Charley Rose Trio au Petit Duc aixois avec Dada Pulp
Charley Rose trio dans DADA PULP
Charley Rose Trio: Charley Rose saxophone ténor et effets, Enzo Carniel piano, synthé MS20, Ariel Tessier batterie.
Vendredi 12 Janvier 2024, Petit Duc, 20H 30.
Charley Rose, un nom qui n’est pas courant et que l’on retient. Un trio français plutôt singulier, sans contrebasse, lauréat du septième tremplin en 2021 du formidable dispositif de l’AJC, Jazz Migrations qui donne aux nouvelles pousses de la scène de jazz hexagonale, l’occasion de se développer en remplissant leur agenda de nombreux concerts lors des festivals du circuit.
Je connaissais Suzanne, Nout et Coccolite, ne manquait donc dans cette promo 2021 que le Charley Rose trio qui donnait vendredi soir au Petit Duc d’Aix en Provence le dernier concert d’une tournée commencée en 2022. Cette scène de musiques vivantes à l’excellente programmation soutient véritablement les artistes: le trio a commencé à y préparer son prochain album, le troisième, lors d’une résidence de deux jours, un luxe toujours appréciable.
Titre intrigant que ce Dada Pulp de leur deuxième album sorti sur le label Menace : “Nous avons faconné un univers où chaque scène de notre musique représente un fragment d’une histoire dans une réalité parallèle, dystopique où la musique vous guide dans la journée atypique d’un alter ego”. Voilà qui est dit, c’est le “pulp” du titre, genre de roman populaire et bon marché très en vogue aux Etats Unis au début du XXème siècle. Quant à l’audace du mouvement dada, libre, faisant fi des contraintes réunissant intellect et sensibilité, laissant le hasard jouer son rôle ou plutôt l’improvisation, leur vrai domaine de compétences, reste à voir ou plutôt à écouter…
Il s’agit donc d’ une fiction musicale, un “nanar littéraire” selon l’auteur, une nouvelle en 12 titres, si j’ai bien suivi, une succession de thèmes en constante évolution que le trio démarre par la fin, la dernière composition de l’album “Au bout toujours la lumière”, ne pas jouer le CD dans l’ordre étant plutôt une bonne idée. Puis c’est le blues vache ou “Cow blues” transformé ce soir en Chaos blues qui pose la manière de ce trio de copains qui ont commencé leur aventure en 2017 . “Cow’s blues” soit un blues perturbé dès le réveil fait peut être référence au fait que et Charley Rose et Ariel Tessier viennent du Sud ouest en passant par le Conservatoire de Pau. S’étant connus à l’adolescence, ils ont vite participé à des big bands où ils reprenaient du Count Basie, s’essayaient à Thad Jones, ce qui n’est pas une mauvaise école.
Le batteur est toujours aussi captivant à voir, faisant monter la tension dans une gestuelle aux balais d’une élégance rare avec un set très peu sophistiqué. L’échange avec le saxophoniste prend très vite, nuancé par la ponctuation de quelques notes du pianiste. On sent immédiatement une façon originale de marier fantaisie et petit grain de folie, ruptures de rythme et autres bizarreries pour ne pas faire “joli”. En se calant sur le martèlement incessant mais léger du batteur, Enzo Carniel répond enfin avec un ostinato main gauche alors que résonnent divers effets du sax, comme des ondes sinusoïdales sonores. La machine du trio s’emballe sans pouvoir s’arrêter comme un disque rayé jusqu’à une nouvelle pirouette, un contre-pied final, apaisé.
Une apparente versatilité qui ne rend pas cette musique difficile à cerner pour autant, voire à adopter. Paradoxalement une relative continuité va s’imposer dans un répertoire somme toute équilibré malgré des styles différents qui vont du jazz free au tango démembré sans oublier valse et blues.
