Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Après “Marvellous”, la vie est repartie, toujours à New York. J’ai loué une petite chambre, chez la femme de Victor Jones, le batteur de mon groupe précédent, pour garder une adresse. Je n’avais plus rien après ma saisiearrêt et mes problèmes fiscaux… Récemment, j’ai acheté un appartement à New York : quatre-vingts mètres carrés, mais j’ai tellement de travail que je n’ai pas eu le temps d’y faire quoi que ce soit ! Puis j’ai enregistré les deux volumes de “Conférence de Presse” avec Eddy Louiss à l’orgue. Avant de jouer avec lui, j’avais enregistré un morceau spécial pour un CD bonus où je jouais à la fois du piano et de l’orgue, ça s’appelait Montélimar. Quand je jouais avec mon père, dans les bals, je jouais de l’orgue… Et une de mes idoles, c’était Eddy. En 1983, nous avions déjà joué ensemble au Petit Journal Montparnasse, à Paris, et c’était superbe. Yves Chamberland a tenu à ce qu’on refasse ce duo, pendant trois jours, à nouveau au Petit Journal. Le titre, “Conférence de presse”, c’est pour Eddy. Quand on le connaît un peu, on sait qu’il a horreur des interviews, de parler à la presse, alors je me suis dit qu’on allait enregistrer un disque en invitant la presse, et comme ça ils seraient déjà au parfum et ne nous embêteraient plus avec leurs questions. On a fait une conférence de presse, et au lieu de parler, on a joué, tout simplement ! Merveilleux souvenir. Eddy est un musicien génial. Ensuite, il y a eu ce double CD live, “Au Théâtre des Champs-Elysées”. C’est le concert intégral, sans la moindre retouche, on n’a rien changé, pas une note. Pas comme Keith Jarrett avec “Köln Concert” – ce qui est courant, c’est pour ça que je le précise… La photo de Jean Ber est géniale, je la préfère de beaucoup à celle de “Marvellous”, où je ressemble au Magicien d’Oz…
En jouant beaucoup en solo depuis quelques années, je me suis fait ouvrir les portes des grandes salles classiques du monde entier. Dans ces salles, c’est formidable, il y a un piano, pas de micro : tu joues ! J’aime presque toutes les grandes salles allemandes : le Philharmonique de Berlin, de Munich, de Dusseldorf, le Stadthall d’Hambourg — sublissime ! A Paris, j’aime beaucoup l’Olympia, le Théâtre des Champs-Elysées, et à New-York le Carnegie Hall, celui d’avant, car ils ont changé l’acoustique il y a dix ans, et maintenant c’est nul. À Londres, j’aime le Royal Albert Hall, le Queen Elizabeth Hall. En fait, j’ai joué dans presque toutes les grandes salles du monde. Côté clubs, aux Etats-Unis, j’aime le Birdland et le Village Vanguard, parce que c’est un endroit mythique, on sent tous les fantômes, ils sont là ! En France, j’ai de bons souvenirs du Dreher. Je me rappelle le New Morning de Genève et j’aime le New Morning de Paris, local un peu pourri mais sympathique parce que Madame Fahri est une femme extraordinaire que j’aime beaucoup. Il y a aussi le Petit Journal, où j’ai joué souvent… En province, il y a le Pelle- Mêle à Marseille, il y avait le Hot Brass à Aix-en-Provence. À Montpellier, il y a une Salle Petrucciani ! En Allemagne, il y a la Fabrik à Hambourg, le Casino d’Eau à Berlin. Les bons souvenirs sont souvent liés au patron, à l’accueil, au matériel… En Italie, il y avait le Pitt Inn qui était bien, c’était à Rome, mais la patronne s’est suicidée. De ville en ville, je perçois des différences entre les publics. Le public n’est pas le même à Coutances, Tourcoing ou Paris. La relation entre l’artiste et son public, c’est quelque chose d’intime : il n’y a pas de “mauvais” public, il n’y a que de mauvais artistes. L’artiste, quand il est “bon” – même si ce n’est pas le mot qui convient : il y a de bons artistes qui ne plaisent pas –, ou disons “honnête”, fait plaisir aux gens : si on est honnête, même si on se casse la gueule, le public pensera “Au moins, il a essayé”. Une performance live ressemble à du patinage artistique : on fait des figures, des sauts, des pirouettes, parfois on tombe sur les fesses, mais on se remet debout, et hop ! Ça fait cinq ans que je fais du solo, en alternance avec quelques trios ou mon septette. Le solo, c’est la formule qui me plaît le plus aujourd’hui. C’est drôle, dans le film de Cassenti, je disais que le solo « c’était vachement égoïste »… Comme quoi il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis ! Cela dit, peut-être que dans dix ans je dirai que le solo me fait chier… Depuis ce disque, j’ai encore fait des changements dans mon répertoire : je ne joue plus que mes compositions. