À l’affiche du 16 avril : Ethel Waters et Duke Ellington créent Stormy Weather au Cotton Club
Ce 16 avril 1933, Ethel Waters et Duke Ellington participaient à la première représentation de la 22ème Cotton Club Parade, la plus triomphale, grâce au succès de la chanson Stormy Weather et dépit des sévères réserves émises par l’envoyé de Melody Maker.
Un triomphe, certes, mais la fin de l’âge d’or, alors que venait d’être voté en janvier la fin de la prohibition. Non seulement, avec le retour de l’alcool en vente libre, les clubs qui en pratiquaient la vente clandestine perdaient de l’attrait, mais en plus le bouleversement du marché verrait les différents acteurs du marché clandestin se livrer une guerre meurtrière qui rendrait la fréquent d’Harlem beaucoup moins sûre. Et l’on verrait bientôt la clientèle préférer consommer jazz et alcool en toute légitimité et sécurité aux bars et restaurants des grands hôtels au sud de Central Park.
Le spectacle d’une chanson
Mais pour l’heure, les affaires du Cotton Club semblaient au beau fixe et le retour à son affiche de Duke Ellington s’avérait fort prometteuse. Le triomphe du nouveau spectacle eut cependant une autre cause : la rencontre d’une artiste et d’une chanson, Ethel Waters et Stormy Weather, qui éclipsa quelque peu le reste du programme, dix-huit tableaux – hors du répertoire joué par le seul orchestre pour l’ouverture et le final, entre les scènes –, série de sketches parodiques, de chansons, de numéros dansés plus ou moins sensuels ou sportifs, avec notamment le tandem des Nicholas Brothers et plus particulièrement Happy as the Day Is Long où Harold Nicholas chantait et dansait parmi les Girls du Cotton Club.
Ethel Waters avait fait ses débuts au vaudeville et, alors que démarrait la vogue des chanteuses de classic blues, avait enregistré ses premières faces en 1921 pour l’éphémère label Cardinal puis pour le premier label phonographique afro-américain Black Swan. Accompagnée par Fletcher Henderson sur disque et en tournées, elle avait appris le blues à ce dernier, acquis une notoriété grandissante dans un registre où on la vit au fil des succès – Dinah (1925), I’m Comin’ Virginia (1926), Am I Blue (1929) – s’affranchir progressivement tant des archaïsmes du vaudeville que de ceux du blues. En 1933, elle sembla, au manager du Cotton Club Herman Stark, être l’interprète idéale de la chanson composée par Harold Arlen et Ted Koehler, fournisseur attitrés du lieu depuis 1930, qui avaient hésité à la confier à Cab Calloway, la vedette du précédent spectacle. Stark savait-il que l’atmosphère désolée de Stormy Weather, complainte d’une femme quittée par son amant sous un ciel désespérément à l’orage, correspondait exactement à l’état d’esprit de la chanteuse rentrant d’un engagement éprouvant pour la pègre de Chicago, et dont venait de se briser un deuxième mariage ? Elle écrirait dans son autobiographie : « Lorsque j’apparaissais là, au centre du parquet du Cotton Club, je disais des choses que je n’aurais pas pu exprimer avec mes propres mots, je chantais l’histoire de ma misère et de ma confusion, des malentendus de ma vie, des torts et des outrages que m’avaient infligés des gens que j’avais aimés et en qui j’avais eu confiance… Je chantais Stormy Weather du fond de mon enfer personnel dans lequel je suffoquais comme écrasée. »
Arlen le compositeur et Koehler le parolier avaient écrit la chanson en une demie heure, selon la légende qui précise : « puis ils sortirent manger un sandwich. » La simplicité et le naturel dont la mélodie habille ces paroles trahissent en tout cas une spontanéité du geste créateur qu’endosse l’interprétation très sobre d’Ethel Waters. Il était prévu un chœur et l’on avait confié à Sonny Greer, grand spécialiste des accessoires en tous genres, des effets de timbales et de gong pour simuler l’orage, mais elle avait insisté pour ne pas en tenir compte dans son interprétation et avait emporté la partition pour la travailler seule. À défaut d’avoir gardé trace de l’original, la reprise filmée de l’orchestre d’Ellington avec sa chanteuse Ivie Anderson, témoigne de la même sobriété, coups de tonnerre de Sonny Greer compris.
Au Cotton Club, la chanson n’apparaissait qu’à la onzième scène du spectacle intitulée Cabin in the Cotton club. Appuyée contre une cabane en bois sous un réverbère dans une lumière bleue, elle chantait seule, puis était rejointe par le chanteur George Dewey Washington, le Talbot Choir et des danseuses évoluant dans des effets de lumière. L’effet fut telle, que le public resta un moment bouche bée avant de clamer son enthousiasme. Le soir de la création, la chanson fut redemandée douze fois et c’est ainsi que l’on ne parla plus de la 22ème Parade mais du spectacle “Stormy Weather”. C’était pour elle que l’on montait à Harlem et Irving Berlin en personne, le vétéran des songwriters de Tin Pan Alley, vint entendre le chef d’œuvre pour engager Ethel Waters dans la revue qu’il commençait à faire répéter, As Thousand Cheers et qui fut créée le 30 septembre au Music Box Theater sur Broadway. Quant à la chanson d’Arlen et Koehler, la chanteuse la grava dès le 3 mai avec l’orchestre des frères Dorsey complété d’une section de violons.
