Aix à l’heure japonaise avec Hiromi au Grand Théâtre de Provence
Aix se met à l’heure japonaise et son festival accueille la pianiste Hiromi en quartet dans son Sonic Wonderland au Grand Théâtre de Provence…
Si on évoque Aix-en-Provence en juillet, c’est au Festival d’Art lyrique créé en 1948 que l’on pense immédiatement. Mais combien savent, y compris parmi les Aixois, qu’il y eut aussi pendant cette période d’autres concerts que les opéras ou leurs versions concerts? Le festival d’Aix favorise la création, recherche l’hybridation. Il est difficile pour le grand public de saisir l’éclectisme des propositions car un séjour aixois festivalier peut combiner les propositions les plus étonnantes.
Si en 1975 Ella Fitzgerald joua en plein air sur la place des Cardeurs dans le cadre du Festival, les femmes ont souvent été à l’honneur ces dernières années. Cécile McLorin Salvant qui fut étudiante au Conservatoire d’Aix en Provence chanta dans les choeurs de certains opéras et travailla dans le dispositif Passerelles du festival (pour les publics à besoins spécifiques) donnant un concert à l’hôtel Maynier d’Oppède, en face du Théâtre de l’Archevêché où se déroulent les grands opéras du festival. Dès 2019 le principe des concerts de jazz est ritualisé, la jauge de 350 places vite remplie. En 2021, c’est le tour de la saxophoniste tenor Sophie Alour. Et après une année blanche en 2023, le quartet de la nouvelle diva du jazz, la saxophoniste Lakecia Benjamin s’est produit pour notre plus grand plaisir, en plein air dans la nuit étoilée, toujours à l’hôtel Maynier d’Oppède. C’est à cette occasion que Pauline Chaigne, la directrice adjointe de la programmation de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (OJM) et de la programmation Méditerranée m’avait éclairée sur l’organisation complexe du festival, grande machine de créations des plus diverses qui favorise la transmission et le dialogue interculturel. Le Festival d’Aix a fait le choix de valoriser son ancrage territorial en programmant des concerts d’artistes héritiers de traditions musicales du bassin méditerranéen. La session Medinea dirigée par le saxophoniste belge Fabrizio Cassol (du trio Aka Moon) regroupe acteurs et institutions musicales de 22 pays du bassin méditerranéen. Elle réunit une douzaine de musiciens improvisateurs et compositeurs, praticiens de jazz ou de musiques traditionnelles méditerranéennes pour l’élaboration de nouveaux répertoires conçus dans l’oralité et la mémorisation (composition sans écriture). Pour l’anecdote, la violoncelliste Adèle Viret, lauréate de Jazz Migration#9 me racontait en mai dernier à Jazz en Arles tout l’enseignement qu’elle avait tirée de cette expérience.
2024 est une année importante pour l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée qui fêtera ses quarante ans avec deux concerts, toujours au GTP, les 12 et 20 juillet prochains : d’une part 15 musiciens issus des précédentes sessions de compositions collectives dirigées par Fabrizio Cassol présenteront leur travail, d’autre part, la session symphonique de L’OJM dirigée par un nouveau chef Evan Rogister proposera un programme composé d’œuvres de Bernstein, Berlioz, Florence Price, Dvořák et une composition collective. 40 ans d’histoire de l’OJM | Festival d’Aix—en—Provence | 3 — 23 juillet 2024 (festival-aix.com)
Mais en ce 19 juillet, Aix est à l’heure japonaise : on pourra voir un Madama Butterfly de premier ordre dans un lieu électif, le Théâtre de l’Archevêché pour célébrer les cent ans de la disparition de Giacomo Puccini, le chef de file de l’opéra vériste, suivre Bonnard le Nabi japonard à l’hôtel de Caumont, l’une des expositions de l’été qui met à l’honneur le japonisme et le succès des estampes ou ukiyo-e. Alors qu’une autre vague japonaise (pas celle d’Hokusaï à Kanagawa) va déferler sur le Grand Théâtre de Provence (1400 places) avec Hiromi Uehara, d’escale à Aix lors de son impressionnant Summer European Tour pour seulement trois dates en France, après Vienne le 6 juillet, avant Marciac le 22. Star au Japon où elle a joué lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Tokyo en 2021, elle est reçue comme telle, les interviews sont comptées et il est interdit de prendre des photos pendant le concert.
S’il est un endroit où le jazz est vénéré avec des musiciens respectueux de la tradition mais conquérants, c’est peut être bien le Japon avec la Scandinavie. Hiromi ne déroge pas à la règle mais elle se situe aujourd’hui au-delà du jazz, de la musique classique et de la pop dans un “éclectisme postmoderne”selon Martin Guerpin avec son Sonic Wonderland, douzième album studio enregistré en quartet avec sa nouvelle formation Sonicwonder (Hadrien Feraud à la basse qui remplace le batteur des débuts Anthony Jackson, Gene Coye à la batterie et le trompettiste Adam O’Farrill).
