Laurent Coulondre en grand ensemble à Aix-en-Provence
Carte Blanche à Laurent Coulondre en direct de l’Amphithéâtre de la Manufacture d’Aix en Provence.
C’est visiblement très émue que Myriam Daups du Petit Duc s’avance sur la scène de l’Amphithéâtre de la Manufacture d’Aix en Provence pour présenter ce concert-événement préparé de longue date avec le soutien de la ville. Mais aujourd’hui, Myriam et Gérard, les patrons de cette petite entreprise culturelle ont le coeur lourd, ils reviennent de l’enterrement à Paris de leur ami, le guitariste génial Sylvain Luc, disparu brutalement il y a quelques jours à 58 ans. La soirée lui sera donc dédiée sans compter que le niçois André Ceccarelli, batteur du trio du pianiste Laurent Coulondre a été un compagnon fidèle du guitariste basque (on se souvient du trio Sud en 2000).
L’équipe dynamique de la scène de jazz aixoise n’a pas hésité à sortir de son petit nid douillet, rue Tavan, pour donner plus de visibilité au pianiste Laurent Coulondre, en ce mardi pluvieux du 26 mars. C’est que le Petit Duc à la programmation toujours riche et éclectique favorise les rencontres avec les artistes, aime aller plus loin, les aider dans leur carrière et organiser des événements inattendus. Un travail de fond, sur la durée. La Manufacture, située au cœur du forum culturel d’Aix-en-Provence près du Pavillon noir, du Grand Théâtre de Provence et du conservatoire Darius Milhaud est une architecture industrielle du XIXe siècle qui se compose de l’Amphithéâtre (les rencontres littéraires, les conférences, et les prises de parole citoyenne), d’une galerie d’exposition, d’un cinéma…
Un jeune pianiste à la carrière déjà bien remplie :
Bardé de nombreux prix (Victoire du Jazz en 2020, Meilleur disque de jazz français de l’Académie du Jazz…) Laurent Coulondre a déjà quelques albums notables à son actif, du bien nommé Gravity Zero que l’on a pu traduire par “groove en apesanteur” à son caliente Meva Festa ( « Ma fête » en catalan et brésilien) sans oublier son hommage très personnel « Michel on my mind » en 2019 pour les 20 ans de la disparition de Petrucciani. On attendait naturellement un solo et c’est chose faite avec A trip in Marseille à l’initiative d’Hélène Dumez (label marseillais Paradis improvisé). C’est que le natif de Vauvert dans le Gard est toujours heureux de revenir dans le Sud, de retrouver le Petit Duc et de s’essayer à de nouvelles aventures musicales. Comme il connaît et pratique les combos aux cuivres rutilants, ivres de musiques et de rythmes sud- américains, il a voulu se frotter aux arrangements pour cordes. Le Petit Duc qui n’hésite jamais à créer de nouvelles associations a provoqué la rencontre avec des élèves de l’IESM d’Aix en Provence avec lequel il a un partenariat. Cet Institut d’Enseignement Supérieur de la Musique – Europe et Méditerranée, installé dans la ville depuis 2013 est habilité à délivrer le Diplôme National Supérieur Professionnel de Musicien (DNSPM), et le Diplôme d’Etat (DE) de professeur de musique. Le pianiste a saisi l’opportunité de travailler avec un quatuor classique pour essayer une autre forme d’orchestration… Restait à faire le lien entre l’univers jazz du trio et les cordes, c’est la voix de Laura Dausse, soprano lyrique, chanteuse jazz, flûtiste. Cet ensemble réunit trois générations, des toutes jeunes musiciennes du Quatuor Reverso au doyen André Ceccarelli toujours très actif. Ajoutons encore que ce concert festif, unique est proposé au public aixois mais aussi à celui qui suit la web tv du Petit Duc mise au point en 2020, animée de main de maître par le réal Eric Hadzinikitas et Sébastien Ortega-Duchene au son et lumière.
Portrait du jeune trentenaire en pianiste de jazz
Le concert commence par un solo au piano, un format qui lui convient : ça joue naturellement dès les premières notes, de longues envolées lyriques et mélodiques qui sont cependant secouées de décharges rythmiques. Il est visiblement ému, impressionné par ce défi et cette “première” malgré trois jours de mise au point et de répétitions.
Petite astuce dans le montage du concert. Le morceau suivant sera un duo puisqu’entre alors en scène avec fougue le contrebassiste et bassiste Jérémy Bruyère qui l’accompagne désormais en trio. En introduction, son solo à l’archet qui dénote une présence affirmée. Quand le pianiste entre dans la ronde, on sent une complicité bien établie sur ce “Brazilian for two” écrite pour sa petite Ambre. Et cela devient chantant, on entre dans le rythme que tient le contrebassiste en frappant et tapotant sur le bois.