Lorsque, dix ans plus tard, Andrew Stone conçut la comédie musicale filmée Stormy Weather, prétexte à juxtaposition de tableaux dans la tradition des revues des années 1920, il distribua dans le rôle principal et d’interprète de la chanson titre, Lena Horne qui avait fait ses débuts comme chorus girls dans le spectacle suivant du Cotton Club. Elle nous semble aujourd’hui bien terne par comparaison à l’interprétation d’Ethel Waters, mais sa délicate silhouette et la finesse de son minois moins “nègre” parut plus conforme aux canons esthétiques d’Hollywood.
Les dessous d’un spectacle
Le 16 mars, un certain Spike Huhes, un jeune anglais de 24 ans assista à la première et envoya à la revue britannique Melody Maker un compte rendu qui nous offre un regard très différent sur la réalité de cette 22ème Parade et du Cotton Club. Fils du compositeur irlandais Herbert Hugues et petit-fils du sculpteur Samuel People Wood, c’était un homme cultivé qui avait pu compléter son éducation par ses voyages en Europe jusqu’à Vienne où il avait étudié la composition. Découvrant la musique noire américaine en 1926 avec la revue Blackbirds et sa vedette Florence Mills, avec dans les rangs du Plantation Orchestra Johnny Dunn, le premier important trompettiste de jazz enregistré. Peu après, il se mit à la contrebasse et forma un orchestre, Spike Hughes and his Deccadents, et enregistra des dizaines de faces pour Decca entre 1930 et 1933. En avril 1933, ce jeune homme plein d’assurance fait un séjour aux Etats-Unis toujours pour Decca afin d’enregistrer avec des artistes américains, rien moins que Shad Collins, Henry Red Allen, Dicky Wells, Benny Carter, Coleman Hawkins, Chu Berrry, Kaiser Marshall ou Sidney Catlett… Son récit de ses soirées au Cotton Club n’en est pas moins édifiant :
« J’ai beaucoup songé ces derniers temps à la façon dont l’Amérique dédaigne le réel trésor qu’elle possède en la personne de Duke Ellington. Ce doit être la vieille, très vieille histoire du prophète qui ne l’est jamais dans son propre pays, lorsque l’on voit Duke annoncé comme “Le Roi du Jazz Symphonic” (Whiteman en est désormais le doyen !) – oh, vulgarité de la publicité de Broadway !
J’ai remercié si souvent mon étoile de m’avoir fait naître européen, fier de savoir que notre cher continent de la banqueroute est en mesure d’apprécier la bonne musique lorsqu’il l’écoute sans avoir à patauger dans la médiocrité de la première espèce. Pour illustrer précisément ce qui se passe dans cette remarquable ville – à laquelle je suis pourtant attachée –, je ne peux mieux faire que d’essayer de décrire la soirée d’ouverture de Duke au Cotton Club.
L’orchestre a vraiment joué, j’y reviendrai. La soirée est principalement consacrée à un spectacle de danse très professionnel (“fatest show in the world”) qui est, comme je le pense, plus de trois fois trop long. […] Le soir de l’ouverture, je suis sorti dégoûté, furieux d’avoir eu à payer une telle somme pour avoir le privilège d’entendre Duke jouer des accords de Sol pour saluer les célébrités présentes. Il s’agissait de stars du cinéma sans travail, de deux membres de la Noblesse britanique (quelle émotion !), quelques obscurs compositeurs de chansons et journalistes de Broadway.
Et c’est ainsi que le Cotton Club façonne le perception new-yorkaise de Harlem ! Un lieu où aucun Nègre n’est admis, sauf spéciale concession pour les membres les plus distingués de la race, comme Paul Robeson et Ethel Waters autorisés à s’asseoir à l’écart dans un coin, en guise d’alibi. Pourquoi ne déménage-t-on pas le Cotton Club vers les quarantièmes rues. Ça éviterait ces exorbitantes courses de taxi. D’un autre côté, l’homme d’affaires américain sans imagination et sa sténographe peroxydée n’éprouveraient pas ce sentiment d’encanaillement si le Cotton Club se trouverait au sud de Central Park. [ndlr : Hughes ne se doute pas que c’est ce qui se produira trois ans plus tard, le club déménageant sur Broadway à hauteur de la quarante-huitième rue, où il connut son déclin définitif]
Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est de voir Duke jouer au Cotton Club. Je viens là depuis la création du nouveau spectacle, mais je prends soin de me trouver en charmante compagnie, et comme elle – je veux dire comme elles – a déjà vu le show, nous l’ignorons et parlons entre nous. Finalement, Duke est venu à notre table et nous l’avons persuadé de jouer nos favoris Lazy Rhapsodies et Blue Tunes.
