Hier, dans une des cryptes du crématorium du Père Lachaise, puis dans un bar du voisinage, les amis de Philippe Carles s’étaient réunis autour de son épouse Michèle pour se joindre à ses adieux.
C’était un peu un adieu à un siècle révolu, à ses idéaux, à un certain idéalisme d’après-guerre, à un siècle qui nous donna même parfois l’illusion d’être la fin de l’Histoire, Histoire qui a poursuivi sa course sans lui, désormais à un train d’enfer, qui sait peut-être même une autre fin que nous n’avions pas prévue, sauf à la craindre sans trop y croire.
Ça a été d’abord Michèle Carles, qui à travers les larmes a su nous dire l’admiration pour le labeur et l’œuvre de son mari, la complicité et l’attention mutuelle, et l’humour du destin qui s’est manifesté dans ces premiers moments d’intimité amoureuse sur une plage de la Méditerranée, pour lesquels Philippe a manqué le fameux concert de John Coltrane au festival d’Antibes-Juan-les-Pins qui se déroulait alors à quelques centaines de mètres de là.
Puis ce fut Jean Narboni qui, dans une apaisante bonhommie, nous raconta la solidarité du trio qui se forma dans les années 1950 à Alger, Carles-Comolli-Narboni, trio qui résista à la dispersion consécutive aux “évènements” d’Algérie et ses conséquences pour se reconstituer à Paris jusqu’à se trouver réuni dans les locaux du groupe Filipacchi où Jean Narboni et Jean-Louis Comolli avaient pris la tête des Cahiers du Cinéma tandis que Philippe Carles gagnait des galons au sein du Jazz Magazine de Jean-Louis Ginibre.
On vit alors, très ému, d’une émotion qui n’avait pas totalement éteint cette pointe de malice qui le caractérise, François-René Simon se remémorer la figure de Philippe Carles et rassembler quelques traits déjà évoqués, silhouette, regard, sévérité et humanité, rigueur et capacité attendrissement, et ce geste qu’on lui connaissait d’ouvrir sa chemise pour s’administrer sa dose quotidienne d’insuline comme d’autres allumeraient une cigarette.
Alexandre Pierrepont improvisa avec l’aisance et la précision qu’on lui connaît, pour revenir sur le chef-d’œuvre de Carles et Comolli, Free Jazz / Black Power qui fit date en 1971, puis auquel on s’habitua comme à une pièce de musée ; pour revenir plus précisément sur l’un des mots-clés de l’ouvrage, celui de polycentrisme et lui redonner toute son actualité et sa nécessité, à l’heure où les tensions, désastres et crimes de masse semblent échapper comme savonnette des mains des dirigeants de la planète les mieux intentionnés.
L’Académie du jazz a rendu hommage à Philippe Carles, l’un de ses membres, en la personne de son nouveau président, Jean-Michel Proust, qui a sobrement résumé les différents chapitres précédemment évoqués, notamment ce tour de force qu’a été Le Dictionnaire du jazz et sa réédition en collaboration avec André Clergeat et Jean-Louis Comolli.
Enfin, Mathilde Azzopardi, nièce de Philippe, s’est souvenue de l’oncle, de ses histoires de jazz, de ces histoires que tous les oncles et tous les grands-pères ont pour les générations qui les suivent. Et elle a rappelé quelques-unes de ces histoires en nous lisant de courts et pénétrants passages de Free Jazz / Black Power.
Emmenée par Frédéric Goaty, auquel Philippe Carles passa le relai au fil des dernières années du siècle passé, et d’Édouard Rencker qui prit la direction de la publication des mains de Sarah Tenot après la mort du père fondateur Frank Tenot, l’équipe de Jazz Magazine – secrétaire d’administration, responsable de la communication, directrice artistique, assistant de rédaction et pigistes – était venue rendre un hommage silencieux, attentif et respectueux à celui qu’ils avaient encore pu croiser dans les locaux de Jazzmag. Pour nous tous, Philippe avait été en quelque sorte tout à la fois “l’oncle et le grand-père de rédaction”. Franck Bergerot