Aum et Groove Catchers au festival Turbulences
Le 15 juin 2012, le théâtre de Vanves dans le cadre du festival Turbulences accueillait Groove Catchers, trio tourangeau vainqueur du concours de jazz de la Défense en 2011 et Aum, grande formation expérimentale pour partie issue du CNSM sous la direction du saxophoniste Julien Pontvianne.
Festival Turbulences, Théâtre de Vanves (92), le 15 juin 2012.
Bastien Weeger (sax alto), Antoine Guillemette (basse électrique), Johan Barrer (batterie).
Aum : Julien Pontvianne (composition sax ténor, clarinette), Louis Laurain (trompette), Bastien Ballaz (trombone), Fidel Fourneyron (tuba), Antonin Tri-Hoang (clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (saxes alto et baryton), Richart Comte (guitare électrique), Tony Paeleman, Paul Lay (Fender Rhodes), Benjamin Flament, Amélie Grould (vibraphone, percussions), Youenn Cadiou (contrebasse), Simon Tailleu (basse électrique), Julien Loutelier (batterie), Anne-Marie Jean (diction), Dylan Corlay (direction).
C’était il y a déjà 10 jours. Après avoir marché longuement sous la pluie du métro Corentin-Celton et m’être fait indiquer plusieurs fois mon chemin, je trouvai enfin refuge, avec deux bonnes dizaines de minutes d’avance dans le hall d’entrée d’un centre culturel qui me parut d’autant plus accueillant que pour me faire patienter on m’y offrit presque d’emblée un verre de vin blanc que je dégustai plongé dans la lecture de Swing à Berlin de Christophe Lambert (chronique dans notre numéro de juillet). Ne voyant pas l’heure passer alors que le hall se remplissait d’une petite foule, je fus bientôt invité à me diriger vers la caisse où, sur la présentation de mon invitation, j’appris que je n’étais pas au théâtre de Vanves.
Par bonheur, il ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres qui suffirent néanmoins à m’assurer une entrée remarquée, tâtonnant dans l’obscurité, trempé comme une soupe, alors que les Groove Catchers s’étaient déjà emparé de la scène. Plutôt sophistiqués pour des “catcheurs”, malgré leur pugnacité, mais si l’on revient au sens du verbe “to catch” – attraper –, alors oui, ce sont bien des attrapeurs de groove, un groove qui leur glisse entre les doigts comme un gros poisson luisant et frétillant, dont ils se jouent, le laissant ici et là échapper, jonglant avec ou le cherchant après l’avoir perdu, dans de palpitants interludes. Ce qui donne une musique évoquant tout à la fois Aka Moon et Wayne Krantz. C’est écrit dans le texte de présentation, mais j’aurais trouvé tout seul. J’aurais pu aussi citer à Oz Noy, mais je n’aurais pas pensé naturellement à Marceo Parker, Joshua Redman, Electro Deluxe, Soulive, the Roots ni Erikah Badu dont ils se réclament. Intéressant d’ailleurs de constater comme on revendique moins l’influence de Steve Coleman aujourd’hui que celle d’Aka Moon. Plus avant, cette musique à tiroirs – des tiroirs que l’on ouvre et referme assez rapidement selon des partitions originales ou d’habiles relectures de standards – est tantôt excitante, tantôt émouvante, traversée de puissants contrastes. Elle est servie par un batteur aussi élégant qu’efficace, dont l’efficacité me fit penser à plusieurs reprises au Denis Chambers que l’on peut entendre sur le “Pick Hits” de John Scofield, un bassiste très percussif (auquel il manque à mon sens un concept harmonique en corrélation à sa virtuosité rythmique et qui rendit particulièrement détestable à mon oreille la grille d’Israel réduite à un blues très platement découpé) et un saxophoniste dont la palette esthétique très complète (de l’assimilation des fondamentaux du jazz au langage le plus free) est, non pas l’élément moteur de ce groupe au fonctionnement visiblement très collectif, mais la porte ouverte offerte à ce répertoire un rien systématique en dépit de ses nombreux attraits.
