À l’affiche du 4 avril : Charles Mingus à Town Hall
Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un 4 avril sans concert… On vous emmène au concert ce 4 avril… 1964, au Town Hall de New York où Charles Mingus présentait son sextette, prélude à une tournée européenne historique.
En février 1964, Charles Mingus est de retour au Five Spot, le fameux club du quartier Bowery, repère de la bohème artistique des années 1950 qui, dès son ouverture en 1956, accueillit Cecil Taylor (avec Steve Lacy), puis Thelonious Monk avec John Coltrane en 1957, avec Johnny Griffin en 1958, le quartette d’Ornette Coleman en 1959… Mais Charles Mingus en a fait la fermeture fin août 1962 avant démolition et c’est Thelonious Monk qui, le 26 mai 1963, a fait l’ouverture du nouveau Five Spot, très agrandi à l’angle de St. Mark’s Place et de la 3ème avenue. Monk parti en tournée européenne, Charles Mingus lui succède entouré, le premier soir, des dix musiciens avec lesquels il a enregistré « Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus » tout juste publié par Impulse, Eric Dolphy étant cependant remplacé par Ken McIntyre, Dannie Richmond reprenant sa place. Un effectif trop coûteux pour rester à l’affiche, et que Mingus réduit au format de son Workshop à cinq pupitres ainsi constitué : le trompettiste Tommy Turrentine rapidement remplacé par Johnny Coles, Booker Ervin brièvement remplacé par Coleman Hawkins, Sonny Rollins et enfin Eric Dolphy (remplacé un soir pour des problèmes de lèvres par Ben Webster), Jaki Byard restant au piano.
Ces invitations ponctuelles aux vétérans du saxophone participent alors de la réaction de Mingus face à la montée du free jazz avec lequel il tient à garder ses distances, tout en préservant Dolphy qu’il exclue de sa critique de la New Thing. Aussi intègre-t-il à son répertoire Cotton Tail de Duke Ellington en l’honneur de Ben Webster, Flying Home lorsque Illinois Jacquet s’invite sur scène, mais une nouvelle suite est mise en chantier, section par section, devant le public du Five Spot, Meditations également titrée Meditations on Integration, et Praying with Eric.
En dépit de ses absences réitérées, Eric Dolphy reste l’interlocuteur privilégié du contrebassiste, mais tout le monde se l’arrache : 15 séances en un an – pour Freddie Hubbard, Teddy Charles, Gil Evans, l’Orchestra USA de John Lewis, Charles Mingus – dont ses propres disques sous le label d’Alan Douglas (« Iron Man » et « Memorial Album ») et Blue Note (« Out to Lunch » qui sera son testament). Un autre saxophoniste assure son remplacement en mars : Clifford Jordan qui rentre juste d’une tournée européenne avec Max Roach. On connaît ce saxophoniste ténor depuis le « Blowing in from Chicago » où il donnait la réplique à John Gilmore. Devenu une figure de l’écurie Blue Note, il a remplacé Hank Mobley chez Horace Silver, est devenu un interlocuteur régulier de Lee Morgan, a commencé à se faire un nom comme leader sur Riverside, prolongeant à sa façon la tradition de chauffe des ténors chicagoans. Aussi, est-ce en sextette que Charles Mingus se rend le 18 mars à la Cornell University d’Ithaca dans le nord-ouest de l’Etat de New York, pour un concert où se dessine le répertoire de la tournée européenne à venir.
C’est un concert donné le 4 avril au Town Hall de New York qui donnera le coup d’envoi de cette tournée, même s’il s’agit en fait d’un concert de soutien au NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Le combat pour les Droits civiques traverse une phase cruciale après la grande marche sur Washington et le discours de Martin Luther King I Had a Dream d‘août 1963. Mais alors que le mouvement commence à être traversé par de violentes tensions, Mingus se montre méfiant vis-à-vis des extrêmistes du nationalisme noir, questionnement évoqué par ses Meditations qui constitue le répertoire de l’album “live” résultant de ce concert new-yorkais avec une seule autre pièce* So Long Eric, long blues en guise d’au revoir à Dolphy qui a annoncé son intention de rester en Europe à l’issue de la tournée.
So Long Eric (17′). Un appel de contrebasse, un thème dont la saveur mélodique n’est pas sans évoquer Wednesday Night Prayer Meeting, puis le trompettiste Johny Coles, très milesdavisien, puissamment porté par le tandem Mingus-Richmond qui double soudain la battue sur un tempo casse-cou sous les pas d’un Coles impassible, la rythmique rentrant alors au bercail. Solo de Jaki Byard, comme toujours chez lui, chargé d’histoire (le blues, le stride, le gospel, passé au scanner du bop), puis Clifford Jordan fait son entrée avec un picorage de notes staccato qui pourrait nous le faire prendre quelques instants pour Dolphy. La sobriété de ses premiers chorus est à la mesure de l’énergie qu’il y met et qui explose sur le doublage de tempo comme rompt un barrage hydraulique, avec comme déjà pour Coles à l’arrière-plan une série de riffs d’inspiration dolphyesque à la limite de l’atonalité. Solo de basse, solo de batterie et quatre-quatre basse-batterie. Eric Dolphy surgit à l’alto, ses scapinades sonnent comme s’il jouait “sur les superstructures des superstructures” des harmonies du blues auxquels renchérit Jaki Byard avec des côtés pré-Don Pullen. Retour au thème et drôle de coda pour un orchestre dont le leader conspue alors volontiers le free Jazz.
