La saxophoniste londonienne, figure de sa génération, vient de publier le superbe “Odyssey”, un troisième album qui s’impose comme son meilleur. Nous l’avons rencontrée pour parler du jazz anglais d’hier et d’aujourd’hui et de sa propre musique.
JAZZ MAGAZINE Il y a quelques années, la nouvelle vague du jazz anglais connaissait un engouement très intense dans le monde entier. Comment avez-vous vécu toute cette attention ?
NUBYA GARCIA Quand vous le dites comme ça on dirait que c’est terminé mais j’espère que ça continue ! C’était une période très intéressante, personne ne l’avait prédite et on se sentait vraiment soutenus, ce qu’on attendait depuis longtemps. Ça nous a donné beaucoup d’opportunités et de latitude. Je pense que ça continue mais c’est un peu moins nouveau maintenant, on est plus installés, ce qui est très positif. En voyant tout ça de l’intérieur, et je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de préjugées et de plafonds de verre en place pour toutes sortes de genre musicaux et dans toutes sortes de domaines. Quand l’underground sort du bois, c’est surtout une opportunité de tisser des liens avec le public, et ce rassemblement était très beau et positif.
Mais est-ce que toute cette attention n’a pas pu renforcer certains des préjugées dont vous parlez, dans la façon dont on a décrit et “labellisé” votre musique ?
C’est en effet quelque chose qui a pu arriver. J’étais au cœur de tous ses événements, et parce qu’on a beaucoup tourné et eu plein d’opportunités – dont beaucoup pensaient qu’on ne les aurait jamais en tant qu’artistes de musique instrumentale formés à travers le jazz – j’étais plus déterminée encore à atteindre mon but, et je le suis toujours. Je sais que j’aime la musique et en faire avec les gens avec qui je joue, pour moi c’est déjà un succès et je me dis que les musiciens ne devraient pas se concentrer sur les opinions et perceptions externes, mais plutôt essayer d’être les meilleurs possible, de vivre dans l’instant. C’est un grand privilège de faire de la musique qui parle aux gens et c’est ça qui compte. Ça nous a tous demandé beaucoup de temps et de travail mais je suis très fière de ce qu’on a fait et de ce qu’on continue à réaliser.
Toutes ces années, vous avez beaucoup enregistré sur les disques des autres tout en les accompagnant aussi sur scène. C’était une façon de vous développer en tant qu’instrumentiste ?
Je l’ai beaucoup fait car j’adore jouer, et pas seulement quand c’est moi qui ai composé ou qui dirige. Être sidewoman est très différent qu’être leader, il faut relever d’autres défis et ça permet d’essayer d’autres choses. Je n’ai jamais voulu choisir entre les deux, et ça me permet de collaborer avec des gens merveilleux qui enrichissent ce que je fais. La collaboration est le ciment d’une communauté. Je crois aussi que les meilleures musiques proviennent d’une multitude de sources et j’ai donc collaboré à de nombreux groupes dès le début. C’est excitant, ça permet d’exister de plusieurs façons au sein d’une génération, et ça doit être très dur de ne jouer que dans sa propre formation ! Ce serait comme ne parler qu’une seule langue alors que je veux parler de plein de façons différentes.
Vous préférez donc parler de communauté plutôt que de “mouvement”, comme on l’a beaucoup répété, au sujet du jazz anglais ?
Oui absolument. Je joue avec certaines personnes depuis que j’ai 17 ans, [elle en a aujourd’hui 33, NDLR]c’est presque la moitié de ma vie ! Si de jeunes musicien.nes nous lisent, je pense que c’est très important de se souvenir que les gens qu’on rencontre à chaque étape de sa vie peuvent, s’ils sont sur la même longueur d’onde, devenir ceux qui vous portent, vous encouragent, jouent et tournent avec vous, vous font découvrir de la musique… Au fond il s’agit d’amitié, de soutenir vos copains musiciens et de les aider à concrétiser leur vision, bien plus que de succès matériel, même s’il faut bien payer ses factures !