Aum est le grand ensemble imaginé par Julien Pontvianne, selon une démarche dont il m’a semblé avoir eu un avant-goût lors d’un concert en trio avec le tubiste Fidel Fourneyron et le batteur Julien Loutelier le 22 avril 2010 à l’Olympic Café ainsi que dans la contribution du saxophoniste au quintette Oxyd où, après s’être fait connaître en brillant sujet de la tradition du jazz “chorussé”, il se découvrait dans une forme de refus du monologue virtuose, comme cherchant à se fondre dans le collectif… Aum. C’est la syllabe sacrée de l’Orient mystique qu’incarne notamment l’incantation des moines tibétains et qui inspira l’album “Om” de John Coltrane. La motivation de Pontvianne n’a pas forcément le même caractère mystique et si les chants liturgiques tibétains sont invoqués dans la note de programme, c’est au même titre que Morton Feldman, György Ligeti, Gérard Grisey, Jimi Hendrix, Sonic Youth, Duke Ellington, Jim Black, le gamelan balinais et la musique classique indienne. Autrement dit, – et le nom de Gérard Grisey, figure de la musique spectrale très en vogue auprès des jeunes générations d’improvisateurs, n’est pas anodin – le son et sa texture sont ici la matière première dont son tributaire les questions d’intervales rythmiques et harmoniques, de phrasé, de forme et d’orchestration.
Le son : probablement la porte la plus authentique pour qui prétend s’avancer au-devant des vérités premières. Alors faut-il peut-être reparler finalement de mysticisme mais débarrassé de tout fatras théologique. À moins qu’il ne s’agisse que de provoquer l’hallucination comme simple excercice d’illusion profane. Dans un cas comme dans l’autre, la longue et lente partition de Pontvianne parvient à ses fins, par une amplification orchestrale des phénomènes de bourdons et de bouillon harmonique par laquelle le musicien indien s’immerge à l’écoute du tampura ou par laquelle le moine tibétain entre en communion avec le cosmos en détaillant toutes les harmoniques de la syllabe Aum. C’est à quoi s’apparentent les longues tenues qui inaugurent l’œuvre, mises à l’épreuve de réorchestrations incessantes, de déclinaisons arpégées, de dissonnances microtonales agissant comme des révélateurs vibratoires.
La musique se développe ainsi en un ample mouvement plus ou moins ondulatoire où les contrastes d’intensité tendent ici et là à s’accentuer mais sans jamais rompre le principe de collectivité sonore et de continuum à l’exception de ruptures soudaines suivies de réattaques violentes, de suspensions douces ou d’extinctions à la manière d’une volée de cloches, l’écriture ne laissant qu’une place rare, sinon infime à l’improvisation qui est de toute façon constamment assujettie au son collectif. On comprend alors qu’aux références musicales citées plus haut s’ajoutent les celles picturales de Mark Rothko et Jackson Pollock également évoqués, la pure interprétation mystique de ce travail se heurtant à mon sens au surgissement d’une forme de récit impliquant le langage articulé et le sens avec les Jail Poems de Bob Kaufman dits par Anne-Marie Jean, seule véritable soliste quoiqu’elle parsème, plus qu’elle n’est accompagnée, cette œuvre fascinante de sa diction très sensible.
Franck Bergerot
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Le 15 juin 2012, le théâtre de Vanves dans le cadre du festival Turbulences accueillait Groove Catchers, trio tourangeau vainqueur du concours de jazz de la Défense en 2011 et Aum, grande formation expérimentale pour partie issue du CNSM sous la direction du saxophoniste Julien Pontvianne.
Festival Turbulences, Théâtre de Vanves (92), le 15 juin 2012.
Bastien Weeger (sax alto), Antoine Guillemette (basse électrique), Johan Barrer (batterie).
Aum : Julien Pontvianne (composition sax ténor, clarinette), Louis Laurain (trompette), Bastien Ballaz (trombone), Fidel Fourneyron (tuba), Antonin Tri-Hoang (clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (saxes alto et baryton), Richart Comte (guitare électrique), Tony Paeleman, Paul Lay (Fender Rhodes), Benjamin Flament, Amélie Grould (vibraphone, percussions), Youenn Cadiou (contrebasse), Simon Tailleu (basse électrique), Julien Loutelier (batterie), Anne-Marie Jean (diction), Dylan Corlay (direction).
