JAZZ and LOVE, Marseille, Vieille Charité, du 13 juillet au 30 septembre.
Le jazz, qui a traversé l’histoire de la musique du XXème, permet une infinité d’ouvertures et de thématiques ( le rapport à l’histoire, la question des femmes, le voyage musical…)
Il n’en fallait pas plus pour que le jazz participe à cette aventure commune de MP 2018, dans le cadre de la 19 ème édition du festival de Marseille Jazz des Cinq Continents, du 18 au 27 juillet derniers, occupant divers lieux, le Mucem, le Palais Longchamp, le théâtre Sylvain et même pour la soirée d’ouverture, (gratuite) le parvis du stade Orange Vélodrome! C’est dire que le jazz tisse sa toile dans la cité phocéenne.
Le journaliste Vincent Bessières, organisateur d’expositions marquantes (on se souvient de Miles Davis, en 2010, de Django Reinhardt en 2013, Le Jazz fait son cinéma en 2015, à la Cité de la Musique de la Villette) propose ici sa vision du jazz et de l’amour, au coeur du quartier du Panier, dans l’écrin parfait que constitue l’ancien couvent (XVIIème) de la Vieille Charité.
L’exposition se concentre sur deux salles : si elle paraît courte, elle n’en est pas moins intense, les cartels formidablement précis. Mon compte rendu n’en sera que plus subjectif…
Salle 1
A LOVE SUPREME ou l’amour du jazz dans l’art.
La première vitrine montre des partitions du début du XXème siècle, illustrant le répertoire originel du jazz, les fameux standards, le plus souvent, des chansons d’amour très populaires.
Ce sont ensuite les peintres et les plasticiens qui déclarent leur flamme à cette musique.
On aura plaisir à rechercher les correspondances, nombreuses entre le geste du peintre et l’improvisation du jazzman. Nicolas de Staël qui mourut à Antibes et rendit hommage à Sidney Bechet, hésita longtemps entre figuration et abstraction : la première toile, très musicale « Harmonie rouge, bleue et noire » montre que sa peinture est animée d’ un rythme vif, rendu en touches épaisses, maçonnées.
S’il n’y a pas de Picasso, omniprésent sur le territoire méditerranéen, cette année, avec pas moins de 16 expositions montées en réseau, Jean Michel Basquiat, jeune artiste haïtien flamboyant, devenu l’une des stars du marché de l’art, dès 1985, est présent avec les « célébrations totémiques » des héros musiciens auxquels il s’identifiait peut-être, lui qui connut aussi une trajectoire fulgurante. King of the Zulus (1984, [mac] Marseille), c’est Satchmo avec une couronne sur sa figure hilare, qui joue « Potato Head Blues », disques Okeh, 1927). Sur une autre toile, Charlie Parker utilise un Plastic Sax, quand il devait déposer le sien au clou, pour se payer sa dope. Figure aussi, comme en contrepoint, le rayonnant Dizzy dans une peinture montrant une profusion d’images et de références, souvent discographiques, avec des biffures, griffures, allusions plus ou moins cryptées. « La Couronne et le crâne, le roi et le Bird ». Révolte, provocation, fièvre auto-destructrice, formidable énergie, dans des créations hallucinées où résonne son amour de la musique.
(Détail de plastic sax, collection agnes b, Paris).
On pourrait s’attarder sur la grande toile de l’Ivoirien Ouattara Watts, célébrant Coltrane, ou sur la série du New Yorkais Rico Gatson, soit douze icônes du jazz, chanteuses et musiciens, de Joséphine Baker à Ornette Coleman (c’est l’affiche de l’ exposition), selon un arrangement régulier, rythme ou « pattern » répété méthodiquement tout le long d’ un mur.
(copyright: Rico Gatson-Lena/Billie/ Ronald Feldman gallery)
Le regard est vite attiré par le travail d’un des peintres de la figuration narrative, nouvelle figuration des années 60, Bernard Rancillac, exposant dans un chromatisme saturé jaune, bleu, vert en larges aplats, sa vision de l’improvisateur, percussionniste et batteur jamaïcain, Noël Mc Ghie, partisan d’un free jazz libertaire. Ce qui n’est guère étonnant quand on sait que le plasticien se voulait un artiste « politique ». Avec à la différence du journaliste ou du photographe, « le temps pour lui, le temps de s’enfoncer dans la chair du temps », dans l’histoire. (Portrait de Noël McGhie, centre Pompidou-MNAM, Paris.)
Je ne connaissais pas l’Américain George Condo auteur de ce qu’il nomme lui même des « jazz paintings ». Sa démarche associe un style, une technique différente pour chacun des musiciens choisis, selon des correspondances (très baudelairiennes) que la musique lui inspire. Ainsi, pour Wayne Shorter, il réalise une toile « All over » à la manière de Jackson Pollock, lui aussi fou de jazz (pochette emblématique du « Free Jazz » d’Ornette, 1960). Rien à voir avec la sculpture et peinture qu’il réserve au chef et arrangeur Gil Evans.
