Alfa Mist – Concert dantesque chez Père Ubu
C’est autour de la comète londonienne dénommée Alfa Mist que file la soirée. Attendu depuis février dernier, où son concert avait été annulé en raison du Covid, le jeune MC et claviériste a rassemblé ce soir suffisamment d’intéressés pour remplir les moindres recoins de la salle. Lors de cette tournée, Alfa Mist présente son dernier album, « Bring Backs », paru en 2021 sur le label américain Anti-, des plus transversaux et anticonformistes.
Aux premières loges, posté par Jean-Louis Brossard sur un lopin de scène aux côtés du régisseur, j’assiste au concert depuis l’épaule du batteur, Nathan « Force » Shingler, non loin de la bassiste Kaya Thomas-Dyke, et j’ai dans le viseur Alfa Mist, encadré par un clavier et un Fender-Rhodes, ainsi que le trompettiste et bugliste James Copus, et le guitariste Jamie Lemming. La troupe démarre sur les chapeaux de roue, et il est difficile de reconnaître les titres de l’album tant ceux-ci sont livrés au libre arbitre de chacun, et traversés par l’improvisation. Sur scène, Alfa Mist et ses comparses ne semblent pas être là pour performer, mais véritablement pour jouer ensemble et continuer la création, pour souligner non pas la finitude de ce disque mais son ouverture. Ainsi, ils déstructurent les pièces comme autant de samples à interroger et à remodeler, avec la bénédiction d’un leader qui s’efface pour ses musiciens. Pendant un morceau entier, lorsque Kaya Thomas-Dyke délaisse sa basse pour prendre la parole et chanter la liberté, celui-ci ne joue pas, il écoute seulement.
La température monte vite, et chaque musicien s’ouvre à nous à tour de rôle. Sur Last Cards (Bumper Cars), le trompettiste joue des pieds et des doigts, augmentant son souffle de toutes sortes d’effets. Ses lignes improvisées sont aqueuses, et une ambiance planante se pose sur la salle, envoutée par les ostinatos de guitare électrique. Tout ce beau monde se réveille avec une jam funk sur une composition de Freddie Hubbard, First Lights, où le batteur fait montre d’une grande originalité dans un style drill très prisé de la jeune génération de batteurs évoluant dans la sphère dite « neo-soul », style qui se réduit souvent à une technique infaillible sur des rythmes effrénés. Ici, il ne fait pas que donner le tempo, il donne aussi le La, suivi à la croche par une bassiste discrète mais rigoureuse. La transe provenant des sonorités électriques de la trompette et de la guitare évolue sur le tapis de perles de sa ride omniprésente et fixe.
Il faut attendre le tube Organic Rust pour entendre le MC prendre les devants et plaquer ses accords et sa voix sur cette lamentation héritée du rap de J Dilla.
Il est fascinant de voir, depuis la scène, le public être peu à peu saisi par la musique. Les visages s’illuminent, un à un, les têtes balancent en polyrhythmie.
Les musiciens quittent la scène, chaleureusement remerciés, et sont immédiatement arrêtés par Jean-Louis Brossard qui, conquis par le groupe, souhaiterait pousser l’expérience plus loin encore. Innocemment, il leur glisse : « Vous êtes ici chez vous, faites ce que vous voulez ! ». Galvanisés, ils remontent sur scène pour une interprétation déchaînée de Keep On. Et puis je suis content, et puis vous êtes contents, et puis ils sont contents, alors je suis content que tout le monde soit content !
Notons que le concert fut encadré d’une performance de mix de l’ingénieux Matmon Jazz, qui a minutieusement préparé le public à recevoir des ondes de jazz et de hip-hop, en décomposant, en assemblant sans faire semblant et en scratchant sous nos yeux ébahis des morceaux d’Avishai Cohen, Badbadnotgood, Tom Misch, Yussef Dayes, Ashley Henry…
Walden Gauthier