Le grand producteur de jazz Jean-Philippe Allard vient de s’éteindre à l’âge de 67 ans. De Charlie Haden à Abbey Lincoln en passant par Randy Weston, Stan Getz, Hank Jones, Christian Escoudé, John McLaughlin ou encore Juliette Gréco, il a permis à nombre de grands musiciens d’enregistrer en toute liberté. Hommage.
Par Fred Goaty
Dictée par l’amour de la musique et du jazz en particulier, la carrière de Jean-Philippe Allard a démarré à la Fnac, qu’il a quittée au moment où j’y faisais mes débuts. Qu’on me pardonne la teneur personnelle de cet hommage, car d’emblée, “Jean-Phi” (pour les intimes) a fait partie de ma famille professionnelle, et fut avec Daniel Richard et Philippe Carles l’un des premiers à m’y accueillir. J’aimerais donc, tandis que je viens d’apprendre sa disparition il y a quelques heures, livrer ici quelques souvenirs, qui je crois – j’espère – disent la singularité de cet homme qui pendant près de quarante ans n’aura cessé de rendre au jazz tout ce qu’il lui avait donné, sans jamais manquer de respect, ni aux grands anciens ni aux plus jeunes, qu’ils soient musiciens ou “professionnels de la profession”.
Je me souviens de Jean-Philippe Allard, que j’allais voir dès la fin des années 1980 dans son premier bureau – une ancienne boucherie ! – chez PolyGram, rue Cavalotti. J’y étais toujours bienvenu, il me demandait si tout se passait bien à la Fnac, et me parlait, non sans fierté, de ses premières productions : Christian Escoudé, Laurent Cugny, Randy Weston… J’avais ainsi des infos de première main sur les prochaines sorties, et pour un jeune vendeur débutant comme moi, c’était un vrai privilège.
Je me souviens de “Portraits” de Randy Weston, l’un des musiciens favoris de Jean-Philippe Allard. C’était un projet un peu fou, trois disques enregistrés en trois jours au Studio Ferber, destinés à être publiés les uns à la suite des autres : “Portraits Of Thelonious Monk”, “Portraits Of Duke Ellignton” et “Self Portraits”. C’était la première fois qu’il produisait un musicien américain, et pas la dernière…
Je me souviens que quelque temps plus tard, Jean-Philippe avait été très flatté, en allant chercher John Scofield à l’aéroport avant un concert du Big Band Lumière de Laurent Cugny – ou de son Onj, je ne sais plus… – dont il était l’invité spécial, il lui avait dit qu’il était fan de la série des “Portraits” de Randy Weston.
Je me souviens de Jean-Philippe m’offrant un exemplaire “tout chaud” (il n’était pas encore sorti) de sa première production avec Charlie Haden, “Dialogues”, un duo avec le guitariste Carlos Parédès, enregistré fin janvier 1990 au Studio Acousti. “Dialogues” est un disque intimiste et magique comme on n’en produit plus dans les “majors”.
Je me souviens que fin 1989, Jean-Philippe m’avait appelé pour me dire que Jan Garbarek allait répéter au Frigo – Paris XIIIème, une usine désaffectée où les musiciens avaient leurs habitudes – en duo avec Manu Katché : « Tu l’aimes bien lui, non ? – Oh que oui ! – Vas-y, ils jouent toute l’après-midi demain, avant leur concert au Paris Jazz Festival… – Merci Jean-Phi ! »
Je me souviens de Jean-Philippe me faisant écouter les bandes du “Santander” du Big Band Lumière de Laurent Cugny, et notamment Orgone de Gil Evans, auréolé par un fantastique solo de Biréli Lagrène : lui comme moi étions fascinés par la virtuosité de Biréli.
Je me souviens que grâce à Jean-Philippe Allard, j’étais toujours invité aux concerts et aux répétitions du Big Band Lumière, et que c’était, là encore, un sacré privilège que de pouvoir fréquenter tous ces musiciens grâce à lui.
