Jazz live
Publié le 4 Août 2024 • Par Sophie Chambon

32ème édition du Tremplin Jazz d’Avignon les 31 Juillet et 1er août.

Avec celui de la Défense, le Tremplin Jazz d’Avignon a ouvert la voie à ces concours-événements qui, dans leur catégorie, comptent dans le paysage musical du jazz, un espace d’expression des jeunes musiciens européens qui s’affrontent amicalement au cœur de la cité papale. A la fin juillet, quand les affiches ne collent plus aux murs, ne jonchent plus les caniveaux, la ville retrouve une apparence humaine. Après le marathon théâtral de juillet, elle est encore traversée par des vagues de touristes étrangers qui n’ont pas peur de la sillonner, cherchant l’ombre dans les ruelles désertées. Commence alors à Avignon, un autre festival de musique, de jazz, en marge des grosses machines estivales; un festival de jazz original qui donne à entendre un jazz pluriel et qui inclut un tremplin européen, soit deux soirées de qualité offertes au public. Un mini festival dans le festival, en somme… avec des propositions différentes, des univers musicaux qui s’exaltent avec les conditions du live. Un rendez-vous annuel devenu incontournable même quand la canicule frappe la Provence. Moins médiatisé, assurément moins connu même s’il en est à sa 32 ème édition, le festival est encore une organisation solide, créée par quelques passionnés en 1992, Michel Eymenier longtemps directeur artistique, Jean Paul Ricard avec Alain Pasquier, le troisième homme, saxophoniste, dans le quartier difficile de la Barbière puis dans le square Agricol Perdiguier. Le Tremplin avait fini par prendre ses marques dans ce lieu unique du Cloître des Carmes.

https://www.tremplinjazzavignon.fr

Mais cette année, le tremplin jazz et le festival jouent de malchance. Son président Gilles Louis-Eloi tente de rester calme et de bonne humeur. Le Cloître des Carmes en raison de fouilles archéologiques décrétées d’urgence n’a pu jouer son rôle d’écrin exceptionnel lors du festival de Théâtre et l’équipe de l’Avignon Jazz Festival a dû trouver une solution de repli, profitant de l’accueil généreux du Théâtre Benoît XII dans la mythique rue des Teinturiers, véritable décor de films où coule la Sorgue encore animée par des roues à aubes.

Après une master class et un concert gratuit au square Agricol Perdiguier du Guadeloupéen Sonny Troupé, le tremplin va commencer ce mercredi 31 juillet … Sauf que c’est du côté de la Sncf que viendront les désagréments. Quand le trafic n’est pas perturbé par les grèves, les sabotages, il est stoppé net par les intempéries, une mini tornade dans l’Yonne paralyse au matin du 31 juillet des milliers de passagers restés à quai gare de Lyon, le traffic rendu impossible sur la ligne Sud Est TGV épargnée lors des sabotages. Deux membres du Jury l’ami FranckBergerot et la Présidente Fanny Drevet resteront dans la capitale. Le jury tombe à 8, les membres historiques auxquels se joignent Patrick Martineau photographe (Jazz à St Rémy et son tremplin jusqu’à cette année, Parfum de Jazz ) et Mattéo Fontaine, ingé-son du partenaire de toujours, le studio de La Buissonne de l’excellent Gérard de Haro toujours très actif en cette période. Jeff Gaffet en charge de l’organisation se souviendra de ces désagréments car outre le jury, ce sont les groupes mêmes qui seront impactés, certains musiciens n’arriveront en voiture que le lendemain. D’où un ordre de passage modifié avec deux groupes seulement le premier soir et quatre le lendemain.

Au creux du festival, s’insère donc un tremplin qui ne retient que six groupes sur plus de cent cinquante qui candidatent. Cette année encore, choisis par un jury de préselection, trois groupes français, un groupe ukrainien, un italien et un belge s’affronteront amicalement sur la scène de Benoît XII. Les groupes sont jeunes, pas toujours aguerris mais plein de fougue et d’envie d’en découdre. La qualité est au rendez-vous dans ce tremplin, un espace d’expression pour ces jeunes européens, l’occasion de rencontrer des musiciens du même âge et de voyager dans le sud de la France. Et puis la chaleur de l’accueil et du climat (!) sont à la hauteur de la générosité de la manifestation. Le Tremplin offre 500 euros pour le prix du meilleur instrumentiste, le prix de la meilleure composition et celui du public. Il existe en effet un prix du public appelé à donner son avis et à voter pour désigner son lauréat. Pour le Grand Prix du jury, le festival offre une séance d’enregistrement chez Gérard de Haro à La Buissonne, le studio vauclusien qu’on ne présente plus et une première partie de concert l’année suivante.