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« J’avais signé un contrat d’édition musicale pour la France avec Francis Dreyfus. Je ne savais pas qui il était. Je connaissais surtout le producteur Yves Chamberland. Quand Yves et Francis ont monté le label Dreyfus Jazz, Yves a dit à Francis que ce serait bien d’avoir Michel Petrucciani. Yves m’a appelé pour m’annoncer qu’il allait amener Francis à un de mes concerts pour qu’on se rencontre, voir s’il y avait des affinités. Peu de temps après, je vois Francis arriver après un concert, à Deauville je crois. Nous sommes allés dans un bar. On avait commandé des Perrier, on a discuté, puis on a voulu payer mais le serveur n’arrivait pas. Francis s’énervait : « On fait poireauter Michel… » L’addition n’arrivait toujours pas… Francis a sorti un billet de 500 balles et l’a mis sur la table : « Allez on se casse, au moins c’est payé. » J’ai trouvé le geste généreux, il l’avait fait pour que je n’attende pas trop longtemps. Moi aussi j’aime donner, et je me suis dit : « Ce mec me plaît, je vais signer avec lui. » Avec Francis et Yves, j’ai appris le vrai métier : les royautés, le business, comment on doit payer ses impôts, comment gérer son argent. Francis et ses avocats sont allés voir Blue Note et leur ont dit qu’on n’avait pas le droit de faire un contrat à vie avec un jeune homme de 23 ans, que j’étais barge quand j’avais signé, que je ne savais pas ce que je faisais… Il y a eu un audit dans les comptes de Blue Note. Et j’ai reçu un chèque confortable ! Avec un petit mot : « Excusez-nous, nous avions oublié… » J’ai gardé une copie du chèque et le mot du comptable. J’ai remboursé mes dettes, et commencé à mieux gérer mon argent. Mon premier disque avec Dreyfus, ç’a été “Marvellous”, avec un quatuor à cordes, Dave Holland à la contrebasse et Tony Williams à la batterie. Je voulais faire un disque spécial pour Francis, original, qui se démarque des précédents. J’ai arrêté ma période électrique et me suis remis à l’acoustique. Je suis ravi d’avoir fait un disque avec Tony Williams. J’avais une telle envie de travailler avec lui… Tony a vraiment joué. Dave m’avais dit : « Si tu prends Tony, ça peut être tout bon ou tout mauvais, tout dépend de son humeur du moment… » Or, il était dans une humeur formidable, fraîchement marié. Il me répétait qu’il aimait ma musique, mes mélodies, comme celle de Charlie Brown. “Marvellous” est un bon disque, mais un peu raté, dans la mesure où le quatuor ne fait pas le boulot que j’aurais aimé qu’il fasse. Je me suis mal débrouillé, je ne me sentais pas prêt pour faire moi-même les arrangements, et le mixage est assez mal fait. Si je pouvais remixer ce disque, je mettrais les cordes plus en avant. De toute manière, si je pouvais exaucer un voeu, ce serait de refaire tous mes disques ! Tous ! Quelques-uns sont bien faits, avec de jolies chansons, que je retiens plus que les solos – plus j’évolue dans mes connaissances musicales, moins je vais vers l’improvisation. J’aime composer, de plus en plus. J’aime l’improvisation, mais ça devient moins important, ça m’amuse de moins en moins. On en vient à ce que disait Miles Davis : moins de notes, ce n’est pas important tout ce charabia… Quant aux fausses notes, c’est relatif, la plupart des gens ne les entendent pas. Un concert sans fausse note, ce n’est pas un concert. Comme disait encore Miles, “il n’y a pas de fausses notes, il n’y a que des mauvaises notes”, ou quelque chose dans ce genre. Il n’avait pas tort. Les mauvaises notes, c’est quand on n’est pas honnête, on pense : “Je vais jouer ça parce que ça fait bien”, comme on peut se servir de la technique : on s’en sert quand on n’a plus d’idées. Il faut d’abord essayer de trouver la couleur et l’habillage qui convient. L’origine de tout ça, c’est la composition, l’harmonie : la chanson. J’aime les choses que l’on peut chanter, dont on se souvient. J’aime La vie en rose, ça me parle. J’aime la pop music. J’aime Miles parce que c’est un grand mélodiste qui savait phraser : il jouait “Porgy & Bess”, Someday My Prince Will Come… Même Coltrane, qui était compliqué et avait un langage très évolué, est resté très mélodique. Quand il joue une ballade, un standard, c’est à tomber par terre, et “A Love Supreme”, c’est quelque chose qu’on peut chanter. