Baptiste Boiron, son trio “Là” ici et là
Après Baud et Melrand, le Trio “Là” du saxophoniste Baptiste Boiron avec Bruno Chevillon et Fred Gastard invitait hier sur la scène de La Barge à Morlaix la chanteuse Marthe Vassalo.
Comme déjà évoqué précédemment dans ces pages, Baptiste Boiron présentait son trio ce 14 décembre à l’école de musique de Baud (photo ci-dessus) dont il est l’artiste invité de l’année scolaire en cours, et le lendemain à Melrand, dans l’étable aménagée par Lionel Épaillard et Catherine Dartevelle où le tandem a posé ses bagages après de longues années d’itinérance théâtrale et monté la Compagnie des Arts paisibles. Le lendemain, il était attendu à La Barge de Morlaix.
L’aventure du Trio “Là” est née au Domaine du Château de Kerguéhennec, près de Josselin, au Nord de Vannes, alors dédié à la création contemporaine dans le domaine des Arts plastiques sous la direction d’Olivier Delavallade, que Baptiste Boiron fréquenta dès 2012 comme compositeur de musique de chambre associé à la collection permanente du peintre Tal Coat.
En 2020, une nouvelle résidence fut l’occasion de mettre en œuvre ses compétences dans le domaine de l’improvisation sur un programme de sa plume écrit pour la contrebasse de Bruno Chevillon, le saxophone basse de Frédéric Gastard et les saxophones du compositeur (du ténor à soprano). Soit une série de 14 pièces, la plupart sous la forme d’hommages à des personnalités désignées par des titres en forme d’anagrammes, tel Avec StyLe dont on vous laisse deviner le destinataire, plus quelques emprunts au répertoire du jazz (John Coltrane, Duke Ellington et Keith Jarrett). Il en résulta le disque “Là” produit Sur Ayler Records.
À l’époque, cet ancien élève du compositeur contemporain Jean-Yves Bosseur, tout autant fan de John Coltrane que d’Helmut Lachemann, s’installait à Melrand, dans le Morbihan de l’intérieur entre Lorient et Pontivy. Dans un profond désir d’implanter son travail en Bretagne, il se lançait dans l’apprentissage de la langue bretonne, esquissait avec la chanteuse Faustine Audebert déjà croisée dans ses pages un duo inspiré des récits de voyage en Bretagne de Gustave Flaubert, fréquentait différentes cercles de danse bretonne et s’initiait à la bombarde avec le sonneur Yvon Lefebvre. Un grand écart que Baptiste Boiron assume en soignant ses bottes de sept lieux.
Manquait à son trio “Là” l’expérience du public qu’il n’avait connu que pour sa création devant un public de privilégiés dans la salle à manger du Château de Kerguéhennec. Hier, fort de l’expérience des concerts des veille et avant-veille sur une sélection parmi le répertoire de l’album, les trois musiciens se présentaient sur la scène de La Barge de Morlaix dans le cadre de la programmation de Get Open, association finistérienne créée en 2020 et programmant trois à quatre concerts par an. Moyens modestes, dévouement et passion, regard éclairé sur la scène créative des musiques improvisées qui valut aux habitants de Morlaix et alentours d’entendre notamment le duo Marc Ducret / Samuel Blaser et le trio de Matthieu Donarier, Manu Codjia et Joe Quitzke dans ces conditions de proximité idéale.
La veille déjeunant à Melrand avec le trio et Hervé Orhant (ancien régisseur de la manifestation l’Art dans les chapelles offrant désormais ses compétences techniques à différents artistes dans leurs travaux d’installation, par ailleurs impliqué dans l’association Au grÉ du vent créée par Baptiste Boiron), Bruno Chevillon évoquait son intérêt pour les Arts plastiques qu’il étudia à parts égales avec la musique, et qui reste sa principale source d’émotion, et d’inspiration dans son travail d’instrumentiste-improvisateur. Ces confidences – où l’art de l’installation et le “land art” tenaient une grande place – me revenaient hier en observant ses gestes sur la contrebasse, qu’il s’agisse de construire une simple ligne de basse, de disposer et déplacer les doigts pour imaginer de nouvelles formes sonores, constamment renouvelées au cours de ces trois jours de concert , de choisir l’archet parfois doublé pour frotter la corde, éventuellement au-delà du chevalet ou quelque autre partie de la contrebasse, avec un sens du détail relevant d’une pensée plastique.
