Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je n’ai jamais vraiment vécu à Paris, mais j’ai fait beaucoup d’allers et retours entre chez moi et la capitale. Pas pour la musique, mais pour une fille dont j’étais amoureux. J’allais la voir souvent, mais pour elle ce n’était pas aussi sérieux. Elle avait 8 ans de plus que moi. Je la vois toujours, elle est restée une amie. Ç’a été mon premier amour. Je montais donc à Paris pour elle, mais la musique était un prétexte pour que mes frères m’y emmènent. Car je n’avais pas toujours des gigs. Je suis très tenace ! Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le fais ! Je suis un battant. La musique, c’est ma vie. Mais si demain, pour une raison ou une autre, je ne l’ai plus, je serai très malheureux, bien sûr, mais j’arriverai à faire autre chose, je me battrai ailleurs, pour une école, une association, ou je m’occuperai d’autres artistes. Ça fait partie de mon caractère : c’est un tour de force d’avoir accompli ce que j’ai accompli, me balader dans le monde entier, avec mon handicap, ne pas dormir, faire tout ce que je fais… Ce n’est pas toujours facile. Ça l’est d’ailleurs de moins en moins… Depuis que je suis tout petit, j’ai envie d’aller voir ailleurs, de voyager, de découvrir, de faire des expériences, de manger autre chose. J’ai tout essayé, tout, sauf ce qui serait très dangereux pour ma santé, ma vie : je n’ai pas essayé les drogues dures par exemple, mais j’ai fait des expériences sexuelles. Si je pouvais sauter en élastique, je le ferais. En parachute aussi. Je voulais faire du ballon dirigeable, mais on m’a dit que l’atterrissage était assez violent, alors… Je suis un homme d’expériences, même si j’ai la trouille. Je crois par ailleurs que le seul don que j’ai, c’est d’aimer éperdument la musique et le piano. » (À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je suis né d’une mère d’origine bretonne, Anne, et d’un père d’origine italienne, Antoine – Tony. Mon père joue de la guitare, mon frère Philippe aussi, et mon autre frère, Louis, de la contrebasse. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je me souviens avoir toujours baigné dans la musique. Dès l’âge de 3 ans, j’ai été captivé par le guitariste Wes Montgomery. Mon père écoutait tout le temps ses disques lorsqu’il travaillait sa guitare. Moi j’écoutais, fasciné par le son, le tempo, les phrases et le swing de Wes. C’était chaud, fort – c’était un peu mon père quoi… Dans la famille, on est musicien de père en fils. Le père de mon père était napolitain et jouait aussi de la guitare. Ma naissance a dû être un choc pour ma famille. En 1962, ma maladie, l’ostéogénèse imparfaite, on ne la connaissait pas très bien. Avant l’arrivée d’un vrai piano à la maison, il y a eu ce piano jouet que mes parents m’avaient offert, et que j’ai cassé parce qu’il ne sonnait vraiment pas comme ce que j’avais entendu. Cette anecdote a fait fureur, et a souvent été reprise, bien qu’elle ne m’ait pas marqué outre mesure. Ce n’est pas ça qui a changé ma vie. Le vrai son de piano, je l’avais entendu, et surtout “vu” dans une émission de télévision. Le pianiste, c’était Duke Ellington. Un grand moment de télé pour moi, un peu comme quand mon père nous avait réveillés, mes frères et moi, pour les premiers pas sur la Lune. Mais Duke… Ce grand piano, la beauté de cet instrument. Un immense souvenir, sonore et visuel. Je n’ai jamais voulu savoir quelle était cette émission, c’est comme un rêve que je ne veux pas démythifier.

Mon père travaillait beaucoup, il faisait surtout des bals. C’est un homme timide, très prude, très italien : avec lui, il ne faut pas trop parler de choses personnelles. Quand je l’appelle et que je lui dis : « Je ne te dérange pas ? », il me fait : « Comment ?! Mon fils, me déranger ? Michel, ne dis pas ça… » Ma mère aussi travaillait beaucoup, elle faisait des retouches, des ourlets, le plus souvent à la maison, mais aussi pour un tailleur. Mes frères allaient à l’école, moi je restais à la maison. Nous sommes partis pour Orange quand j’avais 6 ans, et nous nous sommes installés à Montélimar. J’ai de bons souvenirs de cette époque. Je me rappelle mon père répétant dans le garage… Bien qu’il n’ait jamais eu d’argent, il n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et a toujours voulu pour lui et sa famille ce qu’il y avait de mieux. Nous avions une petite villa, une voiture, le téléphone, la télé – ce qui n’était pas si courant à l’époque. Le confort moderne quoi. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été malheureux ou d’avoir souffert. Mais je sais que mes parents galéraient. Il fallait payer tout ça, et le loyer. Les fins de mois devaient être difficiles. A 5 ou 6 ans, je suis allé écouter Count Basie au Théâtre Antique d’Orange. C’était rare de sortir pour un môme, car nous étions élevés à la dure : à sept heures du soir, au lit ! Mais c’était une soirée particulière, nous nous étions tous habillés pour l’événement. Je les ai vu déballer leurs instruments, et Basie est venu me parler, il a posé sur ma tête cette casquette de marin qu’il avait tout le temps, et a dit un truc en anglais dont je ne me souviens plus. »

