Alexandra Grimal : un nouveau trio au Triton
Alexandra Grimal : un nouveau trio au Triton
Hier, 3 décembre, la saxophoniste Alexandra Grimal présentait un nouveau programme créé au Triton, aux Lilas, avec la complicité de Jozef Dumoulin et Yuko Oshima. Nouveau grand écart esthétique de ce monde qui continue à s’appeler jazz par attachement généalogique.
Pourvu qu’il s’interdise certaines œillères (et en avançant en âge, la tentation est grande de s’en munir), la vie du jazzfan et du jazz critic connaît des contrastes grandissants. Hier, je m’étais tiré du lit avec Impressions dans une version inédite de Wes Montgomery au Half Note (“Maximum Swing, The Unissued 1965 Half Notte Recordings”, Résonance). Rentrant du marché, j’avais préparé à déjeuner en écoutant les surprenantes reprises par le trompettiste Malo Mazurié d’un répertoire emprunté à Jelly Roll Morton, le Duke Ellington (celui de 1931), Bix Beiderbecke et Louis Armstrong (“Taking the Plunge”, Encore Music). J’avais passé l’après-midi à essayer de faire deux choses à la fois, la première, pratique, m’interdisant de me concentrer sur l’écoute de l’inédit “Live in Berlin 1971” de Weather Report (GAD), et m’obligeant à réécouter en boucle une longue improvisation collective au cours de laquelle sont invités Eje Thelin, John Surman et Alan Skidmore, mais chaque fois que le morceau se terminait, j’étais tellement absorbé par les problèmes domestiques que j’étais incapable d’avoir le moindre souvenir de leurs interventions. Ce qui fait que j’ai passé l’après-midi à réécouter ce même morceau pour n’en garder en mémoire que ses grooves trémulant. Puis j’ai pris les transports en commun pour le Triton en lisant le To Be or not to Bop de Dizzy Gillespie qui fait encore partie de mes nombreuses lacunes, abordant les pages où le trompettiste se fait montrer par Thelonious Monk l’accord mineur 6 avec sixte à la basse et découvre que c’est, autrement dit, un accord de septième avec quinte diminuée… la fameuse quinte diminuée, le passe-partout du bebop. Ou avec quel empirisme les boppers s’approprièrent les secrets de l’harmonie occidentale.
Au Triton, une fois le trio d’Alexandre Grimal installé, on aurait dit qu’il neigeait. Nous découvrions l’un de ces paysages blancs aveuglants, d’où les reliefs et les distances semblent gommés, juste hachurés d’infimes détails, une brindille non recouverte, une branche émergée, les yeux jaunes d’un harfang en rase motte, des traces de pas, d’infimes cris étouffés… une limite imprécise entre le son et l’image, l’image suggérée, volontairement par les musiciens ou interprétée par l’imaginaire de chacun.
Car on oubliait vite le dispositif scénique de la soirée : côté cour, Jozef Dumoulin au piano, mais entouré à sa gauche d’une sorte de bass station, à sa droite d’un clavier associé à un synthétiseur de marque Prophet, d’une sorte de tablette tactile, plus divers boîtiers interconnectés par un important réseau de câbles ; au centre Alexandra Grimal au soprano devant deux micros, l’un pour le saxophone, l’autre visiblement réservé à la voix ; côté cour, la batteuse Yuko Oshima. Et si l’on gardait les yeux ouverts, ce spectacle animé de gestes minimaux et d’une précision comme millimétrée se superposait à celui imaginaire qui en résultait. Une qualité de piqué, de luminosité et de contrastes évoquant les images du photographe finlandais Pentti Sammallahti, mais animée et donc en fait plus cinématographique ; et l’on pouvait penser à la lenteur des films d’Andreï Tarkovski ou de Carl Dreyer.
La délicatesse des gestes ici n’est pas dépourvue de violence, la tendresse des plans n’est jamais kitsch et transpire le drame, et nul immobilisme ne vient ankyloser le scénario. Ces plans fixes sont zébrés de fugacité : scintillement du soprano, chassé-croisé ultra-rapide des mains sur les claviers levant comme le feraient des courants d’air d’infimes nuées de gammes et arpèges, poudroyés plus que phrasés. Yuko Oshima qui nous avait déjà surprise par sa délicatesse il y a quelques semaines à Jazzdor en trio avec Satoko Fujii, alors que nous gardions à l’esprit, dans une perception très réductrice, le tapageur Donkey Monkey qu’elle partagea avec Ève Risser, la voici infime, précise, recourant à sa batterie comme à un set de percussions en musique contemporaine, posant le genou sur un tom pour en altérer l’accord, frottant le peau de grosse caisse pour se joindre au terrifiant grondement de la bass station, se réservant pour asséner plus tard des coups de mailloches sur ses peaux en un terrifiant crescendo.
Alexandra pose soudain son soprano et chante d’une voix enfantine en harmonie avec celle de Yuko Oshima une sorte de carol. L’humain reprend ses droits sur le paysage, le bois et la chaleur d’un foyer sur le désert blanc. La saxophoniste s’empare du ténor pour une belle flambée d’abord apaisante mais qui tournera à l’incendie. Les claviers crépitent sur cette scène digne du Sacrifice.
Il y aura une pièce plus acide, plus métallique, où l’on pensera à la façon dont Wim Wenders à récemment présenté au grand écran l’œuvre plastique et monumentale d’Anselm Kieffer, et d’où émergera soudain une citation conclusive… mais dans un tel dépaysement et de façon tellement allusive que l’on ne sait l’attribuer. Mozart peut-être ? Le ténor reviendra pour un flow de nature coltranienne, le Coltrane de 1967, quoique sur un ton plus intime, sur une partition de batterie que Yuko Oshima suit à la lettre, non swinguée, d’une arithmétique sévère, tandis que Joze Dumoulin fait voleter les harmonies sur le piano.
Puis des rumeurs du monde s’élèveront des claviers et Alexandra Grimal approchera de son micro-voix les crachotements d’un transistor pour conclure ce nouveau programme insolite et fascinant élaboré lors de sa résidence au Triton et je rejoignais moi aussi les rumeurs du monde et reprenais dans le métro ma lecture de To Be or not To Bop à la page où Mary Williams évoque le Minton’s de Harlem et l’inquiétude de le voir fréquenté par les « downtowners » venus espionner au début des années 1940 les nouvelles trouvailles des « black creators » menacés de se trouver une nouvelle fois spoliés par le « commercial world » de leurs découvertes.
Franck Bergerot