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Avant “Music”, je vendais entre 10 et 20 000 disques aux Etats-Unis et moins de 10 000 en France. C’était bien, mais pas extraordinaire. Et puis j’ai fait ce disque, avec un groupe “électrique”, pour une musique un peu plus “facile”, je suis entré un peu plus dans la chanson, et sorti un peu du jazz. Le mot “facile” ne me gêne pas, j’avais envie de faire une musique plus accessible, des chansons plus que des thèmes de jazz. Ç’a été le début de ma carrière en tant que compositeur de chansons, d’une musique parfaitement lisible. Très vite, j’ai été très critiqué, à cause de cette musique, à cause de ce groupe électrique… Dans “Music”, il y avait Looking Up, et Eric, qui était encore producteur, m’a dit : « Il n’est pas mal ton petit morceau mais on va le mettre à la fin… » Je lui ai répondu : « T’es fou, ce morceau est super ! On va le mettre en premier ! » J’y tenais absolument. Et il a beaucoup plu, d’emblée. Je suis passé à 90 000 albums vendus en France ! Mais je ne m’en suis pas vraiment aperçu, je ne recevais que peu de royautés, à cause de mon contrat merdique… J’en ai vendu à peu près 100 000 aux Etats-Unis. Ça devenait sérieux. Un jour, un ami, qui était manager de Johnny Clegg, est allé dans les bureaux de EMI pour signer un contrat et, à la réception, il a vu un énorme agrandissement de la pochette de “Music” ! Il m’a appelé : « Michel, tu es une star, ils ont mis ta photo à l’entrée des bureaux ! » A partir de là, j’ai fait tout ce que j’ai voulu avec Blue Note. Quand j’arrivais dans les bureaux, tout le monde s’affolait. Ce n’était plus « Attendez, on va voir s’il est là… » : les portes s’ouvraient en grand. Dès que ça marche, on vous parle autrement dans une boîte, et pas qu’aux Etats-Unis. C’est partout pareil. Ça m’a aussi ouvert les portes pour les concerts, j’étais beaucoup plus demandé, je touchais plus d’argent. J’étais sorti du cadre du “pianiste de jazz”, j’étais devenu un peu plus populaire à ce moment-là en tout cas. Moi, je joue pour les gens. Je ne suis pas assez prétentieux pour dire qu’il faut être un connaisseur absolu pour apprécier ma musique. Sans faire la putain, je veux toucher les gens. Pourquoi le jazz devrait-il être réservé à une élite ? Après “Music”, il y a eu le Manhattan Project avec Wayne Shorter, le bassiste Stanley Clarke, la chanteuse Rachelle Ferrell… C’est le batteur Lenny White qui avait organisé cette rencontre. Il avait d’abord pensé à McCoy Tyner au piano. Mais McCoy, je pense, a dû avoir des exigences financières excessives. Lenny, qui avait fait “Music” avec moi, a dit aux gars de Blue Note qu’on pouvait compter sur moi, et qu’en plus j’étais de la maison ! J’ai reçu un coup de fil de Lundvall alors que j’étais en tournée en France. Il m’a proposé de venir trois ou quatre jours à New York pour faire un disque. C’était très bien payé : je crois que j’ai eu le cachet que devait avoir McCoy au départ, 26 000 dollars, et un aller-retour en Concorde ! J’ai dit oui tout de suite. Je suis arrivé, on a répété et fait le disque et la vidéo en trois jours. J’ai aimé ça. J’ai adoré travailler avec Stanley Clarke, un type très sympa. J’aime beaucoup toute la partie électrique du disque, mais pas quand Stanley joue de la contrebasse. Et Wayne [Shorter], superbe… Blue Note avait bien fait les choses, nous avions chacun une loge, et tous un cadeau personnalisé. Moi, en tant que Français, ils m’avaient offert deux superbes bouteilles de Bordeaux, avec un petit mot. A un moment, Wayne est venu me voir : « Michel, je pourrais te parler après la session ? » Je me suis dit : « Il va peut-être me proposer du boulot, on va peut-être faire quelque chose ensemble… » J’étais content. L’enregistrement terminé, il revient : « Je peux te voir maintenant Michel ? – Bien sûr, Wayne ! » Et le voilà qui montre du doigt mes deux bouteilles et me demande s’il peut les emporter. J’ai dit oui, et hop, il s’est sauvé avec. Tout le monde croit que ma vie s’est déroulée très facilement, mais j’ai eu aussi des déceptions. C’en était une. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Je n’ai jamais été obsédé par une reconnaissance mondiale, mais Blue Note me donnait l’occasion de vivre mon rêve américain, de travailler avec des Américains dans une boîte américaine, distribuée aux Etats-Unis. J’étais arrivé à être considéré comme un musicien américain, avec des collègues américains. J’étais américain ! Beaucoup plus qu’aujourd’hui, où je me suis un peu “refrancisé”, j’ai retrouvé mes racines. En fait, le vrai début de ma notoriété avec Blue Note, c’est quand j’ai fait “Music”, en 1989. Avant, il y avait eu “Michel Plays Petrucciani”, enregistré fin 1987. Deux trios, un sur chaque face, c’était mon idée. J’avais beaucoup aimé le disque “Supertrios” de McCoy