Oscar Peterson, Ahmad Jamal et Chick Corea ont été ses parrains, car ils ont reconnu en elle another mind d’où le titre de son premier album Another Mind (2003) sur le label Tel Arc auquel elle est restée fidèle. Une fois installée sur ces hauteurs à seulement vingt-quatre ans, elle continua à déborder d’énergie dans sa musique. S’il fallait choisir un hit dans ce tout premier album, sans hésitation, j’aurais opté pour le psychanalytique Double Personality (à l’image des Japonais assez schizés) qui entrecroisait une multiplicité de rythmes jusqu’à une envolée de guitares de David Fiuczynski oublié quelque peu aujourd’hui, alors que la Japonaise née à Hamamatsu a acquis une renommée mondiale avec des albums différents où le son et la manière évoluaient sans se départir d’un style propre, un piano toujours très engagé avec lequel elle est véritablement connectée.
Je me souviens de l’avoir chroniquée sur Jazz magazine (papier) en septembre 2003 et ma conclusion portait à l’optimisme, augurant d’un avenir captivant pour la jeune musicienne. Intriguée de l’entendre après tant d’années sur ce nouveau programme de neuf titres originaux, ma première surprise fut la découverte d’un vaste public plutôt jeune et familial qui semble très bien la connaître : est-il adepte de la culture japonaise, fan de la Japan Expo où l’on passe du manga aux arts martiaux, du jeu vidéo au folklore nippon, de la J-music à la musique traditionnelle? Si elle n’hésitait pas à s’amuser à ses débuts à des courses poursuite cartoonesques à la Tom and Jerry, de facture plus classiquement jazz, elle ne ne laisse toujours pas prendre au jeu du chat et de la souris, mais elle est passée résolument à la pratique japonaise des mangas, fort appréciée en France. D’ailleurs, Sonicwonderland est le deuxième album de 2023 après qu’elle a composé et enregistré la bande originale de Blue Giant, un film d’animation très réussi adaptation de la manga, tout en étant un vrai film sur le jazz, une expérience musicale où le son devient visuel. Sinichi Ishizuka Archives – Jazz Magazine
Pour son album peut être le plus funky à ce jour, Sonicwonderland, Hiromi a pris le temps de choisir ses musiciens en accord avec le son qu’elle désirait obtenir alors que les motifs de ses futures compositions commençaient à flotter dans son esprit. Elle pensa à Gene Coye, batteur “organique” rencontré dans le Stanley Clarke Band. Il connaissait déjà le Français Hadrien Feraud, adepte de la basse électrique fretless, ce qui renforce la cohésion du groupe, la section rythmique étant le pivot du groove. Après des albums privilégiant des power trios, elle passe au format quartet avec une couleur et un timbre nouveaux, ceux d’une trompette qui peut aller dans le bas médium. Adam O’ Farrill, petit fils du Cubain Chico O’ Farrill, qui joue dans le sextet Amaryllis de Mary Halverson, se détache nettement, crucial dans l’équilibre du groupe, usant sans en abuser de sa pédale à effets.
Avec un répertoire taillé pour une immense scène, Hiromi enchaîne ses compositions comme une tornade soutenue par des musiciens réactifs à ses vibrations. Dès le démarrage du concert avec Wanted qui expose musicalement son projet et les membres de son groupe, on est sur orbite à vive allure, dans une alternance de passages fougueux martelés par une solide section rythmique avec des interludes plus rares qui permettent de respirer, des « ups and downs » vertigineux comme sur un roller coaster. Des riffs de piano-batterie syncopés, répétitifs et hypnotiques. Elle donne libre court à sa versatilité musicale, jouant et surjouant de sa virtuosité avec un sens aigu de l’improvisation. Une imagination fertile lui permet de se renouveler constamment dans les climats les plus divers. Elle croise brillamment les styles stride, bop, post bop, funk, fusion et pointe avec verve la tradition jazz et même classique pour mieux la détourner. Ses clivages sont remplacés par des alliances qui ne manquent pas d’étrangeté : comment passer d’Errol Garner, d’ Oscar Peterson aux sons synthétiques, machiniques? Sans rapport (immédiat du moins) avec la maîtrise aérée de l’espace d’un Ahmad Jamal qui l’avait produite à ses débuts, et encore moins avec Abdullah Ibrahim qui produirait presque l’effet inverse tant ses lentes dérives d’ une douceur insidieuse et insistante en deviendraient presqu’agressives. Indéniablement en performeuse unique, la pianiste s’affranchit des règles tout en musicalité, rayonnement et détermination, d’une agilité à toute épreuve sur tous les claviers. Sa musique sort très vite du cadre de tableaux sonores complexes. Avec des ruptures inattendues, réagissant aux émotions de l’instant, elle se libère pleinement, joyeusement, débordant d’une énergie radioactive, exaltée jusqu’au vertige, en contraste total avec son calme et sa réserve hors scène. Comme si elle retrouvait la maîtrise japonaise, attentive aux images d’un monde flottant, à l’impermanence des choses, au goût des détails.