C’était il y a déjà 10 jours. Après avoir marché longuement sous la pluie du métro Corentin-Celton et m’être fait indiquer plusieurs fois mon chemin, je trouvai enfin refuge, avec deux bonnes dizaines de minutes d’avance dans le hall d’entrée d’un centre culturel qui me parut d’autant plus accueillant que pour me faire patienter on m’y offrit presque d’emblée un verre de vin blanc que je dégustai plongé dans la lecture de Swing à Berlin de Christophe Lambert (chronique dans notre numéro de juillet). Ne voyant pas l’heure passer alors que le hall se remplissait d’une petite foule, je fus bientôt invité à me diriger vers la caisse où, sur la présentation de mon invitation, j’appris que je n’étais pas au théâtre de Vanves.
Par bonheur, il ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres qui suffirent néanmoins à m’assurer une entrée remarquée, tâtonnant dans l’obscurité, trempé comme une soupe, alors que les Groove Catchers s’étaient déjà emparé de la scène. Plutôt sophistiqués pour des “catcheurs”, malgré leur pugnacité, mais si l’on revient au sens du verbe “to catch” – attraper –, alors oui, ce sont bien des attrapeurs de groove, un groove qui leur glisse entre les doigts comme un gros poisson luisant et frétillant, dont ils se jouent, le laissant ici et là échapper, jonglant avec ou le cherchant après l’avoir perdu, dans de palpitants interludes. Ce qui donne une musique évoquant tout à la fois Aka Moon et Wayne Krantz. C’est écrit dans le texte de présentation, mais j’aurais trouvé tout seul. J’aurais pu aussi citer à Oz Noy, mais je n’aurais pas pensé naturellement à Marceo Parker, Joshua Redman, Electro Deluxe, Soulive, the Roots ni Erikah Badu dont ils se réclament. Intéressant d’ailleurs de constater comme on revendique moins l’influence de Steve Coleman aujourd’hui que celle d’Aka Moon. Plus avant, cette musique à tiroirs – des tiroirs que l’on ouvre et referme assez rapidement selon des partitions originales ou d’habiles relectures de standards – est tantôt excitante, tantôt émouvante, traversée de puissants contrastes. Elle est servie par un batteur aussi élégant qu’efficace, dont l’efficacité me fit penser à plusieurs reprises au Denis Chambers que l’on peut entendre sur le “Pick Hits” de John Scofield, un bassiste très percussif (auquel il manque à mon sens un concept harmonique en corrélation à sa virtuosité rythmique et qui rendit particulièrement détestable à mon oreille la grille d’Israel réduite à un blues très platement découpé) et un saxophoniste dont la palette esthétique très complète (de l’assimilation des fondamentaux du jazz au langage le plus free) est, non pas l’élément moteur de ce groupe au fonctionnement visiblement très collectif, mais la porte ouverte offerte à ce répertoire un rien systématique en dépit de ses nombreux attraits.
Aum est le grand ensemble imaginé par Julien Pontvianne, selon une démarche dont il m’a semblé avoir eu un avant-goût lors d’un concert en trio avec le tubiste Fidel Fourneyron et le batteur Julien Loutelier le 22 avril 2010 à l’Olympic Café ainsi que dans la contribution du saxophoniste au quintette Oxyd où, après s’être fait connaître en brillant sujet de la tradition du jazz “chorussé”, il se découvrait dans une forme de refus du monologue virtuose, comme cherchant à se fondre dans le collectif… Aum. C’est la syllabe sacrée de l’Orient mystique qu’incarne notamment l’incantation des moines tibétains et qui inspira l’album “Om” de John Coltrane. La motivation de Pontvianne n’a pas forcément le même caractère mystique et si les chants liturgiques tibétains sont invoqués dans la note de programme, c’est au même titre que Morton Feldman, György Ligeti, Gérard Grisey, Jimi Hendrix, Sonic Youth, Duke Ellington, Jim Black, le gamelan balinais et la musique classique indienne. Autrement dit, – et le nom de Gérard Grisey, figure de la musique spectrale très en vogue auprès des jeunes générations d’improvisateurs, n’est pas anodin – le son et sa texture sont ici la matière première dont son tributaire les questions d’intervales rythmiques et harmoniques, de phrasé, de forme et d’orchestration.
