À l’affiche parisienne du 26 avril 1979: François Jeanneau et Katia Labèque
26 avril déjà, et toujours pas un concert en vue. Vivons sur nos souvenirs. Ce 26 avril 1979, il y a exactement 41 ans, François Jeanneau était en duo avec Katia Labèque au Petit TEP et Franck Bergerot rédigeait l’une de ses premières chroniques pour la presse spécialisée. Il s’en souvient ainsi que de quelques autres parues dans le même numéro de mai de Jazz Hot.
26 avril 1979. Pile poil au moment où Antirouille, le premier journal qui m’ait ouvert ses colonnes, cessait de paraître, je publiais mes premiers papiers dans Jazz Hot. Jean Buzelin qui dessinait pour Antirouille m’avait recommandé au directeur en chef de l’époque, Laurent Goddet, qui cherchait à rajeunir son époque avec des jeunes gens attentifs à la scène contemporaine. À vrai dire, j’avais déjà fourni à Goddet, “pour dépanner des amis communs”, le compte rendu du Jam Potatoes de Luneray au printemps 1977, et j’avais depuis plusieurs mois un papier dans les tiroirs de Philippe Carles, alors rédacteur en chef de Jazz Magazine, une “étude comparée” sur les œuvres de Ran Blake (dont Jean-Jacques Pussiau venait de publier “Wende”) et Samuel Beckett (je venais de renoncer à rédiger un mémoire de maîtrise sur la disparition du personnage dans les romans de Beckett, laissant en friche quelques centaines de pages de notes classées thématiquement, selon un méthode de travail qui m’inspira plus tard mon premier “Miles” paru au Seuil, Miles Davis, Introduction à l’étude du jazz moderne). Ecrire pour Jazz Hot ou Jazz Magazine me semblait à vrai dire hors de portée de mes compétences, et bien qu’à l’époque mes velléités universitaires tout juste abandonnées se soient trouvées plus flattées par la lecture de Jazzmag, en quittant Antirouille, je n’avais pas même songé à relancer Carles. C’est dire que cette invitation de Jazz Hot me parut aussi insolite qu’inespérée ?
Et puis, me voilà un beau jour de février ou mars 1979, à l’Annexe en face du 14 de la rue Chaptal, pour la réunion – mensuelle ? bi-mensuelle ? – de l’équipe rédactionnelle de Jazz Hot. Accueil chaleureux pour les uns, distance pour les autres, une timidité partagée n’y étant pas pour rien, voire indifférence de ceux pour qui l’idée de rajeunir l’équipe pouvait paraître suspecte. Il y a là Alex Dutilh, le proche complice de Goddet aux allures de Goupil – l’un et l’autre, avec Alain Guerrini – me mirent le pied à l’étrier, Claude Carrière et Jean Delmas (auquel ma sympathie précéderait celle que leur accorderaient bientôt les auditeurs du Jazz Club sur France Musique), Alain Tercinet (qui n’avait pas encore publié ses ouvrages de référence sur la West Coast et le Bebop, mais qui allait signer dans “mon premier numéro” une chronique lucide et élogieuse du premier disque de John Scofield “Live!”), Jean Buzelin (spécialiste du blues de origines et du free qu’il soit afro-américain ou radical-européen), Jean-Pierre Lafargue (une espèce d’anar aux allures notaire bibliophile et poète, au commerce toujours aimable et inattendu, c’est lui qui m’avait interpelé dans l’escalier du Cim pour me prévenir qu’on m’attendait à la prochaine réunion de Jazz Hot), Yvonne Derruder (à qui reviendrait l’honneur de chroniquer dans le numéro à venir le “Musique mécanique” de Carla Bley) inséparable de Daniel Nevers (on lui doit l’érudition de l’intégrale Django Reinhardt chez Frémeaux), Jacques Demêtre (grand spécialiste du blues, reconnu par-delà l’océan), Jean-Pierre Daubresse (plutôt vieux style et toujours prêt à partager avec moi la connaissance qu’il en avait), Bruno Régnier (bon camarade qui ouvrait les pages à la Soul), Jacques Chesnel (malicieux et amical qui aimait ajouter à sa signature quelque qualificatif conclusif de chacune de ses chroniques)… et Charles Delaunay, le directeur et fondateur de la publication, assez bougon, à vrai dire assez peu en accord avec la ligne rédactionnelle de Goddet. Il ne tarderait pas à le faire savoir de la plus radicale des manières, en virant Goddet à l’été 1980… toute l’équipe désertant par solidarité à son rédacteur en chef.
Avant même d’être présenté, j’essaie de mettre sur chacun des visages présents l’un des noms que j’ai appris à connaître à la lecture de Jazz Hot. Au programme, un point rédactionnel sur les numéros à venir, peut-être déjà une évocation des festivals à venir (et invitation de Goddet et Dutilh à me joindre à leur virée au Moers Festival pour le week end de la Pentecôte début juin), distribution des disques à chroniquer, moment pittoresque où les réjouissances, déceptions et jalousies se manifestent. On me confie une première chronique « Electric Dreams » de John McLaughlin et son One Truth Band avec L. Shankar. Ma chronique sera un massacre à la sulfateuse idéologique. J’aurais aujourd’hui la main plus légère et l’analyse moins dogmatique… – et puis, en 2020, on n’ose plus trop –, mais ces “Electric Dreams” ne m’ont jamais fait rêvé.
