Pessoa l’intranquille
D’jazz Nevers, un trio qu’habite l’intranquillité.
Mercredi 15 novembre, 21h. Grand Théâtre.
Une lecture musicale : Frédéric Pierrot, voix, jeu Christophe Marguet, batterie Claude Tchamitchian, contrebasse.
Pour mes retrouvailles avec le D’jazz Nevers Festival après un an d’absence, quoi de plus excitant que de commencer avec cette performance tout à fait exceptionnelle de Pessoa l’intranquille?
Rembobinons le film :
Frédéric Pierrot, comédien, Christophe Marguet, batteur et les deux réalisateurs Fabrice Radenac et Alain Epo avaient choisi de s’attaquer à cet auteur révélé en France dans les années quatre-vingt par les éditions de La Différence et Christian Bourgois par une lecture du comédien accompagné du batteur. Un DVD parut en 2013. C’est cette dernière version qui m’avait séduite, connaissant le livre dans sa première version.
Le duo a continué sa vie mais il ne s’agit pas dans cette nouvelle version de l’étoffer avec les cordes de Claude Tchamitchian mais de le réinventer avec un trio habité par l’intranquillité. Le contrebassiste a pris son rôle très au sérieux, conscient d’avoir rejoint une aventure singulière. Pourquoi y revenir dans une autre formule plus de dix ans après, si ce n’est pour tenter l’épuisement de cette forme ? L’une de mes premières interrogations était d’ailleurs de comprendre ce qu’apportait la contrebasse de Tcham. Comment amener la musique intense des mots de Pessoa à résonner avec celle d’un authentique trio voix-contrebasse-batterie ?
PESSOA : L’Intranquillité – Christophe Marguet
Car voilà un projet passionnant aux lisières de la musique et de l’écriture, une lecture de pages choisies parmi les 27500 fragments du grand Fernando Pessoa, découverts à sa mort au fond d’une malle.
Une oeuvre singulière, le roman d’une vie où il ne se passe rien, entre poésie, essai à la Montaigne, méditation sur l’existence. Pessoa avec une élégance désespérée partage sa détresse de devoir exister. On le suit dans le découpage voulu par l’acteur sur une journée, amplitude suffisamment large pour la traversée d’ émotions et de sentiments les plus divers.
Pessoa l’intranquille, ce myope de la vie, se délivre de ce qui lui passe par la tête dans un journal intime écrit entre 1913 et 1935 sous forme de pensées notées sur des carnets, suite de réflexions sur l’expérience de la conscience, particulièrement aiguisée chez lui: «La vie de mes émotions… dans le salon de ma pensée.» Trois sources irriguent ce livre-fleuve charriant sensations au rendu impressionniste, rêveries folles et imaginaire débridé .
A l’époque, Frédéric Pierrot, troublé par ces pages qui résonnèrent en lui dès leur découverte, décide de faire une lecture de Pessoa : de cette poésie surgit immanquablement l’émotion, expression de la «saudade» portugaise mais sans le moindre folklore, pas de trace de fadiaiserie. Alors qu’il prépare ce spectacle, il va écouter le sextet d’Henri Texier et a aussitôt la conviction qu’il s’agit de «convulser le sens» selon l’expression de Françoise Laye, traductrice du Livre de l’intranquillité, dans son avertissement au lecteur :
“Il s’est forgé une langue nouvelle, chargée de nous amener au seuil de l’indicible. Il désarticule la phrase, viole la syntaxe, introduit rupture, syncopes, rapprochements brutaux, coexistence des mots ne pouvant, par nature, coexister– bref, convulse son langage, en usant de toutes les ressources de la langue.»
La batterie de Marguet peut accompagner les mots de Pessoa, être fidèle à ce qu’ils lui évoquent: «Le jeu de Christophe m’avait terriblement frappé, tantôt dense comme les plus terribles orages, tantôt délicat et subtil, avec une façon singulière d’emplir l’espace». On ne saurait mieux dire. Pour le batteur jouer consistait à écouter l’inflexion, la hauteur des mots de l’acteur, ses accentuations sur le superbe “Dormir dédormir” par exemple.