Tyner avec deux trios différents par face – Elvin Jones, Tony Williams, Ron Carter… Je voulais faire quelque chose de ce genre (il y avait encore des 33-tours avec deux faces…). Aujourd’hui, avec les CD, il faut enregistrer plus de musique, au moins une heure, alors que vingt minutes par face, c’était bien – il ne faut pas oublier que je suis du Midi, faut pas trop m’en demander, la sieste, c’est important. Sur “Michel Plays Petrucciani”, il y avait le batteur Roy Haynes. J’ai travaillé beaucoup avec lui par la suite. Au départ, je voulais Jack DeJohnette et Gary Peacock, mais Peacock m’a fait observer : « Si tu prends DeJohnette, ce sera la rythmique de Jarrett, et ça risque d’être un peu trop proche. Pourquoi ne prends-tu pas l’idole de Jack, Roy Haynes ? Si tu ne peux pas travailler avec le musicien que tu veux, travaille avec son maître… » J’appelle Roy, qui est venu tout de suite. Après le disque, nous avons fait une longue tournée internationale. Aujourd’hui encore, nous nous voyons souvent. Le producteur de “Michel Plays Petrucciani” était Eric Kressmann, mon manager à l’époque. « J’ai attendu deux ans avant d’enregistrer mon disque suivant, “Playground”. Je travaillais alors avec le claviériste Adam Holzman, qui venait de quitter le groupe de Miles Davis. Très influencé par le son de ce groupe, la période “Tutu”, je voulais faire quelque chose d’électrique, et Adam a apporté une couleur milesdavisienne dans ma musique, des sons de synthé qu’il avait programmés pour Miles. “Playground” a été mon avant-dernier disque pour Blue Note, il m’en restait un à faire, et ç’a été “Promenade With Duke”, le premier disque en solo que j’aie vraiment désiré. Et qui est encore lié à une femme… J’étais en pleine douleur, la mère de mon fils venait de me quitter. J’ai enregistré ce disque tout seul, à New York, avec Adam, en buvant pas mal de vodka, parce que j’allais vraiment mal. J’étais dans une grande maison, seul, avec la femme de chambre, une Haïtienne. C’était en pleine guerre du Golfe, on regardait la télé l’après-midi, je travaillais avec Adam. J’avais une amie italienne, Gilda Butta, que je connaissais depuis dix ans, une musicienne classique, qui était la pianiste d’Ennio Morricone. Et dans la douleur, la peine, nous nous sommes mis ensemble. Je suis tombé amoureux d’elle, et nous nous sommes mariés ! Elle m’a beaucoup appris, on jouait ensemble, du Rachmaninov. Avec elle, j’ai vraiment évolué techniquement et musicalement. Je lui avais dit que je voulais faire un disque vraiment en solo. Elle m’a beaucoup aidé. J’ai donc fait cet album en hommage à Duke Ellington, parce que c’est Duke qui m’avait donné envie de jouer du piano. Après “Promenade With Duke”, il y a eu encore un disque pour Blue Note, qui n’était pas prévu, “Michel Petrucciani – Live”. C’est moi qui l’ai produit. Comme je trouvais que le groupe tournait bien, j’ai insisté pour pouvoir en laisser un témoignage. Il y a un morceau, Miles Davis Licks, où je cite des phrases de Miles… C’est marrant, j’ai joué ce morceau avec John Scofield à Copenhague, au club Montmartre, et en lisant la partition il s’est exclamé : « Putain, ce Miles, il a vraiment une façon particulière de composer… » J’ai souri, et je lui ai dit que c’était moi qui avais écrit ça… Et puis chez Blue Note, j’ai commencé à m’emmerder. Ils avaient signé d’autres artistes, je n’étais plus le seul Européen. Or j’avais envie d’être un plus grand poisson dans un plus petit bocal… » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« J’ai eu beaucoup d’aventures, je reste rarement plus de cinq ans avec la même femme. Au bout d’un moment je m’ennuie. J’ai besoin de renouveau, toujours. D’une émotion nouvelle. J’en souffre éperdument. C’est aussi pour cela que je crée sans cesse des nouveaux groupes, que je bouge tout le temps. Dès que je sens poindre la routine, je m’emmerde, je me tape la tête contre les murs. Pourtant, écrire des chansons m’excite toujours – je dis “chansons”, pas “thèmes”, ni “morceaux”. Je ne suis jamais blasé, mais au bout d’un moment je m’ennuie de tout. Paradoxalement, je suis très fidèle en amitié, j’ai des amis de vingt ans. J’ai besoin de ça, mais mon coeur me dit autre chose. Ma tête me dit « Arrête ! », mais mon cœur me souffle « Moi, je ne peux pas vivre autrement… » J’aime toutes les femmes… Louis Armstrong disait : « Je me suis marié sept fois et je les aime toutes ! » Je garde une forte amitié pour celles avec qui j’ai vécu. Je vois la mère de mon fils, Alexandre, presque tous les jours. En juillet 1986, j’ai