The Bridge 2.7 au Pannonica : des “riens” et des coups de tonnerre
Deuxième concert de la Saison pour le Pannonica, deuxième concert de la tournée de The Bridge 2.7 réunissant les saxophonistes Molly Jones et Léa Ciechelski, le guitariste Gilles Coronado et le batteur Tim Daisy. Impro totale, work in progress et succès.
Mon projet initial était un séjour dans le Poitou, chez Gérard Teillay, photographe tendre et sans indulgence du handicap et du grand âge, qui photographia le jazz autrefois, “collabora” avec Francis Paudras, et qui vit dans un quadrilatère géographique où vécurent Johnny Griffin, Maurice Vander, Eddy Louiss… et où vit encore le batteur Lolo Bellonzi. Séjour ayant pour but de visiter églises (les étonnants livres d’images que consituent les statuaires de Saint-Hilaire à Melle, de Saint-Nicolas à Civray et Notre Dame La Grande à Poitiers) et sites néolithiques (la Pierre Pèze de Saint-Saviol également appelée Pierre folle, ce qui nous donne à penser que l’entendement se trouve quelque peu défié par l’équilibre de cette table de quelques 30 tonnes sur la fine dentelure de ses trois orthostates aux allures de frêles canines de calcaire ; le site somptueux de Bougon, ses grandioses tumulus et allées couvertes, le calme de son parc, l’élégance et la richesse de son musée) ; et partant de Poitiers après avoir visité ses rues et Notre Dame La Grande, l’idée était donc de prendre le train pour ma maisonnette du Pays Pourlet au nord de Lorient, base de départ pour me rendre dans la journée de ce samedi 7 octobre à Morlaix où le Trio de Matthieu Donarier, Manu Codjia et Joe Quitzke est attendu à la MJC de Morlaix en avant-première de l’Atlantique Jazz Festival. Mission impossible, sauf à repasser par Paris ce qui me paraissait totalement déraisonnable. Observant que la seule solution, moyennant deux correspondances, consistait à passer par Nantes, je consultai l’affiche de ce vendredi 6 octobre du Pannonica ? Et j’y trouvai une occasion d’y entendre, dans sa dernière version 2.7, The Bridge, dispositif orchestral qui a ses habitudes au Pannonica.
Je débarquai donc hier soir à Nantes, après une escale à Saint-Pierre-des-Corps pour prendre un train en provenance de Lyon Perrache qu’avait peut-être emprunté les musiciens de ce Bridge 2.7 gagnant la côte Ouest après leur premier concert au Périscope du 3 octobre.
On connaît le principe de The Bridge lancé en 2013 par le chercheur et universitaire Alexandre Pierrepont : mettre en contact les musiciens français avec l’un des principaux foyers de créativité de la musique afro-américaine, la scène chicagoane telle qu’elle a grandi depuis la création de l’AACM il y a près de 60 ans ; et constituer un orchestre pour une série de concerts de part et d’autre de l’Atlantique. Concert précédé hier d’un échange animé par l’homme de radio Henri Landré avec Alexandre Pierrepont, Tim Daisy et Gilles Coronado.
On y découvre l’histoire dramatique de cette édition 2.7 de The Bridge. Comment – ainsi que cela se produit en amont de chaque édition de The Bridge – Gilles Coronado se vit proposer de choisir parmi deux listes de 35 musiciens américains et 35 français. Comment son choix s’arrêta sur la trompettiste Jaimie Branch, non sans quelque appréhension, mais avec une réelle sympathie pour ce personnage et cette musique farouche. Comment il choisit également le saxophoniste Isaiah Collier pour imprimer à cette front line qui n’en serait pas une quelque gènes de cette Great Black Music grandie à Chicago. Il raconte encore comment il choisit Tim Daisy pour batteur et comment se déroulèrent les premiers concerts Outre-Atlantique et la séance d’enregistrement à l’Experimental Sound Studio. Et Tim Daisy d’expliquer à son tour combien ce studio est exigu, inconfortable, et combien, en dépit de cet inconfort, le groupe s’y trouva à son aise et y produisit d’emblée une authentique narration sonore, totalement organique. Réalité que je découvre en rédigeant ces lignes le casque sur les oreilles avec, glissé dans mon lecteur de CD externe, l’album “Stembells” qui en résulte sur le label de The Bridge www.acrossthebriges.org, et sa plage unique de 37’24 d’improvisation.
Nous étions alors en avril 2022 et, hélas, née le 17 juin 1983, Jaimie Branch devait mourir le 22 août. Aussi, Henri Landré nous fit-il entendre le témoignage de Scottie McNiece (co-fondateur du label International Anthem), concernant Jaimie Branch, puis, diffusa sur le système de sonorisation du Pannonica, un enregistrement de la trompettiste : une poignante fanfare funèbre de trois trompettes en re-recording en écho à laquelle se mit bientôt à flotter une sorte de traine sonore, d’abord frêle comme du tulle puis de plus en plus organique, non comme un parasitage externe, mais – pour reprendre la métaphore utilisée par Scottie McNiece – comme un zoom sur la matière sonore de la trompette de Branch, métaphore qu’il m’est souvent arrivé d’utiliser pour décrire des musiques telle celle d’Evan Parker pouvant se rapporter à celle de John Coltrane, comme certaines œuvres picturales contemporaines paraissent être le résultat d’une observation à la loupe, voire au microscope, de certains détails des œuvres de Rembrand ou de Turner.
Jaimie Branch disparu et, de surcroît, Isaiah Collier indisponible, il fallut pour la phase française de l’opération réimaginer une distribution. Ce serait les deux saxophonistes : Molly Jones de Chicago habituée des transgressions entre jazz, musiques du monde, musique de chambre et expérimentations sonores électroniques (sax ténor, flûte) et Léa Ciechelski (sax alto, flûte) qui nous avait déjà fait forte impression avec Big Fish (Julien Soro, Gabriel Midon et Ariel Tessier) ainsi qu’avec l’ONJ de Fred Maurin.