L e GTP est l’écrin idéal pour cette athlète du clavier qui s’entretient sur son Yamaha spécifique, ses claviers et synthés. Si certains de ses albums favorisaient déjà les timbres électroniques, celui-ci avec l’accent placé dès le “Sonic” du titre, souligne son intérêt pour l’électrique. Ses années de formation auprès de ses modèles, les Chick Corea, Stanley Clark, le Herbie Hancock des Headhunters ont-elles développé son goût pour les synthétiseurs, le jazz fusion ? La preuve arrive avec le deuxième titre Sonic Wonderland qui commence avec des effets de jeux vidéo, de console nintendo sur son synthétiseur à modélisation analogique : un paysage sonore où ça buzze, fuzze en accord avec les lignes géométriques du décor et des lumières, un univers coloré assurément où la trompette se détache avec des effets électroniques. Mais cette ambiance est résolument rétrofututriste. Rien de nouveau sous le soleil . Hiromi’s Sonicwonder – « Sonicwonderland » [Official Music Video] (youtube.com)
Sonic Wonderland diffère du précédent album studio Silver Lining Suite (2021) conçu avec des cordes, issu de séries Instagram «One Minute Portrait» pendant la pandémie mondiale, où il fallait improviser pour ne retenir que de micro fragments. Elle a pris goût sans doute à ces courtes séquences, un seul motif ou des cellules à répétition. Pas de véritable mélodie que l’on puisse retenir, fredonner.
De toute façon, la musique s’emballe comme la pianiste : véritable Zébulon montée sur ressorts, elle se dresse d’un bond, sautille sur place, joue debout, multiplie les glissandis, les développements arpégés ou plaque des power chords retentissants, sans trop solliciter les graves, pianote à toute allure sur son mini clavier dont elle tourne vivement les potards. Elle semble parfois brutaliser son piano, percussif presque free par instant, sans aller jusqu’au règlement de compte mais le public totalement acquis applaudit à tout rompre à ses tourneries hypnotiques, ses mimiques, son look juvénile de petite poupée kawaï avec son plumet sur le haut du crâne, ses baskets colorés claviers.
C’est le troisième titre, le seul qu’elle présente, curieusement, qui déclenche mon adhésion : Go Go met en valeur le bassiste dans un solo vraiment lyrique. Le batteur n’est pas en reste et se livre pour la première fois à des caresses aux balais, lui que j’avais trouvé plutôt métronomique jusque là. Le rythme ralentit, la frénésie s’apaise et il me semble même la voir chercher, hésiter les mains en suspens sur le synthé…créant des textures impossibles avec le seul acoustique. Adam O’ Farrill est essentiel, soliste lumineux qui porte la mélodie, l’engage sans jamais se perdre dans de grandes volutes, jouant des notes rapides compulsivement sur ses pistons, étouffées dans les aigus. Il aura quelques beaux échanges avec Hiromi qui l’accompagne alors presque modestement. Bien que très composée, sa musique reste ouverte aux suggestions, laissant à chacun suffisamment d’espace, en opposition avec son jeu resserré et vibrionnant.
Reminiscence est une ballade pop, presque romantique, une chanson interprétée sur le disque par un camarade de la Berklee School Oli Rockberger. Un répit bien reçu par un public toujours enthousiaste quel que soit le morceau ou le style.
Je ne sais plus reconnaître les deux compositions qui suivent. Up? Ou ce Trial and Error assez expérimental où elle s’amuse à déconstruire ? Gene Coye se livre à un solo, évidemment attendu et acclamé sur le dernier titre avant le rappel, commencé sur une pulse hypnotique de la grosse caisse et de la charley. Le premier rappel survient, logiquement intitulé Bonus Stage après seulement six titres mais amplement développés, qu’elle joue avec beaucoup de plaisir, de la décontraction même, du jazz vraiment ancien, un stride contagieux avec des nuances de ragtime, une mélodie qui revient en boucle. Le public en redemande et il y aura encore un titre.
C’est la fin d’un concert presqu’ordinaire pour Hiromi et son Sonicwonder qui en enchaîne tellement à la suite dans des villes et pays toujours différents. Mais elle a répondu à la demande du public et a su l’entraîner dans son univers musical pas si facile à créer .
Sophie Chambon