Jazz live
Publié le 14 Oct 2019

Atlantique Jazz Festival : Grand Ensemble Koa et House Of Echo

Pour sa seizième édition, l'Atlantique Jazz Festival en Bretagne poursuit son oeuvre de curiosité et de savoureux éclectisme.

J’avais pris le train de Kerouac, celui qui mène à Brest et traverse les brouillards, celui qui fait deviner la mer et le bocage bien avant le terminus. Je me disais que les paysages qui m’entraient par les yeux étaient les paysages qui lui avaient chaviré le cœur. C’était l’histoire qu’il avait rêvée, celle de racines pivotant dans la terre bretonne, à Lanmeur ou ailleurs. Il lui fallait revenir à la source ancestrale. C’était en juin 1965. À la gare de Saint-Brieuc, il avait crié « Saint Brieuck ! », en appuyant bien sur le c, comme il l’écrirait dans Satori à Paris, en signe de ralliement à cette communauté linguistique dont il portait fièrement le drapeau avec une conviction naïve. Puis il se traînerait dans Brest, le long de la rue de Siam, qui lui parlait surtout de Springfield dans le Massachusetts ou de Reddin en Californie, à la recherche de bars à cognac et à bière où il noierait son vieux chagrin d’homme en carafe, plus perdu que jamais dans cette dernière quête où il était allé chercher, peut-être le sens de toute une vie, sûrement la signification d’un nom, le sien, Jean-Louis Lebris de Kérouac. Un patronyme dont il avait appris, on ne savait où ni comment, qu’il était la contraction de  « maison (ker) et de champ (ouac) ».

J’étais à Brest, emboîtant ce pas incertain, devenu chancelant à force de breuvages, remuant le souvenir de Sur la route qui s’était appelé Beat Generation, un rouleau de dérives rédigé comme un solo de sax tenor et qui transpirait, presque à chaque page, de notes de jazz. Miles Davis, Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, Lionel Hampton, Billie Holiday, Charlie Parker, George Shearing, Lester Young y revenaient sans cesse, comme des balises flottantes dans une nuée de souvenirs. J’étais au rendez-vous de l’Atlantique Jazz Festival qui, le vendredi 11 octobre, au Quartz, célébrait la trace des poètes de la Beat Generation dans une immense clameur orchestrée par le bassiste Alfred Vilayleck à la tête du Grand Ensemble Koa. J’y recherchais le passage des parfums disséminés par Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs, le trio qu’il avait choisi pour réverbérer la mémoire des tenants du « it », de la « pulse », du « cut-up » et du « fold-in », ces principes d’une révolution qui allait profondément marquer la littérature en joignant la liberté d’écrire à des battements de rythmes jamais observés jusque-là.

Je fus d’abord inquiet devant cette formule que je trouvais un peu académique car elle s’élançait sur des reprises de textes chantés sans grande ébullition puis Caroline Sentis ouvrit sa voix à des modulations semblables à des sauts de trapèze et qui rendaient compte, exactement, du bruissement de langues soufrées émanant de ces corps en fournaise qu’avaient été les poètes de la Beat dont la passion transcendait l’invention technique tant elle était hallucinée et hallucinatoire. Si bien que, décalquant les mots d’Allen Ginsberg, on finissait par « contempler le jazz ». Le pianiste Daniel Moreau et le vibraphoniste Killian Rebreyend échangeaient en empruntant le vocabulaire nouveau du fragment réarrangé selon les lois aléatoires qu’avait initié Brion Gysin par des découpes de phrases et des associations de mots qui délivraient un sens inespéré. Les claviers composaient une paire hypnotique, le bassiste et les vents soufflaient des airs furieux déterminés par la « pulse » obsédante, culbutante et toujours empoignante, augmentée par les frénésies du batteur Julien Grégoire. Et Caroline Sentis libérée du pupitre où figuraient ses extraits choisis élevait des arias puissants dans une chorégraphie de gestes inspirés. Sur l’écran de fond de scène, William Burroughs rappelait que l’Amérique s’était bâtie sur une série de génocides et l’exclusion à coups de schlagues des Africains-Américains et il la détestait. Ce n’était pas un simple hommage mais l’expression d’une colère qui vous parcourait de frissons et l’orchestre brillant étincelait d’accents qui pouvaient évoquer d’autres généreuses diableries venues de Carla Bley et des compositions envoûtantes du regretté Jacques Thollot.

J’allais ensuite rejoindre Le Vauban pour une jam de fortune mais de fortune vraiment car les amateurs, ceux qui aiment par définition, s’y donnaient avec la fougue propre à l’instant, magique et non renouvelable, où je remarquais avec stupéfaction et sous l’emprise du charme, une chanteuse de scat, inventive et terriblement douée. Zalie Bellacicco appartenait à un groupe, le Moon Swing Trio qui donnait des concerts un peu partout dans le Finistère, mais ce soir-là elle perchait sa voix à des hauteurs éverestiennes sur ces thèmes de Charlie Parker que Jack Kerouac buvait sans soif.

Dans l’après-midi, on m’emmena au Mac Orlan dans le quartier de Recouvrance pour assister à une performance de House Of Echo, un quartet qui pratiquait un jazz qualifié d’atmosphérique. Leurs compositions déplaçaient tous les murs du son. La liberté qu’ils avaient conquise empruntait des voies mêlées qui allaient de Toru Takemitsu à Ligeti en suivant les inflexions d’Albert Ayler. Leurs instruments suivaient le chemin de l’hozizontalité presque flâneuse avant d’accrocher des pentes raides dans une effervescence de rythmes grisants, planants à la façon d’un Syd Barrett ou d’un Daevid Allen jetés dans les attaques irrégulières de Stockhausen. Leurs mélodies tressées comme une hélice emportaient l’écoute dans les régions du zen. Régions que le pianiste Enzo Carniel nous invitait à visiter en usant de tintinnabuli aériens et de références au répertoire de Gustave Fauré ou d’allusions cinématiques à John Williams ou à François de Roubaix accompagnant Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. C’était une expérience jazzistique qui débordait le jazz sur ces côtés où la ligne d’horizon s’est tout simplement évanouie. Guy Darol

 

Crédit Photo : Didier Page pour Grand Ensemble Koa