Première soirée : mercredi 31 juillet

Skekband (Ukraine) Jazz family : Anna Shekera (piano et harpe), Artem Shekera (contrebasse) et Maksym Shekera (batterie).

Arrivés en avance après un périple qui les a conduits de Kiev à Avignon via la Roumanie et l’Italie, le trio familial (une fratrie de 14 à 18 ans) a accepté élégamment d’ ouvrir le tremplin alors qu’il ne devait jouer que le lendemain. Leur programme plein de vie et d’allant Opening the doors comprend neuf compositions plutôt courtes pour les quarante minutes imparties à chaque groupe. Des titres poétiques pour une musique vive (Swallows before the rain) gorgée d’optimisme et d’espoir, évoquant les rayons de soleil dans Sunny Bunny sur lequel la jeune pianiste joue d’une harpe, modèle réduit comme la contrebasse pliable de son frère aîné (instruments adaptés au voyage sans doute). Ils sont manifestement heureux d’être à Avignon, reconnaissants de cette parenthèse enchantée dans leur vie, ils ont d’ailleurs apporté des cadeaux, des livres, le drapeau ukrainien inoubliable depuis plus de deux ans, et nous les croiserons souvent assistant à tout le festival, savourant chaque instant. C’est Anna la pianiste qui présente leur musique dans un excellent français, un jazz contemporain dans la mouvance des musiques répétitives très en vogue aujourd’hui, mâtinées d’influences folk (une comptine ukrainienne au titre imprononçable). Et sans doute en hommage à la ville qui les reçoit, ils reprennent Sur le pont d’Avignon qu’il serait inutile de comparer à la version plus inventive de Jowee Omicil l’an dernier. Une musique fraîche, “romantique” mais encore académique dont les thèmes sont trop peu développés. C’est aussi le risque de vouloir montrer toute l’étendue d’un répertoire en un seul passage. Le benjamin, qui est le batteur a certes acquis la technique mais la rythmique est entraînée par sa soeur au piano qui reste dans le registre médian, du moins car on entend trop peu de grave dans ses descentes.

Deuxième et dernier groupe de la soirée

Nugara trio (Italie) : Francesco Negri (piano), Viden Spassov (contrebasse), Francesco V. Parsi (batterie)

Le groupe suivant est italien, il a la même configuration, la formation aristocratique du jazz, le trio piano-basse-batterie mais la différence est immédiatement perceptible dans les cinq compositions qui proviennent souvent de leur album Point of convergency. L’énergie du collectif circule librement dans un triangle équilatéral qui donne de beaux espaces d’échange à chaque instrumentiste. Les compositions s’enchaînent soulignant une certaine dramaturgie dans la dynamique du groupe. Cosmic Blues (signe précurseur de la suite du festival?) attire l’attention, une berceuse élégante qui nous enveloppe jusqu’à ce que le rythme s’infléchisse, la musique semblant alors s’interrompre pour mieux repartir en un crescendo intéressant. The winter is not as it used to be présente aussi un récit structuré de ruptures de rythme. Quant à Kenny’s Present, il rend hommage à ce pianiste si élégant en trio, caméléon hypnotisant volontiers son public par ses rythmes contagieux et swingants. Un exemple à suivre pour le pianiste du groupe, à la fois traditionnel et moderne. On suivrait volontiers ces Italiens jusqu’au final The dream of the old man qui nous emmène sur les terres souvent défrichées des Balkans que connaît quelque peu le contrebassiste d’origine bulgare qui manie volontiers l’archet à l’occasion. Il ne manque qu’un violon tzigane pour compléter le tableau. Une musique voyageuse d’un groupe déjà professionnel qui tourne pas mal en Europe. C’est aux Seminari estivi di Nuoro créés en 98 au coeur du festival de jazz de la ville et présidés longtemps par Paolo Fresu (qui n’a pas créé que le festival de Berchida dans l’île) que ces trois musiciens venus respectivement de Turin, Gênes et Florence se sont rencontrés et ont créé le trio Nugara de l’ancien nom de la cité, devenue une Athènes sarde au XIX ème.

