Jazz live
Publié le 10 Déc 2018

AJMI, samedi 8 décembre, une fête anniversaire lumineuse

AJMI 40 ème ou le succès d'une aventure musicale et humaine. En ce jour qui s'annonçait difficile, la première préoccupation est de joindre Avignon en évitant blocages de gilets jaunes et autres manifestations. Une fois, arrivée dans la cité papale, je traverse la ville, très calme, en attente car je suis en avance. Et parviens sans encombre, non à l'ombilic de la Manutention mais non loin de là, à travers un lacis de ruelles désertes, rue Ste Catherine, au théâtre du Chêne Noir. C'est là qu'aura lieu la fête de l'AJMI, en l'honneur des quarante années d'existence de ce club de jazz...

http://www.jazzalajmi.com

En ce jour qui s’annonçait difficile, la première préoccupation est de joindre Avignon en évitant blocages de gilets jaunes et autres manifestations.
Une fois, arrivée dans la cité papale, je traverse la ville, très calme, en attente car je suis en avance. Et parviens sans encombre, non à l’ombilic de la Manutention mais non loin de là, à travers un lacis de ruelles désertes, rue Ste Catherine, au théâtre du Chêne Noir. C’est là qu’aura lieu la fête de l’AJMI, en l’honneur des quarante années d’existence de ce club de jazz, aujourd’hui une institution dans le paysage du jazz français, une scène SMAC ( scène de musiques actuelles ) qui a adhéré aussi au réseau AJC. Tout un programme…

Mais évidemment les choses ont commencé plus modestement en 1978 : en janvier, l’association déposait ses statuts et dès février donnait son premier concert avec le jeune pianiste Michel Petrucciani.
Pour la petite histoire, l’un des trois membres fondateurs du jazz club avignonnais, Jean Pierre Jackson ( je me suis longtemps demandée si ce n’était pas un pseudo en regardant son nom dans la collection Classica d’Actes Sud, en couverture de livres consacrés à Charlie Parker, Miles Davis, Benny Goodman), instituteur de son état et batteur amateur, accompagnait la famille Petrucciani …tous  musiciens mais pas batteur!

C’est ainsi que démarra l’histoire de ce club d’abord nomade, hébergé dans diverses salles de la ville, jusqu’à ce que le Chêne Noir et Gérard Gelas, l’un des pionniers du festival off avec André Benedetto, les accueille en 1985. Pendant dix ans, ce club allait rencontrer de grands succès d’audience dans la salle du bas, la salle Coltrane, jusqu’à ce que l’AJMI ait enfin son lieu, dans le carré de la Manutention, auprès d’autres associations comme les cinémas Utopia, le théâtre des Doms.
C’est ce que raconte Jean Paul Ricard, visiblement ému mais fier de ce parcours, initié par 3 copains qui décidèrent de faire entendre la musique qu’ils aimaient, dans toute sa diversité, et de défendre leurs choix artistiques, comme ils avaient commencé à vouloir montrer des films en fondant un ciné-club . Il a tellement de souvenirs à raconter que l’on pourrait l’écouter pendant des heures, évoquer ses rencontres exceptionnelles avec des musiciens comme Jimmy Giuffre ou Charlie Haden, la première venue de Joe McPhee avec André Jaume en 1979, le concert de Paul Bley 1982, enregistré sur revox, celui de Roy Haynes en 1989….
Des slogans formidables reviennent en mémoire depuis «Et le jazz bordel» jusqu’à  » Le meilleur moyen d’écouter du jazz  c’est d’en voir »

L’AJMI est une institution avignonnaise et vauclusienne qui a toujours participé activement à la vie culturelle et associative de son territoire : elle organise des concerts, des masterclasses, des festivals comme celui de Saumane et de la Tour d’aigues, des apérojazz, des jam sessions très courues, des piano solos ou Tea Jazz, le dimanche après midi, des conférences ou «Jazz Story»…. Elle crée aussi des événements comme le récent Forum des Allumés du Jazz en novembre dernier, sur les nouvelles pratiques artistiques d’enregistrement, a créé une vitrine d’exposition des musiques vivantes, lors des Têtes de Jazz qui eurent lieu pendant 5 ans pendant le festival de théâtre. Elle mène des actions auprès des professionnels, auprès des scolaires ( Ajmi Mômes) et des associations. Souvent citée en exemple en région, elle fut suivie par des clubs comme le Petit Faucheux à Tours ou le Pannonica à Nantes.
L’AJMI, c’est aussi un label indépendant avec des pépites que l’on peut encore se procurer. Car comment prolonger le film après le film, la musique après le concert? Faire durer le plaisir encore longtemps, avec de (beaux) objets de musique, les livres que l’on peut regarder, feuilleter, toucher …
Néanmoins, s’adaptant à l’époque de dématérialisation absolue, l’AJMI a une volonté d’innovation, le label est devenu 3.0, 100% numérique.