enregistré “Power Of Three”, mon deuxième disque pour Blue Note, avec le guitariste Jim Hall et le saxophoniste Wayne Shorter. Il y a là un son nouveau, j’aime l’originalité qui s’en dégage. Un trio guitare-piano-saxophone, ça ne s’était encore jamais fait ! Je considère Wayne Shorter comme un des plus grands compositeurs du XXe siècle, et je trouve très flatteur qu’il soit dans un de mes disques. Jim, j’ai adoré travailler avec lui. Ce disque reste pour moi une pièce de collection, et une rencontre exceptionnelle. Les titres de mes albums, c’est presque toujours moi qui les impose, c’est peut-être le seul truc que je regarde avant l’argent ! Quand je signe un contrat, j’exige une totale liberté quant aux titres de mes disques ! Il n’empêche que le super titre de “Power Of Three”, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est Wayne. Wayne est un fan de science-fiction, et il était en train de lire un livre qui s’appelait Power Of Three. Il a simplement dit : « Tiens, ça, c’est nous, power of three ! » Wayne est très particulier, il faut arriver à le comprendre pour pouvoir le suivre. Il plane… Quand il raconte des histoires drôles, il est souvent le seul à rire : personne ne les comprend. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« En octobre 1984, j’ai encore enregistré en solo pour OWL, “Note’N Notes”, avec des parties de piano en overdub. Puis, en janvier de l’année suivante, j’ai enregistré “Cold Blues” en duo avec Ron McClure. J’aime beaucoup ce disque, on l’a fait dans le studio newyorkais du pianiste Fred Hersch. À l’époque, je voyais Ron presque tous les jours, on jouait tout le temps ensemble. Nous nous étions rencontrés dans un club, il y jouait avec le groupe Quest. Nous nous sommes enregistrés en duo, comme ça, pour voir, et avons trouvé ça tellement bien que je l’ai proposé à Jean-Jacques. Ça lui a plu tout de suite, et il l’a publié. On l’a appelé “Cold Blues” parce qu’il faisait un froid de canard ce jour-là à New York. De la neige partout ! Entre Ron et moi, il y avait une véritable amitié. J’ai quatre ou cinq vrais amis musiciens à New York : le guitariste John Abercrombie, le saxophoniste Joe Lovano, le batteur Jack DeJohnette, le contrebassiste Dave Holland et Ron. Ils forment comme une famille. “Cold Blues” a été mon dernier disque pour Jean-Jacques. Il faut évoluer : avec lui c’était super, intéressant, mais je voulais quelque chose de plus grand, de mondial ! Jean-Jacques, c’est mes débuts, ces premières amours qu’on n’oublie jamais, le tremplin de toute ma vie musicale. Avant de signer avec Blue Note, j’ai enregistré “Darn That Dream”, un trio “familial”, avec mon père et mon frère. J’ai reçu zéro centime de royautés des ventes de ce disque et ma famille pas davantage. L’arnaque totale ! Mais je suis sûr qu’il y a des gens qui se sont fait des sous, car ce disque, je le vois partout, on me le donne à dédicacer au Japon, en Allemagne… C’est comme “Estate”, que j’avais enregistré avec Aldo Romano et Furio Di Castri à Rome, en 1982… Je demande toujours aux gens où ils ont trouvé ces disques un peu obscurs, comme “Darn That Dream” ou “Estate”.
Après le disque pour Elektra Musician enregistré avec Charles Lloyd, “At Montreux”, Bruce Lundvall, qui était alors président de WEA, avait dit dans une interview parue dans Jazz Magazine : « Si un jour je deviens président d’un autre label, le premier artiste que je signerai sera Michel… » Et quelque temps après, il devenait président de Blue Note. Ils ont réactivé le label en 1985 et j’ai été le premier artiste signé. J’avais accepté sans hésiter. Quand je suis arrivé, j’ai dit : « Où est-ce qu’on signe ? », sans même lire le contrat, les conditions, rien du tout. J’étais tellement content d’être là, je ne me posais pas de questions. J’ai signé ! Un contrat à vie… Ce n’était pas terrible, un contrat de débutant, les royalties étaient nulles. Le premier disque que j’ai fait pour eux, en décembre 1985, ç’a été “Pianism”, qui n’est pas trop mal. C’était le trio avec lequel je travaillais à l’époque. De ce trio, il y avait eu auparavant un disque live au Village Vanguard, enregistré en octobre 1984. Nous l’avions coproduit. Le producteur était un certain Mike Berniker, que Blue Note m’avait assigné d’office. Je me suis un peu battu avec lui… Ils voulaient faire de moi une star, quelqu’un qui vende 500 000 disques. Ils s’étaient dit : on va prendre Michel en main et le pousser à fond. Ils avaient donc engagé ce mec, qui était producteur à Los Angeles, mais de musique un peu plus “pop”, de