Le jury se sépare après avoir eu un temps confortable d’échanges sur cette première soirée. Mais que nous réserve le lendemain avec quatre groupes?

Jeudi 1er août

Oûz trio (France): Nicolas Allard (saxophones), Davide Le Leap (contrebasse et basse électrique), Thibaut Joumond (batterie).

Il est vite évident que le trio de musiciens basés à Strasbourg tente une démonstration un peu trop éclatante qui repose sur l’alliage des timbres et l’emploi de tous les saxophones du leader, du sopranino au baryton. Ce qui constitue une prouesse en soi pour le saxophoniste qui présente avec application leur répertoire de compositions originales. Très “cocorico” en ouverture avec une agréable valse musette au soprano, Le bal ( d’été) des libellules, le groupe monte ensuite dans la vallée de l’Ubaye à la conquête des cimes et du brec du Chambeyron, sautant ainsi De bric en brec. L’expression est pertinente, un bric à brac de sonorités pour servir un imaginaire très baladeur qui se nomme même à un moment Bluff estival. C’est charmant, volontiers humoristique mais peut être trop illustratif. Et même cinématographique avec un orient imaginaire évidemment Oûz, longue tournerie rythmique. Une composition pourrait se détacher Le blues du mercredi dans cet ensemble au montage soigneusement préparé. On est en terre connue, au déroulé trop mécanique peut être. Mais là encore un effort pour montrer leur amplitude d’écriture et de jeu qu’ils présentent dans un Cd Indian Cactus.

Trio Brüme ( France) :Oscar Bineau (saxophones), Robin Nitram (guitare) Ewen Grall (batterie).

Voilà un tout jeune trio formé en 2023, sans aucun album à leur actif. Un peu de fraîcheur dans le théâtre étouffant où la chaleur semble monter telle la fièvre à El Pao. Prise d’un malaise heureusement passager, sur les cinq thèmes je n’entendrai que Blues for Emil (en hommage au pianiste hongrois Emil Spanyi dont les qualités de pédagogue ne sont plus à démontrer, qui s’est formé lui même auprès de très grands François Jeanneau, Jean François Jenny-Clark, Daniel Humair… au CNSM de Paris et le dernier titre Ta Van, nom d’ un village vietnamien. Recueillant les observations de mes camarades du jury, il est évident que tous sont sous le charme du moment vécu accueillant la prise de risque évidente. On sent chez Brume la volonté de développer une approche très personnelle, sensible, même au prix d’une certaine fragilité que le saxophoniste incarne avec une sonorité magnifique me souffle Jean Paul Ricard. Un vrai son de ténor riche et profond, un batteur fin et lyrique jusque dans l’engagement qui tente même des rythmes de la Nouvelle Orleans, un guitariste leader d’un trio sans contrebasse qui assure sa part de rythmique, non sans chercher parfois ses effets dans les premiers morceaux. Ils osent les pertes d’équilibre, acceptant des scories qui font partie ou peuvent advenir dans une musique qui semble parfois si peu en place. Mais ça passe car ils fusionnent parfaitement dans les timbres et l’energie dégagée et ils s’ajustent dans un vrai son de groupe, faisant preuve d’ une maturité surprenante, déjà capables d’élaborer une musique singulière. Moins que chez d’autres, on ne ressent cet effet de “déjà entendu” qui altère certaines interprétations qui se présentent comme originales.“Abrasif et atmosphérique” dira Mattéo Fontaine, ce qui résume parfaitement l’atmosphère dégagée par le trio français.

Anaphora ( Belgique) : Filippo Deorsola (piano), Marco Lupparia ( batterie), Antoine Leonardon (contrebasse).

Troisième et avant-dernier groupe de la soirée, un étonnant groupe brussellois très jeune là encore qui, du premier au dernier titre embarque son auditoire ou peut le laisser volontiers sur le bord. Car ce trio étrange formé en 2019 avec pour leader un pianiste-compositeur au jeu imprévisible est à l’origine d’une musique cérébrale, exigeante dont la tension ne cesse jamais. On plonge dans le vertige de rythmes exaltants qui évoluent sans cesse, déstructurant la forme traditionnelle du trio jazz thème-solo-thème. Une captivante immersion dans le son d’un piano préparé qui mélange et dénature volontiers les genres. Dans un premier temps, le batteur, véritable soliste, retient toute mon attention, son jeu plus qu’appuyé, métronomique même, détonne, d’une précision sidérante (effets de carillon sur deux cloches symétriques sur Le nomade , un premier titre annoncé “techno mais pas que”). Mais après Année Zéro, c’est sur Coraux aux effets impressionnistes avec des dissonances, cassant volontairement tout effet de joliesse que s’impose la maîtrise absolue, télépathique du tandem piano-batterie, très originaux dans leur recherche de sons alors que le contrebassiste qui semble en retrait, garde pourtant solidement le cap. On ne sait jamais où ils vont nous entraîner, ils nous baladent vigoureusement sans jamais nous perdre.