Charley Rose présente ensuite “Bichon’s Honeymoon” comme un tango qui n’aurait pas grand chose à voir avec ce style. En fait, le véritable tango viendra plus tard, un peu déstructuré quand même. Il s’agit plutôt d’un souvenir de noces enfiévré et arrosé perdu dans des lueurs rougeoyantes. Le saxophoniste rend d’ailleurs hommage aux techniciens formidables, Romain Perez au son et lumières et à la réalisation brillante Eric Hadzinikitas qui habillent les concerts du Petit Duc en live et pour la Web TV (superposition d’images, fondus enchaînés…). Rappelons en effet dans les “plus “du Petit Duc cette web tv qui double le public de cette salle à la jauge limitée- il y a donc le public qui vient en live et celui qui écoute sur son ordi pour une somme minime une version unique qui disparaîtra après le concert ( pas de streaming possible).
Vient ensuite une balade tout à fait délicieuse qui doit porter le seul titre anglais de l’album mais le saxophoniste n’en parle pas. Un morceau plus apaisé où l’on entend enfin pleinement la beauté de son timbre au ténor dans un jeu sensible, mélodique qu’il cachait bien jusque là.
L’hommage à “Mr T” permet d’en savoir plus sur son apprentissage de deux ans auprès du saxophoniste Marc Turner. Celui-ci l’encouragea d’ailleurs à passer au ténor avec de beaux suraigus sur les “voice leadings” installant de la hauteur, qu’on entendra dans un titre plus hardcore, un fracassant “Traumasphalte”. Mais Charley Rose a aussi étudié les maîtres… Coltrane, relevé Warne Marsh avec Lee Konitz … En réponse à une voix intérieure projetée laissant le tandem très complice batterie-piano mener la baraque d’autant plus facilement quand on se souvient qu’ Ariel Tessier tenait déjà la batterie sur l’ House of Echo de Carniel. Charley Rose n’a qu’à se glisser dans le chemin ainsi préparé. Comment se construit la musique du trio? Charley Rose compose tous les titres. Comme il n’écrit pas les parties de batterie, les directions prises peuvent prendre un tour surprenant, voire déstabiliser. L’absence de basse semblerait laisser plus d’espace à chacun sans avoir à suivre une structure d’accords. Le son s’ajuste en trio dans une expérimentation constante, Charley Rose gérant les effets qui ajoutent de l’inattendu. Il dispose de tout un arsenal de sons machiniques (samplers, reverb, delays…) à distribuer le moment venu en jouant de sa pédale au pied ( un modèle pour guitare qui marche tout aussi bien au sax surtout avec l’intra Mic viga music tools (sic) qu’il nous présentera à la fin du concert dans le traditionnel débriefing, une autre caractéristique des concerts du Petit Duc.
Grâce à ces effets de sound design, cherchant du côté de la pop moderne, on peut aller assez loin dans le bizarre. Enzo Carniel de son côté dispose d’un synthétiseur MS20 pour rendre les basses. Amoureux du bop, s’il entend respecter la tradition d’un Bud Powell ou d’un Thelonius Monk, il n’hésite pas à jouer d’autres ambiances et emprunter des gimmicks aux musiques répétitives, toujours plus vite, plus longuement mais pas plus fort.
Sur “Karnatic Ravel” point besoin de trop chercher pour retrouver l’influence du maître dans l’une des compositions que j’ai préférée , “Valse à Tchibi” (pour la petite chatte du saxophoniste) : une trame hybride qui part de Ravel, oscille vers Debusssy en intercalant un intermède « impressionniste » au piano avant que ne reprenne en final le thème ravelien.
Il y aura encore des compositions au titre étrange qui évoquent les aventures dans le multivers du “héros”qui s’en sort toujours, des pièces tissées de souffles viscéraux, de timbres un peu mutants, des fragments ou éclats brisés qui essaient de faire le lien, pas toujours perceptible, sans tomber dans une illustration cinématographique, entre le thème narratif annoncé et la musique écrite pour lui correspondre. . On sent bien en regardant les douces transes du batteur ou les accès hypnotiques rapides du pianiste, les délires nappés d’un sax aux sinuosités délicates qu’une grande part est laissée à la subjectivité et l’intériorité de chacun. Le courant passe, il suffit d’être en phase….
Sophie Chambon