Comment se fit la collusion de ce quartette qui a joué sa première deux jours auparavant au Périscope de Lyon et comment ont-ils mis à profit leur séjour nantais pour se préparer au concert de ce soir ? La réponse me sera donné après le concert au bar du Pannonica par Alexandre Pierrepont et Gilles Coronado qui résume ainsi : « On s’est parlé, on s’est promené, on a été voir la mer, on a mangé et bu ensemble, on s’est marré, on a appris à se connaître. Tout ce qui est nécessaire pour pouvoir improviser ensemble. » Ainsi est né, après “Stembells”, ce nouveau quartette baptisé “Cloud Hidden”, expression empruntée aux carnets de notes de Jaimie Branch.
Comment sont-ils entrés dans ce qui allait constituer ces trois quarts d’heure d’improvisation, je ne saurais plus le dire, mais on pourrait affirmer qu’ils ont commencé par s’écouter et c’est cette qualité d’écoute qui servi de colonne vertébrale à leur improvisation, chacun prenant connaissance de la proposition de l’autre dans l’ostinato, le pianissimo ou le silence, cette qualité d’écoute qui fut un peu la marque de musiques improvisées à Chicago depuis l’émergence de l’AACM et de l’Art Ensemble par comparaison aux urgences et aux plénitudes du free jazz new-yorkais et qui fut revendiquée par la génération dite des “Loft” dans les seventies soucieuse de concilier l’héritage lyrique d’Albert Ayler avec le souci mingusien des dynamiques sonores et structurelles.
Ainsi tandis que l’une des soufflantes pourra filer d’amples phrases mélodiques, de délicates nappes sonores ou de furieux bourdonnements, l’autre viendra s’y glisser dans les manques par petites touches pour y donner du relief ou/et apprivoiser ce qui naît à son côté jusqu’à pouvoir s’y joindre, s’en faire complice dans des jeux de contrepoint. Sur le flux modulé de la batterie d’où résulte des tempos plus évoqués que formulés, pulsés plutôt que mesurés, Coronado assume un héritage instrumental de stimulus orchestral, de l’antique pompe aux “cocottes” du funk, en passant par les martèlements rythmiques du hard rock, l’énervement du punk et les nappes hendrixiennes, rôle d’accompagnement, d’écoute, d’adhésion, voire de fusion aux propos venus de ce qui n’est pas une front line, mais une sorte de “side line”, les deux soufflantes étant disposées de façon à lui faire face, jusqu’à s’emparer du premier plan du discours derrière lequel les deux comparses s’effacent, dans lequel elles glissent ou plantent leurs flèches musicales, auquel elles se joignent au contraire dans de prodigieux crescendo collectif. Comme il recommandé par les grands metteurs en scène au théâtre, chacun n’est pas là pour jouer son rôle, mais pour jouer la situation et, alors que nous vient cette image, la musique retombe d’un paroxysme jusqu’à son extinction naturelle.
Applaudissements nourris. Rappel ? Rappel évidemment, et ce n’est pas ici le public qui décide mais les musiciens. C’était trop bien, retournons y de suite pendant que c’est chaud, voir si l’on peut aller un peu plus loin encore. L’un après l’autre chacun se jette à l’eau, y trempe l’orteil, jusqu’à la taille, puis s’immerge entièrement dans un espèce de tutti polyphonique ascendant parcouru de décharges électriques rappelant ces petits orages qui se multiplient lors des manœuvres de tramways dans les terminaux. Puis, comme électrocutée, la tension s’effondre et de l’alto s’élève un arpège modulant autour duquel les autres voix se tissent l’une à l’autre le temps d’un petit nocturne orchestral crescendo decrescendo que la guitare conclura en plaquant l’accord de guitare résolvant cet arpège, mais d’un résolution se refusant à toute solennité, une touche d’autodérision, moins un point final qu’un point-virgule, voire un point de suspension. Comme pour dire « à demain, chez Jean-Luc Capozzo », le trompettiste chez qui ils seront ce soir pour un concert “chez l’habitant”, puis le 8 à la Maison Max Ernst à Huismes, le 9 au Petit Faucheux à Tours, le 10 à Jazzdor à Strasbourg (avec Emilie Lesbros en invitée), le 12 à Poitiers au Confort moderne, le 13 au Cirque électrique à Paris, la guitariste Tatiana Paris pouvant s’ajouter (Tours et Paris) ou se substituer (Strasbourg et Paris) à Léa Ciechelski.
Tandis que mon train roule vers Lorient d’où – bus, puis voiture – je monterai vers Morlaix pour retrouver le Matthieu Donarier Trio, je tire de ma valise le recueil “dits et maximes” de James Joyce dans la collection ainsi parlait chez Arfuyen (« abordons Joyce, non par le côté savant, écrit l’éditeur et préfacier Mathieu Jung, mais par le versant du plaisir, le nom de joyce touchant lui-même à joie. ») et je lis ceci: « Ulysse, je l’ai fait avec des riens. “Work in Progess” [état premier de Finnegans Wake], je le fais avec rien. Mais il y a des coups de tonnerre. » Faute d’imagination pour titrer ce compte rendu, j’en tirerai cette métaphore qui pourrait correspondre à certains moments de ce concert. Franck Bergerot
Prochains temps forts au Pannonica: “Finis Terrae” de Vincent Courtois le 13 octobre, Edward Trio le 17, David Chevallier / Sébastien Boisseau le 27. Pensez-y si vous souhaitez vous rendre par le train de Poitiers en Bretagne sans passer par Paris.