Dernier groupe

Amin Al Aiedy Quartet (France) : Amin Al Aiedy (oud), Vincent Forestier (piano), Mattéo Ciesla (batterie), Jean Waché (contrebasse).

Entre en scène le tout dernier groupe qui a su garder patience alors qu’il n’a vraiment pas la meilleure place dans la compétition mais le public est resté en dépit de l’heure tardive et de la fournaise. C’est encore un autre univers, un pont jeté entre Orient et Occident, une tentative délibérement assumée par le leader oudiste de réconcilier ou du moins de souligner plutôt attraits et convergences. Issu lui-même de cette double culture avec une mère français et un père chanteur et musicien irakien, Fawzy Al Aiedy que l’incroyable Jean Paul Ricard se souvient d’avoir programmé à l’AJMI. Nous sommes dans l’univers des musiques du monde, entraînantes et terriblement séduisantes d’autant que le quartet montre là encore une grande aisance et un professionnalisme certain. Mélodique et mélodieuse avec cet instrument cajoleur si important dans les musiques arabes, la musique vante les pays du Moyen Orient, pays du shams ( “soleil” en arabe, mais “chams” signifie aussi « d’une grande beauté ») que sont l’Irak, la Syrie, le Liban, l’Egypte, la Palestine. Des rythmes subtils et complexes, six temps sur Bambi, sur le suivant Eclipse, le samai plus lent et formel, en usage dans les cours des sultans ottomans. Le jazz reste-t-il l’alibi de cette musique folklorique traditionnelle comme si le trio jazz ne faisait qu’accompagner l’oudiste aux doigts déliés? Jugement à nuancer peut être car le piano harmonique de Vincent Forestier fait mieux que cela, doublant le oud déchaîné qui fait cascader les notes. La fusion des quatre élements est irréprochable. A l’enthousiasme du public qui laisse éclater sa joie après le dernier titre Shams qui conclut le concours sur un ahurissant solo de batterie, on peut présumer du prochain Prix du Public.

Les jeux sont faits, le jury se retire mais les délibérations ne seront pas très longues, tous étant unanimes sur la qualité et la grande maîtrise de groupes habilement sélectionnés, d’esthétiques fort différentes, preuve de l’existence de jazz(s) toujours vifs. Cette année, entraîné par un Pascal Martineau très concerné qui a assumé la nouveauté de sa tâche avec sérieux et efficacité, avec un benjamin aussi expert que passionné, le jury a su trouver ses marques, s’entendre sur le palmarès sans même user de la double voix du président qui, dans le cas d’un jury pair est parfois le recours ultime pour départager les votants. En dépit de la canicule, du changement de lieu-le théâtre Benoît XII ne saurait remplacer la sérénité du Cloître des Carmes dans la nuit étoilée, en dépit des bouleversements dans l’ordre de passage, le jury a consacré de jeunes musiciens français qui sont parvenus à rendre la brume de leur nom tout à fait perceptible.

Palmarès de la 32 ème édition du Tremplin Jazz d’Avignon

C’est le Trio Brume qui obtient en effet le Grand Prix (enregistrement et mixage au studio de la Buissonne et première partie d’un concert du festival).

Le Prix de la meilleure composition revient au contrebassiste Viden Spassov du Trio Nugara.

Le Prix du meilleur instrumentiste est décerné à Filipo Deorsola, pianiste d’Anaphora.

et enfin le Prix du Public revient logiquement à Amin Al Aiedy quartet.

Le Tremplin poursuit donc sa belle aventure, soutenu par une équipe de partenaires et de bénévoles fidèles en dépit des années, de la maladie, des inévitables problèmes d’organisation, grâce à l’enthousiasme et au dévouement de tous.

Les photos sont dues aux infatigables Claude Dinhut et Marianne Mayen, les photographes du Tremplin qui m’accompagnent depuis si longtemps. Sauf autre mention.

Sophie Chambon