40ans, le cap est maintenu, JeanPaul Ricard est toujours sur le pont mais cette année marque un tournant dans l’histoire de l’association, puisque l’équipe de salariés est largement renouvelée, très féminisée, emmenée par Aïda Belhamd.

Gérard Gelas, JP Ricard , Aïda Belhamd et les Mirettes

(photo de Bruno Rumen)

Respect du passé du jazz, ouverture aux développements les plus actuels continueront d’être la ligne forte de la programmation.
Pour fêter cet anniversaire, le club retrouve ses vieux complices du Chêne noir, emblématique du théâtre avignonnais, avec sa troupe installée depuis 1971, dans une ancienne chapelle, proche du Palais des Papes.

Le Programme concocté fait appel aux compagnons de route de la première heure : Rémi Charmasson, Bernard Santacruz s’y sont produits pour la première fois, dans la même salle, élèves de la classe de jazz du conservatoire d’Avignon dirigée par le saxophoniste, poly instrumentiste André Jaume qui fit démarrer Bruno Chevillon, Claude Tchamitchian et beaucoup d’autres musiciens venus de cette école sudiste!
La deuxième partie de la soirée, le concert de 20h30 accueille l’un des musiciens français «historique»que l’on ne présente plus, le contrebassiste breton Henri Texier qui lui aussi joua au Chêne noir mais dans la salle supérieure, appelée Artaud, avec Steve Lacy, Joe Lovano. Il revient après 30 ans, avec son jeune groupe SAND quintet.

 

Premier Concert: 18h30 Salle Coltrane

Jean Paul Ricard et l’équipe de l’AJmi peuvent respirer, le public a répondu présent, la salle du bas est pleine. La famille de l’AJMI a répondu à l’appel, tout le monde est là, amis, musiciens, preuve s’il en était de l’efficacité du maillage associatif dans notre pays.

Rémi Charmasson (g), Bernard Santacruz (cb), Bruno Bertrand (dms) un trio subtil qui fait une musique ouverte, qui s’inscrit dans la filiation, l’héritage bien compris : des formes libres, aux frontières poreuses entre blues, rock libertaire, musiques improvisées, jazz . Jusqu’à la dernière composition du Canadien installé en Provence, fidèle compagnon de route lui aussi, le violoncelliste Eric Longsworth «One day» qui entraîne sur le versant d’un jazz folk, country rock.

(Bruno Rumen)

Un jeu en décalage en recherche de mélodie : les titres choisis font référence à l’histoire même des musiciens et donc à l’AJMI ; c’est aussi l’ histoire du jazz qui a su toujours se réapproprier les codes.
Ce sont des musiciens du partage, de l’échange créatif, ancrés dans le terroir sudiste d’autant plus profondément qu’ils aiment, respectent l’écoute de l’autre, rêvent aussi d’ailleurs .
Dans la première composition du contrebassiste Bernard Santacruz, à la belle basse sombre, une Mirecourt qu’il ne lâche pas, « The White Horses», la musique emprunte de délicats méandres, dessinant un jazz engagé et poétique. «Ici et là» de Rémy Charmasson évoque le souvenir d’un de ses duos des débuts avec le copain contrebassiste Claude Tchamitchian, «Salik» encore un titre insolite de Bernard Santacruz ; puis la surprise d’une originale et intrigante composition de Jimmy Pepper, un Indien Cree qui dit s’exprimer avec une rivière qui coule au milieu du … cerveau.
On retrouve là l’univers du guitariste, nature et grands espaces, amour de la pêche, fraternité de jeu et de son. Une Amérique rêvée, l’attrait de l’ouest que parcourt la littérature des écrivains du Michigan ou du Montana. Avec lui on peut parler de Jim Harrisson, de Richard Brautigan mais aussi de Jack London, du cinéma des films noirs aux westerns…
Rémy Charmasson est un guitariste assez rare, qui unit un profond amour de la musique rock, du jazz évidemment, de la pop également : on se souvient de sa relecture très personnelle sur l’ajmiseries de «The Wind cries Jimi». Son action ne se veut pas « politique » mais ouverte simplement à tout ce qui l’entoure. Toutes ces valeurs sont ainsi portées par la guitare qui brosse des fonds larges et espacés, se permet des envolées douces amères, tendres, bâtissant un climat de réconciliation et de consolation. La contrebasse très active soutient  complètement ce propos et vers le milieu du concert surgit un solo du batteur, inouï, d’une finesse rare, ébouriffant. On se demande d’où cela vient, ce surgissement de textures sonores.