Meditations (al. Praying with Eric) (27′). Le concert prend une autre dimension avec le morceau suivant que Mingus annonce en faisant référence à une comparaison faite par Eric Dolphy « entre les camps de concentration autrefois en Allemagne et ceux que l’on rencontre aujourd’hui dans le Sud. La seule différence aujourd’hui, au milieu de ces fils barbelés, c’est qu’il ne s’y trouve pas de chambre à gaz ni de four pour nous y rôtir. J’ai donc composé une pièce intitulée Meditations, sur comment se procurer des pince coupantes – avant que quelqu’un d’autre ne nous amène des fusils. » D’où ce quatrième titre en option : Meditations on a Pair of Wire Cutters.
Alors sur la valse rapide d’un étrange ostinato inspiré des rythmes croisés ramenés du Mexique par Mingus et Dannie Richmond s’élève une poignante déploration jouée par la flûte et l’archet de la contrebasse dans le registre du violoncelle. Puis survient une sorte de commentaire compatissant de la trompette et du sax aussitôt interrompu par la réplique cinglante et grotesque de la clarinette basse et du piano sur un tempo soudain précipité, une longue cadence rubato de piano aux accents très européens quasi bucoliques que viennent troubler l’archet plaintif de la contrebasse puis apaiser la flûte d’Eric Dolphy (où l’on voit ce qui a pu inspirer à la fin des années 1970 le duo James Newton / Anthony Davis). Byard se met alors à marteler le piano pour introduire le tempo et un riff furieux des vents et le retour du commentaire entendu plus haut et sa réplique grotesque. Et les improvisations sur tempo commencent avec la clarinette basse de Dolphy dans un fantastique partenariat avec un piano d’une sauvagerie extraordinaire. Les solos se succéderont ainsi piano, trompette, contrebasse, ténor chaque fois conclus par le même commentaire mais sans sa réplique. Plus concis que ses comparses, Johnny Coles marche décidément sur les pas de Miles Davis avec une grâce infinie, Clifford Jordan embrasant le dernier solo qu’attise l’ensemble de la rythmique avec une furia admirable jusqu’à une espèce d’épuisement splendide. On revient alors à la partition où surviennent encore quelques événements remarquables nous faisant osciller entre l’apitoiement et le sarcasme, jusqu’au retour du thème de flûte initial et son ostinato valsé, puis une longue et frissonnante coda où Mingus renoue avec ses amours pour la musique européenne, le trio flûte-piano-contrebasse à l’archet nous promenant entre Debussy, Bartok et Varèse, jusqu’à ce que ce long et tumultueux morceau rende son dernier souffle.
Tout au long de la tournée européenne qui commença le 10 avril à Amsterdam, Meditations fit l’objet de captations radio ou TV (une dizaine), mais pas une ne me bouleverse autant que celle du Town Hall. Peut-être à tort et tout simplement parce que c’est la première qui figura dans ma discothèque personnelle, sur l’album “Town Hall Concert” publié par Charles Mingus en 1964 sur le label Jazz Workshop et où Meditations portait le titre Praying with Eric en hommage à Eric Dolphy décédé le 29 juin de cette année-là, alors que se dessinait pour lui en Europe une seconde carrière. Franck Bergerot
* Le public du Town Hall put entendre un programme plus large, comme un avant-goût de ce qui allait être jouer sur les scènes européennes : A.T.F.W. (soit Art Tatum Fats Waller par Jaki Byard en solo), Sophisticated Lady, Peggy’s Blue Skylight, Parkeriana, Fables of Faubus, ces bonus ayant été publiés sur le coffret 7CD Mosaic « The Jazz Workshop Concerts 1964-1965 ».
À écouter :
« With Eric Dolphy, Cornell 1964 », le 18 mars (Blue Note).
« Town Hall Concert », le 4 avril (Jazz Workshop/Fantasy/OJC)
« Concertgebouw – Amsterdam », le 10 avril (Ulysse/AROC/DIW)
« Live in Oslo », le 12 avril (Jazz Up/Lanscape/Moon Records)
« Live in Stockholm », le 13 avril (Royal Jazz)
« Astral Weeks » (Copenhague), le 14 avril (Moon Records)
« The Complete Bremen Concert », le 16 avril (Jazz Lips)
« The Salle Wagram Concert », le 17 avril (Jazz Collectors)
« The Great Jazz Concert » (Paris), le 18 avril (America/Universal France)
« Mingus in Europe, Vol.1 & 2 », le 26 avril Wuppertal (Enja)
« Mingus In Stuttgart », le 28 avril Stuttgart (Unique Jazz)
À voir:
« Live in 1964 » Oslo le 12 avril, Stockholm le 13, Liège le 19 (Jazz Icons)