Archipels entre théâtre musical, musique de chambre et bal poussière
Hier, 7 juillet, le festival Archipels de Dominique Pifarély continuait à dérouler sa pelote d’affinités, des “sorcières bien aimées” du duo Myssil à la veillée “rustique moderne” du violoneux Jean-François Vrod, d’une lecture musicale par le comédien Pierre Baux et le violoncelliste Vincent Courtois au trio Sclavis-Pifarélly-Courtois, pour se terminer par le bal de François Corneloup et son Peuple étincelle.
Myssil: Sylvaine Haléry et Noémi Boutin © Zyx
15 heures, rendez-vous au Prieuré avec Myssil, un duo insolite sur un programme qui, nous dit-on, vu la circonstance, ne s’adressera pas seulement aux enfants ni seulement aux adultes… ce qui nous projette dans un entre-deux qui troublera puis réjouira l’un et l’autre public. La première pièce de Frédéric Pattar (dont j’ignorais tout) s’adresse au mélomane averti – mais il arrive que, par sa virginité auditive, le très jeune public soit plus le plus réceptif à l’inédit – qui se trouve intensément interpelé par de périlleux glissandos et de troublants frottements sucités par une écriture où le savant le dispute au sensible, mais bientôt l’enfant se réveille aux facéties de Noémi Boutin et Sylvaine Hélary, mi-actrices mi-musiciennes, mi-sorcières mi-fées, qui bercent et morigènent comme au Guignol, ajoutent au violoncelle de la première et aux flûtes de la seconde, des jouets et objets divers, ainsi que leurs voix de diseuses, chanteuses, récitantes, bruiteuses. Elles font rire, frémir, rêver, menacent, s’esclaffent, réveillant l’enfant qui guette en moi la première escapade venue, et faisant rire les vrais enfants en stimulant durablement leurs capacités d’émerveillement dans le cadre d’une authentique initiation à un autrement musical auquel l’industrie du divertissement pour enfants leur interdit tout accès.
16 heures à l’église, le violoneux Jean-François Vrod, spécialiste des musiques d’Auvergne qu’il a collectées auprès des détenteurs de la tradition, et jouées sur un violon qui depuis s’est ouvert à bien d’autres “folklores” du monde et à d’autres mondes non traditionnels à travers des rencontres qui allèrent de Dominique Pifarély au contrebassiste Barre Philipps en passant par le compositeur Alain Savouret et le joueur de tablas Patrick Moutal. La veillée “rustique moderne” s’adresse elle aussi pas seulement aux enfants ni seulement aux adultes. Voici Vrod, assis parmi le public qui ne sait s’il doit regarder devant, comme il se doit, ou dévisager ce spectateur insolite et dérangeant pour lequel on vient de faire silence. Soudain, il commence à émettre d’étranges borborygmes, puis se lève et marche de long en large dans l’église avec des onomatopées qui peuvent faire penser à ces cris qu’on entendaient autrefois dans les villages sans toujours bien les distinguer, venus des champs ou des fenils à l’heure de la rentrée des foins, des cours des fermes où l’on faisait manœuvrer le cheval, des étables à l’heure de la traite, des labours où le bouvier briolait sous la brume de novembre derrière ses bœufs, briolage qui tourne à une espèce de cantique grandiose s’élevant sous la voute romane de Saint-Léger. Mais le voici à présent passant dans les rangs pour confisquer des sacs à main et à dos parmi l’assistance médusée, sacs qu’il range soigneusement sur l’autel. Il commence alors à s’adresser à la foule, s’interrogeant à haute voix sur la technique musicale, son importance, et sur “le Reste”. Qu’est-ce que c’est que ce “Reste” de la musique ? C’est la question qu’il pose à la foule restée coite. La réponse vient d’une petite fille qu’il interroge et qui dit : « Le reste, c’est quand on écoute. » Il la fait applaudir, passe du coq à l’âne, pratique cet art du non sens qui a ses raisons dans les complaintes et les chants à danser des campagnes françaises comme dans le Delta du Mississippi. Je pense au théâtre de Roland Dubillard, à celui de Samuel Beckett, aux Charles Ferdinand Ramuz, celui de L’Histoire du soldat comme celui des romans qui racontèrent si bien les grandes passions, les grandes peurs, les petits tracas et les rites sur la montagne. Et je pense à ces bribes de conversations que l’on surprenait l’été en traversant le village à pied à l’heure des repas et que filtraient les lanières multicolores en plastique protégeant la cuisine de l’invasion des mouches.