Je me souviens d’un fabuleux concert de Randy Weston avec des Gnawas du Maroc à la Salle des Fêtes de Drancy, en 1992, dans le cadre du festival Banlieues Bleues. Guy Le Querrec et Henri Cartier-Bresson étaient là aussi. Jean-Philippe était aux anges, comme tout le monde ce soir-là.
Je me souviens du jour où Jean-Philippe Allard m’avait annoncé qu’il venait de signer Sixun. Puis de celui où il nous mit dans la confidence : « Je vais bientôt travailler avec Ornette Coleman… »
Je me souviens de “Sound Museum” d’Ornette Coleman, deux disques jumeaux du génial altiste. Le deuxième morceau s’intitulait Monsieur Allard. Vous imaginez un peu ?
Je me souviens d‘Abbey Lincoln tenant Pablo dans ses bras.
Je me souviens de mon premier séjour à New York, en 1993, pour assister à l’enregistrement de “Timelessness” du pianiste sud-africain Bheki Mseleku – l’une des idoles de Nduduzo Makkathini… –, avec Abbey Lincoln, Joe Henderson, Pharoah Sanders et Elvin Jones. Abbey Lincoln, que nous avons le bonheur de bien connaître grâce à Jean-Philippe, me les avait présentés, et j’avais sympathisé et passé quelques moments extraordinaires avec Elvin Jones (comme pouvoir rester dans la cabine batterie, allongé par terre, sans respirer ou presque, tandis qu’il enregistrait une prise). Merci Abbey, merci Jean-Phi.
Je me souviens d’un soir à New York, au Bradley’s : Jean-Philippe et moi étions allés écouter le trio de Kenny Barron avec Ray Drummond à la contrebasse et Ben Riley à la batterie. J’en ai encore des frissons, tant la musique était merveilleuse.
Je me souviens de l’enregistrement, toujours à New York, trois ans plus tard, de “Beyond The Missouri Sky” de Charlie Haden & Pat Metheny, supervisé par Jean-Philippe (avec Daniel Richard). Là encore, j’y étais pour Jazz Magazine…
Je me souviens d’Abbey Lincoln, disant qu’elle n’avait JAMAIS travaillé, auparavant, avec un producteur aussi respectueux des musiciens que Jean-Philippe Allard. Idem pour Juliette Gréco, qui le clama aussi haut et fort.
Je me souviens de la grande, de la très grande fierté qu’éprouvait Jean-Philippe Allard à travailler avec Stan Getz. Son disque en duo avec Kenny Barron, “People Time”, est un chef-d’œuvre.
Je me souviens d’un déjeuner avec Jean-Philippe Allard en 2014, quand il relançait Impulse. Je lui avais parlé de Snarky Puppy, qu’il ne connaissait pas. Il avait pris bonne note. Jean-Philippe savait écouter les autres. (“Sylva” est sorti en 2015 sur Impulse…) Ce jour-là, nous avions beaucoup reparlé de Charlie Haden, et il m[avait confié que peu de temps avant sa mort, il était allé lui rendre visite chez lui, aux Etats-Unis. Très affaibli, Haden avait passé un disque de Bill Evans avec Scott LaFaro en jouant de la contrebasse par-dessus. Cette histoire m’avait beaucoup ému.
Je me souviens de Jean-Philippe m’offrant des vieux 33-tours de Frank Zappa qu’il avait achetés dans les années 1970.
Je me souviens d’autres dîners et/ou déjeuners avec Jean-Philippe Allard, dont un avec Charlie Haden, Philippe Carles et Stéphane Ollivier au Wepler, Place de Clichy, qui avait fini très tard. Grâce à Jean-Philippe, Charlie Haden était presque devenu un proche, et le dîner s’étaient terminé avec ses meilleurs blagues, en VO (certaines venaient de son ami Pat Metheny). J’en ris encore. Notamment celle du type bourré qui veut chanter Strangers In The Night en 5/4.
Je me souviendrai toujours de Jean-Philippe Allard, que je ne remercierai jamais assez pour tout ce qu’il a fait. Pour moi, pour nous, pour Jazz Magazine. Pour le jazz. Adieu Jean-Phi.
Photos : X/DR etJean-Pierre Larcher (Universal).