(À suivre.)

Avant son concert du 9 décembre au Sunside avec son Bordeaux Quintet, le batteur nous a parlé de quelques-uns de ses confrères qui l’ont le plus marqué, reflétant ses amours sans bornes pour toutes les musiques.

Jeff “Tain” Watts

J’ai toujours aimé le jazz “traditionnel”, le bebop et le hard bop, mais c’est Jeff Watts qui m’a vraiment marqué dans ce style avec l’album “Black Codes From The Underground” de Wynton Marsalis, qui m’a “traumatisé” au bon sens du terme ! Au-delà de son jeu, c’est tout ce qu’il se passe autour qui m’a plu : les compositions sont magnifiques, les solos du pianiste Kenny Kirkland, des frères Marsalis ou de Charnett Moffett le contrebassiste aussi. Bien sûr, j’aime la batterie, le côté technique voire les prouesses parce que je respecte le travail qu’il faut pour y arriver, mais à condition que ça s’inscrive dans un propos musical. Je l’ai ensuite suivi à travers la famille Marsalis et tout au long dans années 1990 alors qu’il jouait sur les plus gros albums de cette époque, notamment avec Kenny Garrett. A travers lui, on entend Elvin Jones et Tony Williams, et j’ai remonté la généalogie des grands batteurs grâce à lui – j’essaye toujours de “faire mes devoirs” historiques…

A écouter :

Wynton Marsalis : “Black Codes From The Underground” (Columbia, 1985)

Jeff “Tain” Watts : “Bar Talk” (Columbia, 2002)

Vinnie Colaiuta

Voilà quelqu’un qui représente toutes les possibilités de la batterie. Quand il joue, il s’abandonne totalement à la musique pour mieux laisser ses idées transparaître sur le moment, en réagissant à tout ce qu’il ressent. Il a une très grosse technique qu’il met entièrement au service de la musique. Il joue sans réfléchir car selon son mantra, « la pensée est l’ennemie du flow ». Sur mon troisième album, il y a d’ailleurs un morceau que j’ai composé, Strut For My Boys From P.A – P.A c’est la Pennsylvanie et Jeff Watts et Vinnie Colaitua en sont originaires… Malgré son immense technique, Vinnie Colaitua a enregistré beaucoup de choses simples, avec Sting, Joni Mitchell ou Nik Kershaw, mais il y met toujours quelque chose de différent de tout autre batteur, c’est la marque des grands.

A écouter :

Nik Kershaw “The Works” (MCA, 1989)

Steve Tavaglione “Blue Tav” (Sohbi, 1990)

Omar Hakim

Quand je pense à Omar Hakim, “Sporting Life” (1984) et “Domino Theory” (1984) viennent tout de suite à l’esprit, sa collaboration avec Miles Davis ou “As We Speak” de David Sanborn (1981) que j’adore, mais dans “Bring The Night” de Sting (1986), tout est là : de la pop, une partie jazz improvisée, et chacun de ses breaks sont fantastiques, originaux, joués avec conviction. Tout Omar Hakim est rassemblé dans cet album, mais je recommande aussi “Tonight !” de David Bowie qui démontre sa capacité à jouer une pop-rock féroce très convaincante où ont sent vraiment qu’il peut fouetter la batterie à chaque break. C’est peut-être justement dans des contextes a priori plus simples, comme dans la pop, qu’on reconnaît les bons des grands batteurs. C’est d’ailleurs comme ça que Sting a repéré Omar Hakim, chez Dire Straits ou peut-être chez Bowie.