J’imagine que cette communauté s’étend aussi à ceux qui vous ont formé, par exemple les saxophonistes Courtney Pine, Steve Williamson, qui se sont fait connaitre dans les années 1990. Est-ce qu’ils sont toujours reconnus à leur juste valeur aujourd’hui ?
C’est difficile à dire car j’étais un bébé à cette époque ! Je sais qu’ils ont tourné à travers le monde et qu’aujourd’hui, à chaque fois que je vais aux Etats-Unis, les musiciens de cette génération me demandent des nouvelles de Courtney Pine par exemple. Son nom circule toujours à New York et c’était déjà le cas, il y a dix ou douze ans, quand j’y était allé pour la première fois, alors que j’étais encore étudiante. Notre génération a énormément bénéficié du travail de gens comme Courtney Pine, Steve Williamson, le groupe Jazz Jamaica et tant d’autres. Les Jazz Warriors ont directement permis aux programme éducatif Tomorrow’s Warriors [créé en 1991], dont j’ai fait partie, d’exister, et on n’aurait pas pu avoir un tel programme de formation musicale, gratuitement, à Londres, avec des gens qui nous ressemblent, ça n’aurait pas existé. Je ne dirais pas qu’ils ont vraiment la reconnaissance qu’ils méritent mais ils ont fait beaucoup pour faire connaître Londres et la Grande-Bretagne dans le monde du jazz, et ça n’a vraiment pas dû être facile du tout dans les années 1980 et 90.
En tant que saxophoniste, vous avez un jeu volontairement très épuré. Est-ce une façon d’éviter une certaine culture de la virtuosité chez les saxophonistes ?
Je dirais que je ne cherche pas à impressionner les gens et que j’essaye de me mettre au service de la musique. Il y a plein de façons de faire ça et je peux sonner très différemment d’un jour à l’autre, sur scène ou en studio. Mais j’essaye de ne pas “surjouer”. A quoi bon ? Non pas qu’on n’ait pas le droit d’être virtuose, mais chaque morceau se prête à une certaine façon de jouer, et je m’adapte en fonction de ça et de ce que je ressens ce jour-là. J’ai envie d’être en osmose avec mon instrument, pas de me battre contre lui où d’avoir l’impression que les gens vont mieux me considérer si je joue d’une certaine façon. Je doute que ça me rendrait très heureuse !
Sur votre nouvel album “Odyssey”, en particulier, vous vous illustrez aussi beaucoup par les arrangements, notamment de cordes…
C’était un défi de réaliser ces arrangements, de trouver ma voix en tant que compositrice plus que d’intégrer les cordes à mon groupe d’ailleurs, car je n’avais jamais fait ça avant. Je ne voulais surtout pas plaquer des cordes sur des morceaux déjà écrits, et j’ai passé beaucoup de temps à peaufiner ces arrangements. J’ai beaucoup douté mais ça m’a permis de trouver ma propre façon d’écrire. Je ne suis pas très académique, j’ai besoin de créer pour apprendre plutôt que de lire des livres et j’ai justement évité de trop étudier des arrangements similaires chez d’autres, même s’il y a plein d’excellents exemples, avant d’avoir terminé mon travail, pour progresser encore la prochaine fois. J’ai vraiment l’impression que ces cordes sont les miennes, je m’en suis servi comme une sorte de texture, mais je ne savais pas que j’arriverais à un tel résultat quand j’ai commencé à travailler. J’ai débuté mon apprentissage musical par les cordes à 3 ou 4 ans, mais je n’y vais plus touché depuis très longtemps et j’avais vraiment envie de m’y remettre. J’ai hâte de continuer sur cette voie ! Au micro : Yazid Kouloughli / Photo : Danika Lawrence
Album « Odyssey » (Concord Jazz / Universal, 4 étoiles Jazz Magazine)
Concerts Le 14 février 2025 à Bordeaux (Rocher de Palmer), le 15 février à Paris (La Cigale).