(Gil Evans (1999), Wayne Shorter (1999) /Collection Andrea Caratsch, St Moritz.)
Il y a bien sûr le cher Arman, prompt à de vives colères, des inclusions ou des découpes qui joue ici de l’empreinte du saxophone de son ami, le saxophoniste niçois Barney Wilen. Transition intéressante avec la deuxième salle
Salle 2
CAN THIS BE LOVE? Décomposée en deux sous-parties
Les jazzmen dans l’oeil des photographes
Plus classique est cette section aux photos nombreuses, bien accrochées de photographes célèbres dont notre Français, Guy Le Querrec.
Le rapport avec le thème est plus éloigné mais on peut partir de la « photo de famille » très connue d’Art Kane, du 12 août 1958, « A Great Day in Harlem », immortalisant 57 musiciens sur un trottoir à Harlem. Suit tout un ensemble qui montre que le jazz et ses musiciens, souvent marginalisés et en proie au racisme, ont développé des relations fortes. Saisissantes, les affinités (s)électives que révèlent ces regards, ces gestes échangés entre musiciens, ces frères de son. Ou cette mini-série sur les pères et fils, émouvante dans ce qu’elle dit de la transmission. Clichés sur le vif de Francis Wolff, de Jimmy Katz, ceux un peu flous de Carole Reiff. D’aucuns ont aimé la vision de Billie Holiday en robe longue, partageant un dernier instant d’intimité avec un de ses musiciens, derrière le rideau de Carnegie Hall.
Last but not least, le coin des collectionneurs
« Collectors’room »: le jazz comme passion.
Il y a le cas très intéressant des disques imaginés par le graphiste Doc Levin (Michael Levin) qui a créé de « vraies fausses » pochettes à partir de photos où il pose, tout jeune auprès de ces héros. Quand on disait que le jazz, la musique stimulent l’imaginaire…
Evoquons pour finir, le cas de vrais collectionneurs (on ne range pas dans cette catégorie le « branding » déclinant le thème « jazz » en eau de toilette, voiture etc… ). Il y a celui, atypique et plus authentique sans doute d’un créateur d’une marque de skate boards, tamponnés de la touche jazz!
Comment traduire l’attachement brûlant, la pulsion irrésistible qui transforme le type le plus sage en un détective furieusement pointu, sur la trace des moindres rééditions, des vinyles les plus rares? Il édifie alors une collection de milliers d’albums, rassemblés patiemment tout au long d’une vie, à partir des catalogues des maisons de disque, objets devenus rares donc précieux, « collector » évidemment.
Dans le petit monde du jazz, on en connaît beaucoup qui ont accumulé-on n’est plus loin d’Arman, de sa « traversée des objets, du simple regroupement aux véritables séries,, du mur au plafond, sur tous leurs murs, ces diaboliques galettes rondes, 25 ou 33cm, insérées dans leur délicieuses pochettes. S’ils les ont vendues aux pires moments, ce fut pour les racheter dès qu’ils s’étaient refaits.
Si ce n’est pas le cas de Jean Paul Ricard, notre ami, fondateur de l’AJMI avignonnais dont on fête les 40ans d’existence cette année, sa collection est l’une des plus remarquables que je connaisse, comptant aussi affiches, livres, magazines. Il a accepté de prêter « quelques » pochettes judicieusement choisies qui tapissent un mur de la salle…
Epatant de retrouver les grands labels historiques (les Blue Note, Verve, Fontana, Atlantic, EMI, Columbia, Jazz Masters, RCA Victor…) et leurs pochettes originales, remarquées pour leurs photos (Blue Note) ou le graphisme inimitable de grands artistes, les David Stone Martin, Burt Goldblatt, Jim Flora, Marte Rolling…
Cette exposition a de quoi plaire à tous, amateurs de jazz et néophytes : elle réveillera la nostalgie de certain(e)s, sensibilisera peut être les plus jeunes, surtout si la médiation est bien conduite. Jazz & Love a une vertu pédagogique auprès du public, jeune et familial, commentant la réalité de cette musique et de ceux qui la pratiquent. Le jazz est une musique actuelle et bien vivante…
Le parcours se termine par une initiative bienvenue, puisque l’on peut s’installer dans un canapé confortable et faire sa propre sélection de titres de 33 tours emblématiques.
Si, en la creusant, on pouvait étoffer cette thématique largement inépuisable, il y aurait ainsi matière sinon à un catalogue du moins, un petit opuscule, « a labour of love » qui deviendrait vite inestimable….
Sophie Chambon