variétés… Sympa, oui, mais dès qu’il est arrivé il m’a dit : « Je voudrais que tu enregistres le thème de Superman… » J’ai dit non, non et non, je ne peux pas faire un truc pareil, et j’ai appelé Bruce Lundvall pour lui dire qu’il n’était pas question que je fasse ça. Bruce m’a dit qu’il allait parler à Mike, il est venu au studio, le RCA Studio, à New York. Ça s’est arrangé. Après l’enregistrement, Berniker a pris son chèque et est reparti. Le disque n’a pas trop mal marché, j’ai dû en vendre entre 10 et 15 000 aux Etats-Unis. Mon trio tournait déjà régulièrement. Le batteur, Elliott Zigmund, je l’avais rencontré à New York, à l’ouverture du club Blue Note. Il était là avec Lee Konitz. Lee m’avait reconnu et invité à monter sur scène pour jouer avec lui. Je me souviens qu’il pleuvait des cordes et que j’étais avec mon frère. On n’arrivait pas à trouver de taxi pour rentrer, et c’est Elliott qui, gentiment, nous a raccompagnés. On a bavardé, et je lui ai demandé si, au cas où je monterais un trio, ça l’intéresserait d’en faire partie. Il a dit oui et m’a donné sa carte. » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Mon premier disque américain a été “100 Hearts”, produit par George Wein, qui s’occupait alors de mes affaires aux Etats-Unis. Il avait créé un label, et les premiers à enregistrer ont été moi et le pianiste Michel Camilo, dont George était un fervent admirateur. Il a voulu, lui aussi, que j’enregistre en solo. Au verso de la pochette du 33-tours, il y a une photo de moi, habillé en chinois et prise dans le quartier chinois, que j’aime bien. Il y en a une autre, de Pierre Lhomme, où je ressemble un peu à Miles, je trouve, avec mes lunettes noires – Pierre est un ami chef opérateur, qui a notamment travaillé sur Cyrano de Bergerac, le film de Jean-Paul Rappeneau. Jean-Jacques Pussiau faisait un peu la gueule que j’enregistre aux Etats-Unis. En fait, toute ma famille française a fait la gueule quand je suis parti : Pussiau, Aldo… Je revenais régulièrement mais j’étais barré dans un trip américain – depuis, j’en suis revenu. Mais à cette époque, j’adorais tout ce qui était américain, je me disais que les Français faisaient chier… Je n’avais pas oublié la France, mais je me sentais plus à l’aise avec le mode de pensée américain. Aujourd’hui je suis français, c’est ma patrie, et américain d’adoption. Je vis à New York, ma copine a un appartement à Paris. Je fais souvent l’aller-retour, mais je ne suis presque jamais à Paris. A New York, je suis chez moi, pas à Paris. En 1985, quand j’ai quitté définitivement Charles Lloyd, je me suis installé à New York, à Manhattan. Je venais de quitter Erlinda, ma première femme. A New York, je me suis vraiment intégré au monde du jazz. Les clubs, les boîtes de nuit, les hanging out de cinq heures du matin, parler, jouer, jammer… C’était LA grande ville, et je ne pensais plus du tout à la campagne californienne. J’y ai rencontré tout le monde. J’ai parlé avec Sonny Ro lins ! Autre rencontre décisive : Gil Evans. J’étais parti en presque vacances avec le contrebassiste Ron McClure – encore une rencontre importante – pour un engagement d’une semaine, tous frais payés, à Saint-Barthélémy, dans les Caraïbes. Nous jouions tous les soirs en duo, j’étais au piano électrique, on s’éclatait ! Et qui vois-je arriver dans ce petit club avec sa femme ? Gil Evans ! Il était en vacances. Nous avons passé la soirée à discuter et sommes devenus amis. Par la suite, il me téléphonait souvent, comme ça, sans raison particulière, et j’allais l’écouter le lundi soir au Sweet Basil avec son big band. Un jour, il m’a envoyé un livre dont le titre était Michel, un livre religieux. Peu de temps après, il m’appelle et me dit : « Michel, je voulais juste te parler, je crois que je vais partir quelque part… Je voulais te dire que je t’aime beaucoup… Bon courage dans ta musique. » Il est mort l’après-midi… Rien que d’en parler, ça me fait quelque chose. Pourtant, nous n’avons jamais joué ensemble. Je crois avoir touché des gens, qui ont manifesté une certaine admiration pour moi, comme si je leur avais donné une leçon de courage. Je sais que Gil, en tout cas, je l’avais touché. Mais ce n’était pas musical… » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Quelque temps plus tard, j’ai rencontré, je ne sais plus ni où ni comment, le contrebassiste Charlie Haden. J’ai adoré travailler avec lui. Nous avons tourné en duo : San Francisco, Santa Barbara, Los Angeles… À cette époque, j’étais discret, je n’osais pas poser trop de questions à ces