A écouter :

Sting Bring On The Night” (A&M, 1986)

David Bowie “Tonight” (EMI, 1984)

Stewart Copeland

C’est le batteur du célèbre groupe The Police, que j’ai dû découvrir vers 6 ans parce que mes sœurs écoutaient ça, les Beatles et Toto. Ce groupe m’a beaucoup marqué. La batterie est omniprésente : ils ne sont que trois et il y a de la place à prendre pour se faire entendre, et Stewart Copeland, qui est le boss de The Police qu’il a cofondé, a un son très original, avec cette caisse claire accordée assez haut, grâce à une utilisation des splashes et du charleston très personnelle. On sait tout de suite que c’est lui. Il est très créatif, très “violent” au bon sens du terme, avec un côté rock et pop marqué mais une position de jeu, et notamment une main gauche de batteur de jazz tout en cognant comme un animal, ce qui lui confère une aura spéciale. Quand on joue au morceau de The Police on ne peut pas jouer autrement que comme lui ! La preuve : quand Vinnie Colaiuta jouait des morceaux du groupe avec Sting, il jouait comme Stewart, Copland, ce qui en dit long sur son génie créatif.

A écouter :

The Police Regatta De Blanc” (A&M, 1979)

The Police “Ghost In The Machine” (A&M, 1981)

Phil “Fish” Fischer

C’est le batteur de Fishbone, un groupe noir américain de Los Angeles, et plus précisément de South Central, le quartier craignos de la ville. Forcément, leurs textes sont engagés et leur discographie, y compris leurs paroles, sont très intéressantes. Ils jouent du rock, du punk comme du ska et du reggae ou du funk, mais quoi qu’ils jouent c’est ultra authentique et ce batteur Fisch là il joue tout ça avec un flègme absolument incroyable : même sur un morceau d’une extrême rapidité, si on regarde son visage on a l’impression qu’il est juste en train de lire le journal ! Souvent on dit que le rock, plus qu’une musique est un art de vivre, et je suis d’accord, mais il n’empêche qu’on peut jouer du rock authentique sans porter de blouson en cuir. Je recommande 

A écouter :

Fishbone : “Give A Monkey A Brain And He’ll Swear He’s The Center Of The Universe” (1993)“

Fishbone : ”The Reality Of My Surroundings” (1991).

Jeff Porcaro 

Il y a tant de choses à dire ! Il est parti à 37 ans, ce qui est scandaleux. Maintenant que j’en ai 50 je me rends compte qu’à cet âge j’étais un gosse. Il avait pourtant déjà tout fait, joué avec tout le monde ! J’ai eu le chance de le rencontrer et c’était un amour, très humble. Je suis fan de Michael McDonald, de Toto et de Christopher Cross, de Rickie Lee Jones, Boz Scags ou de George Benson qui même s’ils n’en viennent pas ont son très West Coast, et Jeff Porcaro était la référence pour ce genre de musique. L’album “Hydra” de Toto est plein de subtilités, notamment le morceau Mama qui est un chef-d’œuvre. Jeff Porcaro était connu ses shuffles extraordinaires notamment celui de Rosanna, mais celui Mama est bien plus complexe !

A écouter :

Toto  “Hydra” (Columbia, 1979)

Manu Katché et Paco Sery

Ils ont un peu le même physique, un jeu à la fois détendu, sec et nerveux, ce sont deux boules de nerfs ! En un coup, on sait que c’est Manu Katché ou Paco Séry qu’on entend. Je suis étonné, même déçu, qu’ils n’aient pas fait grand-chose ensemble. C’est vraiment deux personnes importantes pour nous en France, que j’aime beaucoup, très inspirantes et originales. Quand j’ai eu la chance de remplacer Paco au sein du Syndicate de Joe Zawinul ou de Sixun, j’étais très content de le faire, mais je me disais que s’il était là, ce serait vraiment beaucoup mieux !

Et quand on joue Sledgehammer ou Englishman In New York, on essaye forcément de reproduire ce qu’a enregistré Manu Katché. Même si beaucoup de batteurs auraient pu jouer quelque chose qui tient la route sur ces morceaux, c’étaient les bonnes personnes pour ces chansons, celles qui ont fait que ces disques sont ce qu’ils sont.

A écouter :

Sting “…Nothing Like the Sun” (A&M, 1987)

Sixun “Pygmées” (Open, 1987)

Au micro : Yazid Kouloughli. Photo : Hervé Lefèbvre

CONCERT Le 9 décembre au Sunside (Paris), avec le Bordeaux Quintet.

DISQUE Straight Outta Palmer (to Bordeaux via Lormont Rugby, Roots RDC), 4 étoiles Jazz Magazine, Jazz Family.