Jean-François Vrod © zyx
Et le violon ? Comme le violoncelle et la flûte chez Sylvaine Hélary et Noémi Boutin, il va, il vient entre ses mains, simple accessoire de théâtre, puis instrument dont il s’accompagne comme d’une grande harpe sur tronc du Burundi, un ngoni, un banjo, puis d’un violon joué d’un archet sans mèche (en mémoire de tel violoneux des montagnes à qui l’on avait pas dit que archet devait être méché), avec la mèche enfin dont il joue des bribes de traditions non pas touillées les unes aux autres comme l’un de ces brouets insipides qu’on appelle sono mondiale, mais comme une sorte d’ikat où chaque motif et chaque fil, chaque teinture témoigne d’une identité musicale précise. Il nous propose un Fa#, s’interrogeant sur notre capacité à goûter le son d’une seule note sur la durée, commente cette durée, interroge notre tolérance, se demande comme l’arrêter. Un diminuendo ? Non, il décide d’arrêter sec. Ce qu’il fait… Mais le Fa# continue de sonner sous la voute. Les têtes se tournent en tout sens pour découvrir Dominique Pifarély qui a pris cette note en relai et les deux hommes se rejoignent au milieu de la nef sur un petit duo rappelant que leurs ilots appartiennent au même Archipel, cette république des cordes frottées qui les avait déjà réuni par le passé avec les violonistes Régis Huby et Jacky Mollard, entourés de Philippe Deschepper, Bruno Chevillon et Joël Allouche.
Vincent Courtois, Pierre Baux © Zyx
18h : retour au Prieuré pour un concert récitant avec le comédien Pierre Baux et le violoncelliste Vincent Courtois. Deux mondes : le texte (deux emprunts à Raymond Carver) et son interprétation d’un côté, l’impro totale de l’autre. Quoique l’on puisse parler aussi d’interprétation de la part de Vincent Courtois, mais une interprétation distante, n’aboutissant ni à une illustration, ni à un accompagnement mais plutôt à un libre commentaire parallèle auquel Vincent Courtois se livre dans une espèce de transe douloureuse du violoncelle qui respire, halète, gémit, gronde, hurle, chante aussi, de candides mélodies à de savantes partitas, et s’abandonne enfin à la danse d’un fiévreux strumming.
Dominique Pifarély, Vincent Courtois, Louis Sclavis © Zyx
Autant d’éléments de langage que l’on retrouvera à 20h30 à l’église, dans les partitions et les contributions de Vincent Courtois qui alterneront avec celles de Louis Sclavis et Dominique Pifarély dans un répertoire où la plume de chacun se distingue dans sa relation à la pratique de ce qui se présente comme une musique de chambre, jouant admirablement de la combinaison et de la recombinaison des trois timbres et de leur déclinaison. Courtois laissant entendre une sensibilité marquée tant par la pop et le rock que par le patrimoine classique de son instrument, Louis Sclavis dans ce registre de “folklores imaginaires” qu’on lui connaît bien (étiquette dont la facilité l’agace un peu mais qui est presque devenu un “classique” du “jazz” français), Pifarély dans cet art l’écriture longue, cette science de l’organisation orchestrale et de la distribution des initiatives qui culmine dans sa pièce Sous le masque.
Après la chambre, après l’église, l’aire du bal poussière sous les étoiles qui s’allument une à une au-dessus de l’orchestre Le Peuple étincelle : François Corneloup (ss), Fabrice Vieira (elg), Michael Geyre (accordéon), Eric Duboscq (elb), Fawzi Berger, Ersoj Kazimov (percussion). Au fil de la journée, mes notes sont devenues rares et illisibles, mais François Corneloup nous explique dans le numéro de juillet Jazz magazine la signification qu’a prise pour lui la création de cet orchestre. Mes pieds pourraient vous en parler tant ça les a démangés, entravés par la raison d’une opération chirurgicale dont les suites exigent une relative prudence… Ils pourraient vous en parler d’autant mieux qu’à l’appel d’un final trépidant, je n’ai pu leur résister. Ça passait ou ça cassait (sans gravitation mais une relative humiliation). C’est passé. • Franck Bergerot