Le son : probablement la porte la plus authentique pour qui prétend s’avancer au-devant des vérités premières. Alors faut-il peut-être reparler finalement de mysticisme mais débarrassé de tout fatras théologique. À moins qu’il ne s’agisse que de provoquer l’hallucination comme simple excercice d’illusion profane. Dans un cas comme dans l’autre, la longue et lente partition de Pontvianne parvient à ses fins, par une amplification orchestrale des phénomènes de bourdons et de bouillon harmonique par laquelle le musicien indien s’immerge à l’écoute du tampura ou par laquelle le moine tibétain entre en communion avec le cosmos en détaillant toutes les harmoniques de la syllabe Aum. C’est à quoi s’apparentent les longues tenues qui inaugurent l’œuvre, mises à l’épreuve de réorchestrations incessantes, de déclinaisons arpégées, de dissonnances microtonales agissant comme des révélateurs vibratoires.
La musique se développe ainsi en un ample mouvement plus ou moins ondulatoire où les contrastes d’intensité tendent ici et là à s’accentuer mais sans jamais rompre le principe de collectivité sonore et de continuum à l’exception de ruptures soudaines suivies de réattaques violentes, de suspensions douces ou d’extinctions à la manière d’une volée de cloches, l’écriture ne laissant qu’une place rare, sinon infime à l’improvisation qui est de toute façon constamment assujettie au son collectif. On comprend alors qu’aux références musicales citées plus haut s’ajoutent les celles picturales de Mark Rothko et Jackson Pollock également évoqués, la pure interprétation mystique de ce travail se heurtant à mon sens au surgissement d’une forme de récit impliquant le langage articulé et le sens avec les Jail Poems de Bob Kaufman dits par Anne-Marie Jean, seule véritable soliste quoiqu’elle parsème, plus qu’elle n’est accompagnée, cette œuvre fascinante de sa diction très sensible.
Franck Bergerot
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Le 15 juin 2012, le théâtre de Vanves dans le cadre du festival Turbulences accueillait Groove Catchers, trio tourangeau vainqueur du concours de jazz de la Défense en 2011 et Aum, grande formation expérimentale pour partie issue du CNSM sous la direction du saxophoniste Julien Pontvianne.
Festival Turbulences, Théâtre de Vanves (92), le 15 juin 2012.
Bastien Weeger (sax alto), Antoine Guillemette (basse électrique), Johan Barrer (batterie).
Aum : Julien Pontvianne (composition sax ténor, clarinette), Louis Laurain (trompette), Bastien Ballaz (trombone), Fidel Fourneyron (tuba), Antonin Tri-Hoang (clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (saxes alto et baryton), Richart Comte (guitare électrique), Tony Paeleman, Paul Lay (Fender Rhodes), Benjamin Flament, Amélie Grould (vibraphone, percussions), Youenn Cadiou (contrebasse), Simon Tailleu (basse électrique), Julien Loutelier (batterie), Anne-Marie Jean (diction), Dylan Corlay (direction).
C’était il y a déjà 10 jours. Après avoir marché longuement sous la pluie du métro Corentin-Celton et m’être fait indiquer plusieurs fois mon chemin, je trouvai enfin refuge, avec deux bonnes dizaines de minutes d’avance dans le hall d’entrée d’un centre culturel qui me parut d’autant plus accueillant que pour me faire patienter on m’y offrit presque d’emblée un verre de vin blanc que je dégustai plongé dans la lecture de Swing à Berlin de Christophe Lambert (chronique dans notre numéro de juillet). Ne voyant pas l’heure passer alors que le hall se remplissait d’une petite foule, je fus bientôt invité à me diriger vers la caisse où, sur la présentation de mon invitation, j’appris que je n’étais pas au théâtre de Vanves.