Le 27 mars, je suis à la Chapelle des Lombards (l’originelle, dans les sous-sols de l’actuelle Table des Gourmets, à gauche du Sunset) pour entendre la nouvelle mouture de Confluence du contrebassiste Didier Levallet avec Jean-Querlier (fl, hautbois, cor anglais, as), Philippe Petit (remplaçant Christian Escoudé à la guitare), Denis Van Hecke (remplaçant Jean-Charles Capon au violoncelle), Christian Lété (dm), Yves Herwan-Chotard (remplaçant Armand Lemal). Ma chronique n’est pas très tendre. J’ai peut-être trop écouté Didier Levallet au cours de mes années Antirouille, une époque où l’énergie de Christian Escoudé et le tandem Merzak Mouthana (puis Christian Lété) / Armand Lemal fonctionnaient à merveille sur ce répertoire.
Je suis souvent fourré au Caveau de la Montagne, le club de jazz parisien dont j’aime la programmation spécialisée dans les duos pour cause de voisinage, et qui correspond le mieux à mon budget (j’en ai toujours voulu à Serge Loupien d’avoir écrit dans la presse que c’était la bière la plus chère de Paris… visiblement il n’avait pas l’habitude de payer sa bière dans les clubs de jazz, et je découvrirais bientôt qu’il n’était pas à une approximation près pour faire le beau). J’y entends André Jaume et François Méchali le 28 mars (« Dans l’élégance du geste et une certaine théâtralisation de ce qui passe dans les doigts, je retrouve un sens de la tension et du drame qui fait l’une des qualités du Cohelmec Ensemble [dont Méchali était le contrebassiste] et qui colle tout à fait à la musique d’André Jaume ; tout particulièrement lorsque celui-ci, en marge de l’harmonie et du tempo, s’aventure dans ces étranges paysages sonores qu‘il nous avait déjà fait visiter dans le “Collier de la colombe”. Complaintes aux mélodies désagrégées, folklore de nulle part et de partout. Une musique des plus chargées en émotion, par un admirable technicien du ténor et de la clarinette basse. » Tiens, il faut que je réécoute « Le Collier de la colombe » que j’avais chroniqué pour Antirouille. Du 9 au 14 avril, l’affiche propose en alternance Jean-Louis Chautemps et François Jeanneau, l’un et l’autre avec Xavier Breteau. Le 10 avril : « J’ai eu le tort de me déplacer pour la première soirée consacrée à Breteau et Chautemps. » Je suggère impréparation et mauvaise volonté de Chautemps. Passons. « Trois jours plus tard le duo Breteau – Jeanneau semblait s’être rodé (ce n’était que leur deuxième soir) et les thèmes proposés par le saxophoniste semblaient connus du batteur. »
Le 22 avril, je me rends à la MJC du Chenil à Marly-le-Roi, pour écouter Laurent Cugny qui inaugure le big band Lumière. Laurent Cugny, je le connais depuis quelques années, du temps où, des cheveux lui tombant jusque sur les omoplates, il jouait du Fender Rhodes et composait pour le groupe Chanvre Mou. Quel en était le bassiste ? Je ne sais plus. Le batteur était Bruno Tocane dont je ne cesserais de croiser les pas, jusque dans les vignes du beaujolais. Le guitariste était un ami de lycée, Jean-Paul Casson, qui en 1979 n’était déjà plus de ce monde… C’est lui qui m’avait invité à assister à une répétition du groupe. J’avais même joué quelques branles et jigs irlandais au crin-crin en première partie d’un concert de Chanvre mou à la salle des fêtes de Croissy… J’osais de ces trucs à l’époque ! Cugny a carrément gommé Chanvre mou de sa biographie. Dommage, ce sont des souvenirs plutôt marrants. Marrons nous, tant qu’il en est encore temps! Mais venons en au 22 avril à Marly-le-Roy. Citons le personnel, on comprendra pourquoi : Laurent Cugny (elp, argt, comp, lead), Mourad Talbi (ss, fl), Muriel Borie (fl), Mathieu Poncet (bc), Pierre-Olivier Govin (as, fl), Houari Talbi (ts, fl), Eric Denfert (ts, fl), Laurent Cosnefroy (ts, fl), Roland Leble (tb), Maxime Goetz (elg), Michel Leduc (elb), Olivier Colé, Bruno Tocane (dm, perc). Ce qui me fait écrire (après avoir déduit un renouveau du jazz en France de l’ouverture de nouveaux clubs et réouverture d’anciens, du retour des big bands, notamment lors d’un récent festival à l’Espace Cardin, de la multiplication des groupes locaux) : « L’orchestre de Laurent Cugny est caractéristique, à plus d’un titre, de notre époque. La consultation de la seule distribution par les archéologues de demain suffira à en dater assez précisément les éventuels enregistrements, et soulèvera bien des commentaires : deux batteurs, un basse et une guitare de marque Fender, un piano électrique à cordes Yamaha [l’Electric Grand Piano Yamaha CP 70, qui a solutionné bien des problèmes pour les pianistes de l’époque, mais qui sonnait très vilainement], une flûtiste, un tromboniste, pas de trompette (“Un instrument rare de nos jours, il faudrait chercher à Paris, m’expliqua Laurent Cugny, mais les musiciens parisiens acceptent difficilement de venir travailler en banlieue” [lorsqu’il enregistra son premier disque, en 1981 pour le label Open d’Alain Guerrini, il remplaça la section de trompettes par une section de trois flûtes, entre section de saxophones et section de deux trombones et deux tubas]), cinq anches (dont trois ténors, un alto, un soprano, une clarinette basse, tous également flûtiste).
