, quand j’y repense, je n’ai pas eu une enfance tellement heureuse. D’hôpital en hôpital, de jambes en bras cassés, de plaques en plâtres, de rêves en choses oubliées… Au début des années 1970, j’ai participé à mes premiers concerts, des bals. On jouait des tangos, des paso-doble, du Christophe (Aline, Les mots bleus)… Je n’oublierai pas mon premier cachet : une orange, que m’avait donnée mon père. J’étais très fier ! A l’époque, je jouais de la batterie. Comme je faisais des études classiques, je n’avais pas vraiment le droit de jouer du jazz – ou autre chose – au piano, ma mère ne voulait pas, elle insistait pour que je ne joue que du classique. Donc, mon père a eu la bonne idée de me mettre à la batterie. Il en avait assemblé une petite, à ma taille, ce qui me permettait en plus de me muscler les jambes. C’était à la fois une thérapie d’ostéopathe et un moyen de m’éclater en jouant du jazz avec mes frères et mon père. Beaucoup de pianistes jouent aussi de la batterie : Keith Jarrett en joue très bien, Corea aussi. Et Jack DeJohnette, lui, joue très bien du piano ! Moi, je joue un peu de guitare, de la basse, et un peu de saxophone soprano… Pas étonnant : dans le magasin d’instruments de mes parents, je touchais à tout… Mais je connais surtout la batterie et la guitare. Comme je jouais toujours avec mon père, j’avais l’impression de participer à un vrai concert seulement quand il n’était pas là, et quand je jouais avec d’autres musiciens. Dès qu’il était là, j’étais en famille, en sécurité, comme si on était à la maison. Avec d’autres musiciens, plus question d’amour ou de famille, si je faisais une bêtise, il fallait assurer… »

(À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Quand je me suis retrouvé devant ce piano rapporté de la base aérienne où travaillait mon père, ma mère a dit qu’il fallait que je prenne des cours de musique classique. J’ai donc commencé par la méthode Rose, très connue en France et dans le monde pour apprendre le piano aux enfants – il y a des petits chats, des souris… J’ai “massacré” deux professeurs, parce que j’allais trop vite et que j’étais impertinent. Je les ai épuisés ! C’est plus tard, quand nous sommes arrivés à Montélimar, que j’ai eu MON professeur de piano, Madame Jacquemart. Elle ve nait de Paris, et avait dû arrêter sa carrière de concertiste. Elle m’a enseigné le piano pendant une dizaine d’années. Nous nous sommes souvent bagarrés, mais elle avait du peps. J’avais déjà ma vision de la musique, même pour le classique, que j’entendais à ma façon. J’ai toujours pris la musique au sérieux. Si je voyais mon prof lire ou penser à autre chose, je me mettais en colère ! J’interprétais les oeuvres classiques à ma façon, avec un son, un tempo différents. On me rétorquait que ce n’était pas comme ci, mais plutôt comme ça, et moi je répondais : « Je l’entends comme ça, et ne me faites pas chier ! » J’avais un petit circuit de voitures électriques, un Circuit 24, et un jour Madame Jacquemart m’a dit : « Au lieu de jouer avec ça, tu ferais mieux de travailler ton piano… D’ailleurs, avec ton sacré circuit, j’ai filé un bas… » Je lui ai envoyé : « Avec le pognon que vous file mon père, vous pourriez bien vous en payer une autre paire… » J’avais 8 ans ! J’ai toujours été comme ça… Ça vient peut-être du fait que je suis handicapé, petit, que je ne peux pas marcher. C’est une forme de défense. On est sur la défensive quand on est différent. Les cours de piano classique, c’était une heure par semaine. Mais avec mon père, c’était tous les jours, jazz et classique. Ma mère supervisait… Côté musique, elle avait pris mes frères moins au sérieux, elle était davantage préoccupée par leur scolarité. Moi, c’était la musique. Côté scolaire, j’avais un prof qui venait deux ou trois fois par semaine à la maison. Ça n’allait pas du tout : mauvais profs, pas de concurrence avec d’autres élèves… Ces profs à domicile finissaient par partir, parce que ça n’allait jamais entre nous. S’ils restaient, c’est parce que je les avais complètement amadoués – certains allaient même jusqu’à faire mes devoirs…

(À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je suis né d’une mère d’origine bretonne, Anne, et d’un père d’origine italienne, Antoine – Tony. Mon père joue de la guitare, mon frère Philippe aussi, et mon autre frère, Louis, de la contrebasse. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je me souviens avoir toujours baigné dans la musique. Dès l’âge de 3 ans, j’ai été captivé par le guitariste Wes Montgomery. Mon père écoutait tout le temps ses disques lorsqu’il travaillait sa guitare. Moi j’écoutais, fasciné par le son, le tempo, les phrases et le swing de Wes. C’était chaud, fort – c’était un peu mon père quoi… Dans la famille, on est musicien de père en fils. Le père de mon père était napolitain et jouait aussi de la guitare. Ma naissance a dû être un choc pour ma famille. En 1962, ma maladie, l’ostéogénèse imparfaite, on ne la connaissait pas très bien. Avant l’arrivée d’un vrai piano à la maison, il y a eu ce piano jouet que mes parents m’avaient offert, et que j’ai cassé parce qu’il ne sonnait vraiment pas comme ce que j’avais entendu. Cette anecdote a fait fureur, et a souvent été reprise, bien qu’elle ne m’ait pas marqué outre mesure. Ce n’est pas ça qui a changé ma vie. Le vrai son de piano, je l’avais entendu, et surtout “vu” dans une émission de télévision. Le pianiste, c’était Duke Ellington. Un grand moment de télé pour moi, un peu comme quand mon père nous avait réveillés, mes frères et moi, pour les premiers pas sur la Lune. Mais Duke… Ce grand piano, la beauté de cet instrument. Un immense souvenir, sonore et visuel. Je n’ai jamais voulu savoir quelle était cette émission, c’est comme un rêve que je ne veux pas démythifier.

Mon père travaillait beaucoup, il faisait surtout des bals. C’est un homme timide, très prude, très italien : avec lui, il ne faut pas trop parler de choses personnelles. Quand je l’appelle et que je lui dis : « Je ne te dérange pas ? », il me fait : « Comment ?! Mon fils, me déranger ? Michel, ne dis pas ça… » Ma mère aussi travaillait beaucoup, elle faisait des retouches, des ourlets, le plus souvent à la maison, mais aussi pour un tailleur. Mes frères allaient à l’école, moi je restais à la maison. Nous sommes partis pour Orange quand j’avais 6 ans, et nous nous sommes installés à Montélimar. J’ai de bons souvenirs de cette époque. Je me rappelle mon père répétant dans le garage… Bien qu’il n’ait jamais eu d’argent, il n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et a toujours voulu pour lui et sa famille ce qu’il y avait de mieux. Nous avions une petite villa, une voiture, le téléphone, la télé – ce qui n’était pas si courant à l’époque. Le confort moderne quoi. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été malheureux ou d’avoir souffert. Mais je sais que mes parents galéraient. Il fallait payer tout ça, et le loyer. Les fins de mois devaient être difficiles. A 5 ou 6 ans, je suis allé écouter Count Basie au Théâtre Antique d’Orange. C’était rare de sortir pour un môme, car nous étions élevés à la dure : à sept heures du soir, au lit ! Mais c’était une soirée particulière, nous nous étions tous habillés pour l’événement. Je les ai vu déballer leurs instruments, et Basie est venu me parler, il a posé sur ma tête cette casquette de marin qu’il avait tout le temps, et a dit un truc en anglais dont je ne me souviens plus. »

(À suivre.)