Par bonheur, il ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres qui suffirent néanmoins à m’assurer une entrée remarquée, tâtonnant dans l’obscurité, trempé comme une soupe, alors que les Groove Catchers s’étaient déjà emparé de la scène. Plutôt sophistiqués pour des “catcheurs”, malgré leur pugnacité, mais si l’on revient au sens du verbe “to catch” – attraper –, alors oui, ce sont bien des attrapeurs de groove, un groove qui leur glisse entre les doigts comme un gros poisson luisant et frétillant, dont ils se jouent, le laissant ici et là échapper, jonglant avec ou le cherchant après l’avoir perdu, dans de palpitants interludes. Ce qui donne une musique évoquant tout à la fois Aka Moon et Wayne Krantz. C’est écrit dans le texte de présentation, mais j’aurais trouvé tout seul. J’aurais pu aussi citer à Oz Noy, mais je n’aurais pas pensé naturellement à Marceo Parker, Joshua Redman, Electro Deluxe, Soulive, the Roots ni Erikah Badu dont ils se réclament. Intéressant d’ailleurs de constater comme on revendique moins l’influence de Steve Coleman aujourd’hui que celle d’Aka Moon. Plus avant, cette musique à tiroirs – des tiroirs que l’on ouvre et referme assez rapidement selon des partitions originales ou d’habiles relectures de standards – est tantôt excitante, tantôt émouvante, traversée de puissants contrastes. Elle est servie par un batteur aussi élégant qu’efficace, dont l’efficacité me fit penser à plusieurs reprises au Denis Chambers que l’on peut entendre sur le “Pick Hits” de John Scofield, un bassiste très percussif (auquel il manque à mon sens un concept harmonique en corrélation à sa virtuosité rythmique et qui rendit particulièrement détestable à mon oreille la grille d’Israel réduite à un blues très platement découpé) et un saxophoniste dont la palette esthétique très complète (de l’assimilation des fondamentaux du jazz au langage le plus free) est, non pas l’élément moteur de ce groupe au fonctionnement visiblement très collectif, mais la porte ouverte offerte à ce répertoire un rien systématique en dépit de ses nombreux attraits.
Aum est le grand ensemble imaginé par Julien Pontvianne, selon une démarche dont il m’a semblé avoir eu un avant-goût lors d’un concert en trio avec le tubiste Fidel Fourneyron et le batteur Julien Loutelier le 22 avril 2010 à l’Olympic Café ainsi que dans la contribution du saxophoniste au quintette Oxyd où, après s’être fait connaître en brillant sujet de la tradition du jazz “chorussé”, il se découvrait dans une forme de refus du monologue virtuose, comme cherchant à se fondre dans le collectif… Aum. C’est la syllabe sacrée de l’Orient mystique qu’incarne notamment l’incantation des moines tibétains et qui inspira l’album “Om” de John Coltrane. La motivation de Pontvianne n’a pas forcément le même caractère mystique et si les chants liturgiques tibétains sont invoqués dans la note de programme, c’est au même titre que Morton Feldman, György Ligeti, Gérard Grisey, Jimi Hendrix, Sonic Youth, Duke Ellington, Jim Black, le gamelan balinais et la musique classique indienne. Autrement dit, – et le nom de Gérard Grisey, figure de la musique spectrale très en vogue auprès des jeunes générations d’improvisateurs, n’est pas anodin – le son et sa texture sont ici la matière première dont son tributaire les questions d’intervales rythmiques et harmoniques, de phrasé, de forme et d’orchestration.
Le son : probablement la porte la plus authentique pour qui prétend s’avancer au-devant des vérités premières. Alors faut-il peut-être reparler finalement de mysticisme mais débarrassé de tout fatras théologique. À moins qu’il ne s’agisse que de provoquer l’hallucination comme simple excercice d’illusion profane. Dans un cas comme dans l’autre, la longue et lente partition de Pontvianne parvient à ses fins, par une amplification orchestrale des phénomènes de bourdons et de bouillon harmonique par laquelle le musicien indien s’immerge à l’écoute du tampura ou par laquelle le moine tibétain entre en communion avec le cosmos en détaillant toutes les harmoniques de la syllabe Aum. C’est à quoi s’apparentent les longues tenues qui inaugurent l’œuvre, mises à l’épreuve de réorchestrations incessantes, de déclinaisons arpégées, de dissonnances microtonales agissant comme des révélateurs vibratoires.