On en dira tout autant des acquis techniques, des influences (et des tics) de chacun, ainsi que du son d’ensemble. Le volume sonore (un rien superflu) de la basse, la profusion rythmique, les riffs de la guitare et du piano, le caractère souvent binaire des compositions, renvoient à l’après-Miles Davis. Les thèmes et arrangements rappellent (sans pour autant s’y référer directement) Braxton [tiens, qu’en dirait Cugny aujourd’hui], Gil Evans [évidemment !], le Globe Unity [re-tiens !? Il faut dire que, de mémoire, le jeu des soufflants avaient un petit côté “rendez-vous au tas de sable” et “on fonce dedans et on discute après”] et favorisent les exploration modales de soliste qui ont beaucoup écouté Coltrane, Dolphy et les grands improvisateurs contemporains. […] Qui sait si ne se cachaient pas là quelques uns des grands noms de demain ? »
Et alors, le 26 ? On y vient. J’étais au Petit Tep (Théâtre de l’Est Parisien qui avait une programmation de jazz) pour entendre le duo de François Jeanneau (ts, ss, synth) et Katia Labèque (p, synth). Je commence par sortir le grand jeu, si on peut dire : « Il y a chez certains grands pianistes classiques (Nat, Brendel, Arrau…) quelque chose que l’on pourrait rapprocher de ce que l’amateur de jazz appelle le swing : une manière de prendre possession de la mesure écrite, de l’arracher à la pesanteur du tempo et de s’impliquer personnellement dans l’émission sonore par le polissage raffiné du volume de chaque résonnance. Et cependant, rares sont les musiciens classiques qui ont su produire une musique ayant un rapport direct avec le jazz. Alors que le l’interprète classique visant l’éternel […] aspire à s’élever au-dessus du séculaire, le swing est une façon de se laisser bercer au gré des pulsations du temps présent. […] Si le tract distribué à l’entrée annonçait “musique contemporaine et jazz”, la musique entendue ce soir-là ne renvoyait que très indirectement à l’avant-garde de la tradition occidentale, même si Katia Labèque laisse entrevoir dans ses improvisations tout ce qu’elle doit à la fréquentation des œuvres ouvertes [vraiment ?] du répertoire contemporain. En dépit de l’énergie qu’elle met en œuvre dans les parties libres, ce sont surtout les parties écrites qui ont retenu mon attention. L’interprétation qu’elle en donne, montre qu’elle a assimilé les notions si mystérieuses inhérentes à la musique qu’elles désignent (et que nous appelons “jazz”) : le feeling et le swing. […] Proche de Bill Evans (les plus occidental des pianistes de jazz) dans sa manière de lire entre les lignes du texte musical proposé par François Jeanneau, Katia Labèque fit preuve d’une parfaire aisance dans l’art si délicat de l’exposition du thème. N’est-ce pas là qu’on reconnaît les grands jazzmen, lorsqu’interprétant les mélodies les plus éculées, ils vous emmènent hors du lieu commun au cœur de l’innommable ? Loin de moi de comparer les belles compositions de François Jeanneau avec le répertoire des standards qui doivent souvent la majeure partie de leur intérêt à la lecture qu’en donnèrent les plus grands interprètes. Mais à force d’entendre dans les contextes les plus divers les thèmes découverts à l’écoute de “Techniques douces” et “Ephémère” [Owl Records, 1976 et 1977] ceux-ci finissent pas provoquer cet espèce d’émoi ressenti lorsqu’ayant écouté et fredonné pour soi des centaines de fois le fameux Night & Day, vous le découvrez sous les doigts de Lee Konitz ou de Bill Evans tel que vous ne l’aviez jamais soupçonné. Ainsi la personne aimée apparaissant soudain sous un jour nouveau vous plonge dans le plus profond ravissement. » Deux ans plus tard, on retrouverait François Jeanneau et Katia Labèque sur le disque très acoustique de John McLaughlin “Belo Horizone”. Mais ce 26 avril, dans ce répertoire ainsi traité en duo élargi à la polychromie du synthétiseur, il y avait surtout, je me plais à le penser avec le recul, quelque esquisse de ce que jouerait l’orchestre Pandemonium de François Jeanneau créé en cette année 1979, et qui compta dans l’émergence d’un art de la grande formation à la française à laquelle œuvrait à sa tout autre façon Laurent Cugny. Franck Bergerot