musiciens, j’avais peur d’être impertinent. Aujourd’hui, je n’hésite plus à le faire. Mais, souvent, ils se racontaient sans se faire prier. Charles Lloyd, par exemple, parlait beaucoup de sa jeunesse, quand il jouait avec Cannonball Adderley. La drogue les avait marqués aussi, ils en parlaient souvent. Récemment, j’ai revu Lloyd, et je lui ai posé des questions sur des modes, des gammes particulières : phrygiens, doriens, lydiens… Sa culture est considérable dans ce domaine, il a beaucoup travaillé tout ça. Quand je lui ai demandé : « Explique-moi ton truc, là… » Il a été très fier et très content ! Alors qu’à mes débuts avec lui, j’aurais craint de l’ennuyer. Aujourd’hui nous jouons un peu dans la même cour, je ne me sens plus dans un rapport élève-professeur, et je lui demande ces informations comme un service. C’est comme l’école du bouddhisme : tu laisses parler le maître, tu ne poses pas de questions, tu le laisses te donner des conseils. S’il t’en donne, c’est qu’il estime que tu en as besoin. S’il ne t’en donne pas, c’est que selon lui tu n’en n’as pas besoin. Moi qui ai été élevé à la dure je respecte ça. D’ailleurs, dans l’école de musique que je rêve de créer – ce serait l’œuvre de ma vie ! –, je voudrais qu’on enseigne ainsi, avec ce rapport maître-élève. Le maître peut passer une journée avec toi et ne rien te dire. Aujourd’hui, ne serait-ce que par rapport à ma génération, les jeunes ont tellement d’informations… Mon fils [Alexandre NDR], qui n’a que 8 ans, maîtrise l’Internet, le téléphone… Pour moi, à son âge, il n’était pas question de mettre un doigt sur le téléphone ! C’était pour les grands ! De temps en temps, si c’était Mamie qui appelait, on me la passait, mais en me tenant le combiné ! À travers la forme d’éducation musicale que j’ai reçue, je crois que je peux très modestement me considérer comme un des derniers musiciens d’expérience, parce que j’ai appris comme les grands, les derniers grands maîtres. A l’américaine aussi : content d’avoir un boulot, content de jouer, d’avoir un conseil. Un certain savoir, un certain respect. Tiens, Miles Davis, c’est lui qui m’a appelé, la première fois, chez moi, quand je vivais à Brooklyn. J’avais fait un concert avec Roy Haynes et Gary Peacock, au Newport Jazz Festival, et c’était passé à la télé. (À la même époque, je jouais en quartette au Sweet Basil, à New York, avec Jim Hall à la guitare, Ron Carter à la basse et Al Foster à la batterie : pas mal non ?) Donc je décroche le téléphone et j’entends une voix, celle de Miles, qui me dit : « Keep on playing, man, you sound good… » Et le soir je joue avec Al, qui me dit : « C’était sympa le coup de fil de Miles, hein ? C’est moi qui lui ai filé ton numéro… On était ensemble quand il t’a appelé… » En fait, ils regardaient ce concert à la télé, et Miles lui avait dit : « Donne-moi son numéro ! » Je n’étais pas peu fier. Par la suite, j’ai vu Miles, je lui ai parlé deux ou trois fois, nous avons partagé le même plateau, la même soirée, en Pologne, puis à Troyes. Il était toujours très gentil avec les musiciens. Un jour, j’ai dit à Al : « Demande-lui si je ne pourrais pas venir chez lui… » J’avais envie de lui rendre visite, pour étudier, lui demander des trucs, des conseils. Il le faisait, mais surtout avec ses musiciens, et je ne faisais pas partie de son groupe. Il a dit à Al Foster : « You tell this little motherfucker that if he comes to my house, I would love him so much that he’ll think he is God or something. » Il pensait qu’il allait tellement m’aimer que j’allais me prendre pour Dieu, ou je ne sais quoi… Je ne suis donc jamais allé chez Miles ! » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« À l’automne 1982, j’ai joué au Festival de Jazz de Paris avec Charles Lloyd. Je revenais en France et j’étais “américain” : je parlais américain, j’avais un look américain, j’arrivais en sandales – on jouait pieds nus ! –, j’étais loin des us et coutumes françaises… Américanisé, et même “californisé” ! Pas encore New York, mais les Navajos, le soleil, la Californie quoi… Ce sont les plus beaux moments de ma vie. J’ai tout savouré. Je découvrais les voyages, l’avion, les hôtels. Charles ne voulait que de très beaux, de très grands hôtels. On admirait ces immenses salles de bain, on appuyait sur tous les boutons. Moi le péquenot, le provincial, qui ne connaissais pas grand-chose de la vie, qui n’avais jamais vu de limousine, de quatre étoiles, de “room service 24 hours a day”, j’étais émerveillé ! Et la première fois où nous sommes allés en Suisse ! L’accent