La musique se développe ainsi en un ample mouvement plus ou moins ondulatoire où les contrastes d’intensité tendent ici et là à s’accentuer mais sans jamais rompre le principe de collectivité sonore et de continuum à l’exception de ruptures soudaines suivies de réattaques violentes, de suspensions douces ou d’extinctions à la manière d’une volée de cloches, l’écriture ne laissant qu’une place rare, sinon infime à l’improvisation qui est de toute façon constamment assujettie au son collectif. On comprend alors qu’aux références musicales citées plus haut s’ajoutent les celles picturales de Mark Rothko et Jackson Pollock également évoqués, la pure interprétation mystique de ce travail se heurtant à mon sens au surgissement d’une forme de récit impliquant le langage articulé et le sens avec les Jail Poems de Bob Kaufman dits par Anne-Marie Jean, seule véritable soliste quoiqu’elle parsème, plus qu’elle n’est accompagnée, cette œuvre fascinante de sa diction très sensible.
Franck Bergerot
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Le 15 juin 2012, le théâtre de Vanves dans le cadre du festival Turbulences accueillait Groove Catchers, trio tourangeau vainqueur du concours de jazz de la Défense en 2011 et Aum, grande formation expérimentale pour partie issue du CNSM sous la direction du saxophoniste Julien Pontvianne.
Festival Turbulences, Théâtre de Vanves (92), le 15 juin 2012.
Bastien Weeger (sax alto), Antoine Guillemette (basse électrique), Johan Barrer (batterie).
Aum : Julien Pontvianne (composition sax ténor, clarinette), Louis Laurain (trompette), Bastien Ballaz (trombone), Fidel Fourneyron (tuba), Antonin Tri-Hoang (clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (saxes alto et baryton), Richart Comte (guitare électrique), Tony Paeleman, Paul Lay (Fender Rhodes), Benjamin Flament, Amélie Grould (vibraphone, percussions), Youenn Cadiou (contrebasse), Simon Tailleu (basse électrique), Julien Loutelier (batterie), Anne-Marie Jean (diction), Dylan Corlay (direction).
C’était il y a déjà 10 jours. Après avoir marché longuement sous la pluie du métro Corentin-Celton et m’être fait indiquer plusieurs fois mon chemin, je trouvai enfin refuge, avec deux bonnes dizaines de minutes d’avance dans le hall d’entrée d’un centre culturel qui me parut d’autant plus accueillant que pour me faire patienter on m’y offrit presque d’emblée un verre de vin blanc que je dégustai plongé dans la lecture de Swing à Berlin de Christophe Lambert (chronique dans notre numéro de juillet). Ne voyant pas l’heure passer alors que le hall se remplissait d’une petite foule, je fus bientôt invité à me diriger vers la caisse où, sur la présentation de mon invitation, j’appris que je n’étais pas au théâtre de Vanves.
Par bonheur, il ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres qui suffirent néanmoins à m’assurer une entrée remarquée, tâtonnant dans l’obscurité, trempé comme une soupe, alors que les Groove Catchers s’étaient déjà emparé de la scène. Plutôt sophistiqués pour des “catcheurs”, malgré leur pugnacité, mais si l’on revient au sens du verbe “to catch” – attraper –, alors oui, ce sont bien des attrapeurs de groove, un groove qui leur glisse entre les doigts comme un gros poisson luisant et frétillant, dont ils se jouent, le laissant ici et là échapper, jonglant avec ou le cherchant après l’avoir perdu, dans de palpitants interludes. Ce qui donne une musique évoquant tout à la fois Aka Moon et Wayne Krantz. C’est écrit dans le texte de présentation, mais j’aurais trouvé tout seul. J’aurais pu aussi citer à Oz Noy, mais je n’aurais pas pensé naturellement à Marceo Parker, Joshua Redman, Electro Deluxe, Soulive, the Roots ni Erikah Badu dont ils se réclament. Intéressant d’ailleurs de constater comme on revendique moins l’influence de Steve Coleman aujourd’hui que celle d’Aka Moon. Plus avant, cette musique à tiroirs – des tiroirs que l’on ouvre et referme assez rapidement selon des partitions originales ou d’habiles relectures de standards – est tantôt excitante, tantôt émouvante, traversée de puissants contrastes. Elle est servie par un batteur aussi élégant qu’efficace, dont l’efficacité me fit penser à plusieurs reprises au Denis Chambers que l’on peut entendre sur le “Pick Hits” de John Scofield, un bassiste très percussif (auquel il manque à mon sens un concept harmonique en corrélation à sa virtuosité rythmique et qui rendit particulièrement détestable à mon oreille la grille d’Israel réduite à un blues très platement découpé) et un saxophoniste dont la palette esthétique très complète (de l’assimilation des fondamentaux du jazz au langage le plus free) est, non pas l’élément moteur de ce groupe au fonctionnement visiblement très collectif, mais la porte ouverte offerte à ce répertoire un rien systématique en dépit de ses nombreux attraits.