Ce soir un second souffle ravive en la prolongeant l’expérience du duo. Le contrebassiste a réfléchi à la façon de s’introduire dans le duo déjà formé: il a choisi de prendre la basse (celle de Jean François Jenny-Clark), spécialement utilisée pour les solos . Accordée différemment en Mi bémol, elle lui octroie des facilités de jeu, augmente le champ des possibles. Et les sons qu’il en tire sont prodigieux : de l’archet qu’il exploite dans toute une gamme de sons, de crissements, grincements lors d’un fragment bruitiste en symbiose avec les percussions, à la plus exquise douceur mélodique d’un solo qui arrache les applaudissements à un public fasciné.
Les mots se fondent dans la musique du trio dans des tutti souvent fracassants, des unissons impeccables, ces respirations bienvenues que constituent les solos en miroir du contrebassiste et du batteur ou la seule énonciation du texte portée haut et fort. Entre l’écrit de Pessoa et l’improvisé de l’instant jaillit une musique vivante, un flot impétueux qui devient parfois difficilement audible, grommelé, moins perceptible avec le débit volontairement accéléré ; sans que l’on perde pour autant la musicalité de l’ensemble auquel on s’abandonne alors.
On suit les percussions sur un ostinato de la ligne de basse pour “l’acuité douloureuse de mes sensations même les plus heureuses, l’acuité heureuse de mes sensations même les plus douloureuses”…
Scieur de long avec deux archets ou joueur de pizz délicats, jamais répétitifs, mais très mélodieux, Tcham enchante sans insister car très vite succède un nouveau tableau accordé au rythme du fragment choisi.
Balancement, bercement ou martèlement continu, tout s’anime dans une recomposition bruitiste, un essai minimaliste ou un déluge effréné : ces pulsations rendent l’effarement d’un coeur que tout angoisse, y compris ou surtout l’amour physique : la possession d’une femme, il n’y pense même pas Pessoa, alors qu’il pratique la « déréalisation », absent à lui même : “ Je ne suis personne, absolument personne”, les cinq sens pourtant en éveil, à vif, exacerbés.
“Ni un timide , ni un fou”… dit-il dans une lettre à une belle passante . Je ne sais pas comment on fait…Vous posséder…incapable de seulement essayer…. nous nous sommes aimés dans le monde de mes rêves. Jamais je ne saurais disposer mon âme de façon à ce qu’elle conduise mon corps à posséder le vôtre….Seules les lettres commerciales sont adressées à quelqu’un…les autres, on doit les adresser à soi même.
Conquise à la fin de cette performance, j’étais pourtant désarçonnée à son tout début. Je ne reconnaissais pas l’image que je m’étais forgée d’un Pessoa fragile, évanescent dans sa Lisbonne aimée. Les rares photographies dont on dispose montrent un homme petit et maigre, adossé à un comptoir de bistrot ou bien dans la rue, toujours fuyant, à l’abri derrière ses lunettes, son feutre à larges bords et son pardessus. Cet aide-comptable modeste, correspondant solitaire ne quitta jamais Lisbonne et le bureau de son employeur Vasquez, rue de Los Dourados.
Ce texte vit toutes ses dimensions quand on l’incarne aussi charnellement que le comédien et ses complices musiciens. Partant d’un écrit que l’on transpose dans ce qui advient « hic et nunc » comme dans toute musique vivante, les mots sont activés par la circulation de l’énergie vocale, percussive, jouée, frottée. Engagement dans le temps, l’espace, le rythme d’un parcours dramatique, névrotique, mais aussi humoristique. Et non le simple accompagnement d’une lecture aussi belle soit-elle.
Le comédien tient à apparaître dans son costume de ville, avec ses propres paperolles reconstituées. Le seul fait de lire au hasard un passage de ce livre est en soi une expérience saisissante. Pierrot a opéré une sélection personnelle «picorant» dans Pessoa, ayant eu envie de se perdre dans ces pages inoubliables sur la solitude et l’abandon.