déjà… Et le Japon, les Japonais ! Treize heures d’avion, j’étais ravi ! Maintenant, et c’est dommage de dire ça, je suis un peu plus blasé. Ça me fait toujours plaisir, mais il n’y a plus la flamme de la première fois. Je suis allé au Japon vingt-cinq fois, à Montreux je ne sais plus combien de fois. Les avions, j’en prends trop, ça me fatigue. Attention : je parle “carrière” ! La musique, c’est différent. Aujourd’hui, en quelque sorte, on me paie pour faire ma valise. Ma musique, elle, est toujours gratuite, mais faire ma valise coûte de plus en plus cher, car j’ai de moins en moins envie de la faire. En revanche, à cette époquelà, j’étais toujours partant ! Et pourtant je n’avais pas un rond, Charles Lloyd me filait zéro centime ! On a travaillé cinq ans ensemble, et j’ai fini par partir… En octobre 1982, j’ai enregistré mon premier vrai disque en piano solo, “Oracle’s Destiny”, que j’ai dédié à Bill Evans. C’est Jean-Jacques qui y tenait, mais je n’étais pas vraiment capable, à cette époque, de faire tout un disque en solo. Le premier, en fait, je ne l’ai enregistré que douze ans plus tard, c’est “Au Théâtre des Champs-Elysées”, pour Dreyfus Jazz. Cette année-là, 1982, le cinéaste Frank Cassenti a tourné un film sur moi, Lettre à Michel Petrucciani, qui a été présenté au Festival de Cannes en 1983. C’est Jean-Jacques qui avait tout organisé et branché Frank pour faire ce film. Frank travaillait comme cameraman sur un autre film, et, lors du tournage, il finissait tout le temps avant la fin des bandes. Quand il changeait de bande, il prenait discrètement le reliquat des bandes de l’autre mec pour faire son propre film… C’étaient ses débuts à lui aussi. Depuis, ce film est passé plusieurs fois à la télé. J’avais encore vachement l’accent du Midi à cette époque… » (À suivre.)
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« En mai 1982, j’ai enregistré “Toot Sweet” en duo avec le saxophoniste alto Lee Konitz. C’est marrant, je ne me souviens pas du tout de la séance. Mais le disque n’est pas mal, il y a un climat. Konitz apporte une couleur, une saveur très particulière. C’était une idée de Jean- Jacques. Moi, j’ai fait ce que j’ai pu derrière, et voilà. Pussiau m’avait dit : « J’aime beaucoup Lee et je t’entends bien jouer avec lui. Est-ce que tu aimerais ça ? » Tu parles ! J’étais vachement fier. Enregistrer avec Konitz ! J’ai cru qu’il ne voudrait pas, mais il a dit d’accord. Deux mois plus tard, j’ai enquatregistré pour la première fois avec Charles Lloyd lors du festival de Montreux. Sur le recto de la pochette, il y a une photo : à cette époque je ne marchais pas tout seul, ma femme me portait – Charles aussi – pour m’amener sur scène. Je pesais 25 kilos, aujourd’hui j’en fais 41, je suis trop gros ! Ma femme, une indienne navajo, je l’avais épousée là-bas. On s’est mariés un peu comme dans le film Green Card avec Gérard Depardieu : on a flirté, on sortait beaucoup, et je lui ai demandé, car je l’aimais vraiment, si elle voulait m’épouser. Elle a dit non. Je lui ai dit : « Epouse-moi, sinon je n’aurai pas la carte verte et je serai dans la merde… » Elle a fini par accepter, et nous nous sommes mariés à toute vitesse, avec juste deux témoins, sans cérémonie ni rien. Nous sommes restés ensemble cinq ans… Elle s’appelait Erlinda Montaño. En 1982, je tournais surtout avec Charles Lloyd. Son batteur, Son Ship Theus, était un géant. Je jouais un peu au directeur musical avec Charles : c’est moi qui l’ai forcé, par exemple, à jouer Very Early de Bill Evans, qui ne faisait pas partie de son répertoire. Je lui ai fait travailler six mois ce morceau – il n’arrivait pas à mettre les accords en place. Six mois jusqu’à ce qu’il arrive à le jouer. Il le trouvait bien, mais il disait qu’il préférait jouer modal. Par la suite, j’ai habité à côté de chez lui. Avec sa femme, c’était un peu ma famille. J’ai fait entrer dans le groupe Palle Danielsson, car Charles avait toujours des bassistes qui jouaient faux. Je lui ai dit qu’il fallait absolument en changer, sinon j’allais me casser. J’ai rencontré Palle lors d’un dîner avec Geneviève Peyrègne et Aldo. Palle m’a laissé ses coordonnées et j’ai annoncé à Charles qu’il y avait un contrebassiste qu’il fallait absolument engager. Son nom ne lui disait rien… Je lui ai répondu qu’il avait joué avec Keith Jarrett – je m’étais intéressé à la carrière de Jarrett quand j’ai su que je lui avais en quelque sorte succédé auprès de Charles. Je lui ai fait écouter leur disque, il a trouvé ça super et j’ai appelé Palle… » (À suivre.)