(Bruno Rumen)

20h30 : Henri TEXIER et son SAND QUINTET

Le programme présenté par notre contrebassiste breton au calot rond, styliste identifiable entre mille, fêtait aussi à sa façon les quarante ans de son premier label JMS sur lequel il avait enregistré en solo.

Un projet malin comme il en a le secret, nouveau chapitre d’une histoire musicale qui a débuté en 1967, aujourd’hui revu avec une formation jeune et talentueuse.
Le thème est venu du constat simplement accablant que 80% des plages du monde ont déjà disparu pour récupérer le sable, ressource naturelle des plus précieuses. La femme est un fil conducteur toujours passionnant à suivre, un sujet incontournable dans une narration. Le titre était alors tout trouvé: c’est « Sand Woman », Texier a aussi le talent d’agencer les mots. Conteur et contrebassiste, il aime construire des albums autour d’une histoire.

(Bruno Rumen)
Quand on l’écoute, on comprend pourquoi il a eu l’idée de reprendre des thèmes, joués autrefois en solo, inédits en orchestre donc, pour laisser le jazz advenir avec un nouvel équipage, un quintet de charme et surtout de choc.
Sa réputation de mélodiste n’étant plus à faire, quoi de plus passionnant que de tenter cette exploration sonore avec la guitare aux envolées stratosphériques de Manu Codjia, l’un de ses fidèles compagnons de route, d’associer les timbres free, farouches et survoltés de Vincent Lê Quang (soprano et ténor) aux anches des clarinettes de son fils Sébastien, également au sax alto, toujours très attentif, qu’il qualifie joliment de compagnon « de bientôt toujours ». Quant au batteur Gautier Garrigue, déterminé, combatif, il ne faiblit jamais. Son nom évoque des sonorités intéressantes, affirmées franchement, ardentes.
On entend donc six compositions anciennes, amplement développées par la grâce du jouage et de l’improvisation collectives, avec une rythmique en fusion. Le duo de soufflants joue les unissons avec sérieux et multiplie les alliances de timbres et de textures : sax alto/sax ténor sur l’entraînant «Les là bas», si entraînant qu’il en devient vite addictif, clarinette basse/soprano sur «Sand Woman», clarinette et sax ténor sur ce blues lancinant «Hungry man», Sax alto et soprano sur le «Berbère». Un « Indians » qui va chercher du côté d’un de ses grands succès sur Label Bleu, le formidable An Indian’s Week, à moins que ce ne soit le contraire, chronologiquement. Quant à »Amir », joué il y a 43 ans avec un oud, il est repris aujourd’hui, en variant avec des passages à l’unisson de la clarinette et de la basse.
Concentré et développé, exaltant, le chant mélodique sort vainqueur d’une tension qui jamais ne retombe sauf pour le rappel parfaitement nommé, «Quand tout s’arrête», en hommage au contrebassiste Charlie Haden, une mélodie douce, sensuelle, ralentie soudain, presqu’alanguie, si on la compare au tempo infernal de l’équipage lancé au galop, comme quarante chevaux de front pendant tout le concert.
« Remettre ses pas dans de lointaines traces… aller plus loin , toujours plus loin mais pas forcément au delà. » Reprendre les thèmes, autrement, continuer à creuser le sillon inlassablement avec d’autres idées, n’est-ce pas une des constantes du jazz? L’inspiration de Texier fait retour éternellement, explorant en profondeur, sans jamais se lasser. Une musique désirante, sans nostalgie, ouverte au contraire, au monde actuel. Comme un baroud d’honneur, animée d’une sorte d’état d’urgence, une ambiance quasi insurrectionnelle avec le contrebassiste plus habité que jamais, accroché au mât de son Auray portative. Précis et exigeant dans ses intentions, un chef à l’ouvrage.
Le public qui a rempli la jauge de la salle supérieure jusqu’aux strapontins est plus que comblé par cette musique vive. La soirée se prolongera entre copains autour du gâteau d’anniversaire. Jean Paul Ricard, incarnation de cette musique aimée, a toujours su souffler sur les braises pour que le feu ne s’éteigne pas. Longue vie à l’AJMI et à sa belle équipe de salariés et bénévoles!

 

Sophie CHAMBON