“Il m’arrive de ne pas me reconnaître tant je suis placé à l’extérieur de moi même”. “Spectateur de moi même, alourdi de sommeil… Moi du haut de mon quatrième étage, interpellant la vie… Pessoa aimerait “une conscience d’exister qui ne soit pas trop douloureuse”, lui à qui le bonheur le plus minime a été refusé. “Seul comme j’ai toujours été, comme je le serai toujours”, criant sa souffrance et sa rage au monde.
Sur les traces de Pessoa avec la voix vibrante de Frédéric Pierrot, on passe de l’intériorité la plus charnelle au “bleu d’un ciel toujours inédit”, une heure nouvelle colorée “jamais encore cette teinte rose virant délicatement vers le jaune puis un blanc chaud ne s’est posée sur un visage…. Ce qui sera demain sera autre et ce que je verrai sera vu par des yeux recomposés, emplis d’une vision nouvelle…” Mais sans tomber dans abstraction ou l’intellectualisme.
Frédéric Pierrot confiera encore en bord de plateau ou de scène, dans ce moment essentiel où chacun revient sur sa vision d’un travail en constante évolution, qu’il aime s’ancrer dans le concret de textes d’une existence que les contradictions empêchent de vivre tranquille. D’où la trouvaille merveilleuse du premier titre qui fit pourtant des vagues. Que la nouvelle traduction du titre Livro do Desassossego en Livre(s) de l’inquiétude me paraît alors fade !
Le Livre de l’Intranquillité – Christian Bourgois éditeur (bourgoisediteur.fr)
Malgré son physique très différent de celui de l’auteur, l’acteur habite son «personnage» avec force, tout entier à la scansion, au rythme insufflé par ses complices. Pessoa avait lui-même souligné certaines syllabes, donc marqué un «rythme» – notion essentielle chez lui qui a, en permanence à l’oreille, le flux et reflux des vagues et le paysage sonore très diversifié de Lisbonne. Traducteur de surcroît, il estimait que l’audition représentait le sens du langage. Il note d’ailleurs sur une traduction de Poe«conforme rythmiquement à l’original”. On ne peut s’empêcher dès lors de penser à Antonio Tabucchi dont la découverte de Pessoa bouleversa la vie. Ayant acheté Bureau de tabac, un bouquin d’occasion bilingue devant la Gare de Lyon, l’auteur pisan de Petits malentendus sans importance épousa ensuite une Portugaise avec laquelle il commença à traduire Fernando Pessoa. Si «la traduction est un voyage vers l’œuvre», il est clair que cette incarnation frémissante et souvent ardente d’un trio parfaitement accordé va aussi faire découvrir l’oeuvre autrement.
Rien ne se contredit – au contraire- tout s’éclaire au travers de cette interprétation sensible, intime, incarnée et violente. Frédéric Pierrot interviewé par l’ami Prévost avouera d’ailleurs que cela lui est à présent pénible, que cela l’étouffe, car il ne comprend que trop les mots de l’auteur, franchissant à sa suite des montagnes russes émotionnelles. Il reconnaît à l’exercice une vertu de Thérapie, ce qui fait rire le public en parfaite connivence.
La tâche semblait difficile. Frédéric Pierrot et ses deux complices y parviennent, à eux trois ils ont trouvé les portes de la perception de ce texte, remuant l’âme et le corps à tel point que l’on finit par entendre la voix de Pessoa derrière la chaleur, la fougue de l’acteur, la frénésie de la batterie de Christophe Marguet en écho à l’emportement rageur de la contrebasse. On entend toute la rumeur du monde dans ce portrait de l’auteur, cette approche de celui qui n’a jamais accepté d’être une seule personne, qui a vécu au rythme de ses voix «hétéronymes», de ses «moi» multiples, lui qui s’appliquait à imaginer la vie, mais à ne surtout pas la vivre.
Sophie Chambon