L’orchestre en détail. Mais, je dois préciser que je m’efforce d’être rentré chaque nuit à deux heures pour entendre sa retransmission radiophonique d’une demie heure (deux fois par semaine, il en a aussi une à minuit)… L’orchestre d’Ellington, c’est tout ce que j’espérais et plus encore. Chacun des membres de l’orchestre (à une exception près) prête littéralement sa bouche aux idées d’Ellington. Il n’y a pas une note émise par cette remarquable section de cuivres ni rien de cette somptueuse sonorité de saxes qui ne soit l’expression directe du génie de Duke. Personne ne peut imaginer un remplaçant à Bigard, ou Carney, ou Hodges ou Hardwick, ou Cooty [sic] ou Freddy Jenkins ou Art Whetsol, ou ce superbe tromboniste Tricky Sam.
Le seul, à mon sens, qui n’est vraiment pas à sa place, c’est Lawrence Brown [ndlr : une opinion largement partagée, à notre avis à tort]. Cet artiste est un grand tromboniste qui aurait une place considérable dans tout autre orchestre correspondant à son style original, mais son jeu solo est tout à la fois trop chic et trop sophistiqué pour ne pas être hors de propos dans la musique essentiellement simple et directe de Duke. Brown est aussi peu à sa place dans cette orchestre que le serait Kreisler au pupitre de premier violon du New York Philharmonic [Fritz Kreizler fut un grand virtuose du violon, en effet peu fait pour les rôles de premier violon. La comparaison est assez fine si l’on songe que Lawrence Brown joua d’abord du violon, qu’au Sebastian’s Cotton Club de Los Angeles où il joua de 1930 à 1932 dans l’orchestre de Les Hite, sa spécialité était de faire les tables avec son trombone à la façon des violonistes tziganes, et qu’il concevait le trombone comme une sorte de violoncelle]. Ce n’est pas que sa personnalité est trop forte, elle est juste à la mauvaise place. Ça n’est bien sûr que mon opinion personnelle. Je n’ai rien que de l’admiration pour le talent de Brown en tant que tel, mais par nature il semble relever d’autre chose.
Duke et Toscanini auront été les deux choses au-delà de mes attentes les plus vives à New York. Duke joue presque seulement sa propre musique, et le meilleur de sa musique. Sophisticated Lady, un peu trop souvent à mon goût, mais on peut lui faire grâce de cette faiblesse commerciale. Même Duke doit gagner sa vie par les temps qui courent. Et même lorsqu’un programme radio d’Ellington comporte une ou deux des chansons parmis les plus nulles du répertoire populaire, elles sont traitées avec un tel irrespect qu’elle en devienne plaisamment méconnaissable. Echo in the Valley, par exemple, est pris à une telle vitesse et un tel swing qu’il nous évite de souffrir de la mélodie.
C’est Cootie que l’on remarque en premier avec le solo le plus sale que l’on puisse imaginer, et dès lors, on commence à s’amuser. Je ne saurais décrire les sonorités que produisent les agrégations ellingtoniennes. De l’usage de sourdines près du micro par toute la section de cuivres, il résulte un son qui n’est pas du tout de ce monde. Un effet sonore très excitant provient de l’écriture d’Ellington pour les saxes avec un recours fréquent de Johnny Hodges comme premier pupitre au soprano.
J’ai été agréablement surpris de constater que Sonny Greer, qui est entouré du plus imposant étalage de percussions que j’aie jamais vu, fait un très bon usage des timbales dans certains morceaux. Un délicat roulement mesuré ajoute une emphase terrible à certains passages d’Echo of the Jungle, par exemple. Ce sont des petites touches comme cela, très simples en elle-même, qui rend l’orchestre de Duke si excitant.
Ajoutons quelques unes des pièces que j’ai entendu le Duke jouer et que nous ne devrions pas tarder à entendre sur disque : East St. Louis Toodle-Oo (son indicatif), The Moodhe, Blue Tune, Lazy Rhapsody, Blue Ramble, Double Check Stomp, The Duke Steps Out, Black and Tan Fantasy, Mood Indigo, St. Louis Blues, LImehouse Blues, The Mystery Song, Baby When You Ain’t There, The Whispering Tiger (Tiger Rag joué pianissimo tout du long, un truc favori du Duke qui l’applique à d’autres morceaux) et d’autres choses encore comme Jive Stomp, King of Spades, Ev’ry Tub, Drop Me off at Harlem et Slippery Horn.
[…] Mais je pourrais continuer à écrire ainsi jusqu’au jugement dernier sur le sujet de Duke, tant comme personne que comme musicien, la façon dont il démarre chaque morceau au piano jusqu’à ce que son orchestre soit prêt, dont il accompagne les tap dancers, comme sa personne, lors qu’il est assis devant l’orchestre exprime chaque intention de sa glorieuse musique, mille et une autres choses qui font de lui l’une des personnalités les plus vives et délicieuses de notre temps. »
Le 2 juin Duke Ellington et son orchestre laissaient la place au Cotton Club à Baron Lee and the Mills Blue Rhythm Band et embarquaient pour une première tournée européenne avec Ivie Anderson et les danseurs Bill Bailey et Bessie Dudley. Franck Bergerot