Aum est le grand ensemble imaginé par Julien Pontvianne, selon une démarche dont il m’a semblé avoir eu un avant-goût lors d’un concert en trio avec le tubiste Fidel Fourneyron et le batteur Julien Loutelier le 22 avril 2010 à l’Olympic Café ainsi que dans la contribution du saxophoniste au quintette Oxyd où, après s’être fait connaître en brillant sujet de la tradition du jazz “chorussé”, il se découvrait dans une forme de refus du monologue virtuose, comme cherchant à se fondre dans le collectif… Aum. C’est la syllabe sacrée de l’Orient mystique qu’incarne notamment l’incantation des moines tibétains et qui inspira l’album “Om” de John Coltrane. La motivation de Pontvianne n’a pas forcément le même caractère mystique et si les chants liturgiques tibétains sont invoqués dans la note de programme, c’est au même titre que Morton Feldman, György Ligeti, Gérard Grisey, Jimi Hendrix, Sonic Youth, Duke Ellington, Jim Black, le gamelan balinais et la musique classique indienne. Autrement dit, – et le nom de Gérard Grisey, figure de la musique spectrale très en vogue auprès des jeunes générations d’improvisateurs, n’est pas anodin – le son et sa texture sont ici la matière première dont son tributaire les questions d’intervales rythmiques et harmoniques, de phrasé, de forme et d’orchestration.
Le son : probablement la porte la plus authentique pour qui prétend s’avancer au-devant des vérités premières. Alors faut-il peut-être reparler finalement de mysticisme mais débarrassé de tout fatras théologique. À moins qu’il ne s’agisse que de provoquer l’hallucination comme simple excercice d’illusion profane. Dans un cas comme dans l’autre, la longue et lente partition de Pontvianne parvient à ses fins, par une amplification orchestrale des phénomènes de bourdons et de bouillon harmonique par laquelle le musicien indien s’immerge à l’écoute du tampura ou par laquelle le moine tibétain entre en communion avec le cosmos en détaillant toutes les harmoniques de la syllabe Aum. C’est à quoi s’apparentent les longues tenues qui inaugurent l’œuvre, mises à l’épreuve de réorchestrations incessantes, de déclinaisons arpégées, de dissonnances microtonales agissant comme des révélateurs vibratoires.
La musique se développe ainsi en un ample mouvement plus ou moins ondulatoire où les contrastes d’intensité tendent ici et là à s’accentuer mais sans jamais rompre le principe de collectivité sonore et de continuum à l’exception de ruptures soudaines suivies de réattaques violentes, de suspensions douces ou d’extinctions à la manière d’une volée de cloches, l’écriture ne laissant qu’une place rare, sinon infime à l’improvisation qui est de toute façon constamment assujettie au son collectif. On comprend alors qu’aux références musicales citées plus haut s’ajoutent les celles picturales de Mark Rothko et Jackson Pollock également évoqués, la pure interprétation mystique de ce travail se heurtant à mon sens au surgissement d’une forme de récit impliquant le langage articulé et le sens avec les Jail Poems de Bob Kaufman dits par Anne-Marie Jean, seule véritable soliste quoiqu’elle parsème, plus qu’elle n’est accompagnée, cette œuvre fascinante de sa diction très sensible.
Franck Bergerot