Vous l’avez compris, pour le troisième titre, c’est évidemment l’arrivée du grand “Dédé” Ceccarelli qui fait sensation avec un solo à la mécanique bien réglée (ça plaît toujours), exécutant un certain nombre de figures avec ses baguettes sur ses belles cymbales dont l’une est cloutée. Comme j’en sais un peu plus, depuis que j’ai lu Deux petits bouts de bois Une autobiographie de la batterie de jazz d’Alain Gerber ( Frémeaux & Associés), j’imagine que ce set de batterie ne déplairait pas au fétichiste des baguettes et autres toms et cymbales qui a souvent vu le batteur dans des live drums.
Un mood qui plaît au pianiste, une couleur résolument latine, clin d’oeil à son Meva Festa mais aussi à l’un des pianistes qu’il admire le plus, Michel Petrucciani auteur de ce “Brazilian like” dont les harmonies et la vitalité l’ont conduit tout naturellement à ces musiques solaires. Pour la quatrième composition, entre en scène Laura Dausse qui chante… “Ziggy” de Starmania, l’une des chansons titres de l’opéra rock de Michel Berger et Luc Plamondon. André Ceccarelli fut d’ailleurs le premier batteur de Starmania. Eclectisme, on vous disait! Une voix fraîche et bien placée, chargée d’émotion mais j’ai gardé dans l’oreille la version princeps de Fabienne Thibeault. Et puis, ça s’emballe soudainement, un rythme et une mélodie bien connues résonnent, ne serait-ce pas le “Spain”de Chick Corea , le standard de jazz fusion de son Return to Forever de 1971 avec Joe Farrell, Airto Moreira, Stanley Clark et… Flora Purim? Le pianiste confirme qu’il a eu l’idée de jouer sur les deux thèmes aux mêmes tonalités et harmonies.
La suite? Ce sera l’ensemble au complet avec le quatuor classique sur “Blue in Green” de Bill Evans sur le mythique Kind of Blue (CBS Columbia, 1959). Laurent Coulondre s’est attaqué à l’Everest des compositions et des pianistes mais son arrangement avec les vocalises fines de Laura Dausse et le travail des cordes a une couleur et une saveur toutes personnelles. La mélodie se complaît de la résonance ajoutée des cordes comme sur le titre suivant “Blue Bossa”. On voit que le pianiste brasse pas mal de styles, d’influences, joue comme il est et ce qu’il aime. Son hommage personnel à Michel Petrucciani survient ensuite. S’il a déjà repris des compos de Petrucciani, Laurent Coulondre laisse entendre sa version, son “Michel on my mind”, le très beau thème intime et mélancolique du Cd en trio qui lui a valu une Victoire du Jazz en 2020. Mais ce soir on entend encore une autre version remastérisée pour quatuor avec des cordes très attentives qui attaquent à grands traits répétitifs, lancinants, suivies du batteur dans une pulsation hypnotique aux balais, douce et dérangeante et enfin du pianiste qui montre son goût du risque sur sa composition revue et corrigée. Les cordes y ont toute leur place jointes à celles de la contrebasse, sans la moindre suavité.
L’acmé du concert “Laura” qui n’a rien à voir avec celle de David Raksin ou de Charlie Parker et de ses cordes justement est une composition de Laurent Coulondre qui commence dans un style très évansien, les cordes étoffant ensuite la mélodie et l’habillant d’une tonalité élégiaque. Mais avec une de ces ruptures de rythme qu’il affectionne décidément, le pianiste funkise, latinise sous le drive énergique aux baguettes de Ceccarelli.
Le public apprécie la vivacité d’un pianiste solaire qui laisse tout l’espace désiré à ses complices, sachant ce qu’ »interplay » veut dire, jusqu’à son “Chorinino” final avant le rappel de la chanteuse “Let’s sing” adapté également pour les cordes. Un piano décontracté et libre, sans effets électro ni autre complexité ajoutée. Ce qui ne veut pas dire que cette simplicité apparente est dénuée de musicalité. Une osmose rare en trio, en quartet avec voix, un accord réussi avec les cordes classiques. Le jeu de Laurent Coulondre révèle-et c’est le propre du jazz, une palette riche de sonorités nouvelles sur chaque projet. Un jeu protéiforme, éminemment personnel qui se saisit de tous les langages avec cette capacité élégante à se réinventer à chaque fois .
Sophie Chambon