Fred Gastard m’inspirait pareille observation, selon un pensée non moins précise, mais relevant plus de l’art brut, quelque chose d’hirsute dans le son, de massif, énorme et violent, parfois jusqu’au burlesque dans les caquètements d’un slap virtuose ou les glou-glous du bocal de l’instrument dans lequel il aura versé discrètement une dose d’eau. Et cependant, il lui arrive de produire des sortes de murmures, de discrets mugissements éoliens, laissant croire soudain à une lointaine chorale, au chantonnement d’une berceuse, parfois se fondant à une harmonique de l’archet sur une corde de la contrebasse, ou d’un légère note slappée venue soutenir un pizzicato.
Si les partitions que leur a réservé Baptiste Boiron sont consistantes et d’une grande variété guidée par le goût et l’expérience qu’il a lui-même des Beaux-Arts dans leur expression la plus contemporaine, ses comparses y ont aussi leur part d’initiative, voire de totale liberté (introduction solo, ou plage d’improvisation interne au morceau) dont ils se seront emparés chaque soir de manière différente, selon un spontanéité et dans un esprit de cohésion croissants.
Boiron reste le maître d’œuvre qui annonce les morceaux et leur donne leur cohérence, avec pour ouverture Fleurette africaine qui apparaît à l’issue d’un mystérieux cheminement collectif improvisé amenant lentement mais sûrement vers la clairière où fleurit l’african flower célébrée par Duke Ellington. Le saxophone est ici moins ancré dans l’articulation très accentuée qui culmina avec Charlie Parker que dans le legato voluptueux ou le staccato altier du classique agrémenté de tous les timbres et les effets explorés par la musique contemporaine où, au growl, s’ajoute flatterzunge, harmoniques et sons multiples, micro-intervalles, slap et hyper-staccato. Et l’on pense tantôt à Steve Lacy et Anthony Braxton, tantôt à Mark Turner, Frankie Trumbauer et Marcel Mule, voire, dans ces moments de jovialité qui rendent hommage à André Minvielle ou à Thelonious Monk, Rudy Wiedoeft ou même les Six Brown Brothers.
Au cours de l’heure et demie nécessaire pour retrouver ma maisonnette, sur les petites routes du Centre Bretagne dont la seule lueur des étoiles nous permettait tout juste d’apercevoir les bordures de paysages quasi-désertiques blanchis par le givre, je me remémorais le saisissant concert donné précédemment à Pantin par le trio du saxophoniste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes. L’objet de leurs “Shadowlands” étaient le répertoire des folk clubs des Iles Britanniques des années 1960, mais dont ils n’auraient revisité que les ombres (pour reprendre le titre “Ombres” de leur album paru sur BMC), voire les fantômes. Par comparaison l’irruption, en deuxième partie du concert d’hier, d’un programme de complaintes et d’airs à danser bretons par Marthe Vassalo nous parut tout en chair et en os. L’été dernier, Baptiste Boiron avait eu l’occasion de collaborer avec cette figure garante de la vitalité de la musique traditionnelle bretonne. La rencontre avait été suffisamment fructueuse pour qu’ils aient prévu de se revoir. Nulle concession dans cette rencontre, de la part ni du trio ni de la chanteuse – et l’on ne fera même pas exception ici de la splendide reprise d’un alleluia de Purcell – mais une écoute mutuelle préalable qui amena Marthe Vassalo à choisir des airs susceptibles d’en glisser rythmes et mélodies sans hiatus entre les lignes et les textures orchestrales déjà rôdées par Boiron et ses complices. Une osmose qui culmina, peut-être parce que ces deux airs nous sont familiers de longue date, avec cette espèce de noce musicale que la chanteuse célébra en enlaçant de ses airs traditionnels les sublimes (Lonnie’s Lament tiré de “Crescent” de John Coltrane) et Prayer de Keith Jarrett (créé en duo avec Charlie Haden sur “Death and the Flower”), cette dernière prière faisant venir aux lèvres de Marthe Vassalo, alors que Boiron cherchait ses mots pour en qualifier la splendeur, cette citation d’Oscar Wilde : « La musique nous crée un passé que nous ignorions. » La suite fut dite en musique : « et éveille en nous des chagrins qui avaient été dissimulés à nos larmes. » Franck Bergerot
PS: Baptiste Boiron sera en résidence à La Grande Boutique de Langonnet du 27 au 31 mai pour la création de son nouveau quintette constitué de Médéric Collignon (trompette), Matthieu Naulleau (piano), Hélène Labarrière (contrebasse) et Antonin Volson (batterie).