Barre Phillips et Martial Solal : histoire d’une initiation
Hier, 29 décembre 2024, on apprenait la mort de Barre Phillips. Ce matin, 30 décembre, Martial Solal était incinéré. Deux artistes qui parrainèrent l’adhésion de Franck Bergerot à cet art que l’on appelle le jazz. Il se souvient de ce concert du 16 janvier 1970 où ils se succédèrent sur la scène de la Salle Gémier dans le cadre des concerts du TNP
Première partie : The Trio, soit John Surman, Barre Phillips et Stu Martin. Seconde partie : Martial Solal jouait “Sans tambour ni trompette” avec Guy Pedersen et Gilbert Rovère. J’ai coutume de dire que ce fut mon premier concert de jazz. En fait, il avait été précédé quelques semaines plus tôt par un concert du Clarke-Boland Big Band qui, en dépit d’un vif souvenir, me tint à distance (distance imputable au fait de m’être trouvé au dernier rang de la grande salle du Palais de Chaillot).
Dans cette salle Gémier, placé à quelques mètres de la scène, je vis entrer sans façon trois mecs assez décontractés qui auraient pu être mes grands frères, habillés sans costume ni cravate : ras du cou noir pour Martin, maillot brun sans col et à manches mi-longues pour Phillips, col roulé blanc pour Surman (et pantalon patte d’éph… probablement et jeans pour les autres). Des grands frères ! Et c’est sans façon que naquit leur musique… Pas de compte, nul regard réciproque, ni doute ni partition, un brin de désinvolture et en avant ! Côté jardin, une guirlande de frappes vint du plus chevelu d’entre eux, sur des peaux très tendues et sans “timbres”, assurément lyriques ; au centre, d’autres mains à leur tour vagabondes sur le manche de la contrebasse, l’index et le majeur de la droite très active avec une espèce de souplesse que je n’imaginais pas possible sur ce gros instrument, la main gauche s’aventurant comme un grosse araignée très haut sur le manche – mélodiquement très haut, c’est-à-dire physiquement très bas en direction de la main droite et du chevalet – obligeant l’instrumentiste à se pencher sur son instrument jusqu’à en étreindre l’épaule (l’éclisse supérieure), la joue effleurant le côté opposé du manche, avec quelque chose d’enfantin que plissait une tendresse un peu douloureuse mais où venait se poser une lueur d’utopie. Phillips venait de la Californie. L’ostinato qu’il dut lancer à ce moment-là entraina l’homme situé côté cour, au visage poupin coiffé à la Jeanne d’Arc, dans une de ces chevauchées de baryton emballé qu’il éperonnait vers des altitudes improbables pour cet instrument capable de sonorités si graves ; un déluge d’arabesques mélodiques affolées sur un déferlements de fûts proscrivant le conventionnel chabada, la “walking bass” elle-même coupant droit dans les méandres du tempo et dévalant ses pentes escarpées au prix de mille rebonds, roulades et suspens. Mais outre ces moments post-coltraniens, échappant d’ailleurs à tout effet d’imitation, il y avait des moments d’une grande douceur, sollicitant plutôt la clarinette basse et l’archet aux graves profondes, aux médiums aériens, aux harmoniques fragiles comme du verre… ce genre de musique de chambre improvisée dont j’irais chercher aujourd’hui l’héritage auprès de Claude Tchamitchian, Régis Huby et Catherine Delaunay, Vincent Courtois ou Robin Fincker… (Let’s Stand, Porte des Lilas, In Between, Centering)
Ces titres, j’allais les trouver quelques mois plus tard, au sortir en chaise roulante d’un séjour à l’hôpital, retour que mes camarades de lycée avait fêté en m’accueillant dans un jardin praticable pour mon véhicule provisoire. Là, un pile de disques m’attendaient en guise de cadeau de retour à la vie. Il y avait le “double blanc” intitulé “The Trio”, mais aussi l’album solo de Barre “Bass Barre”, disque enregistré à Londres en 1968, publié initialement aux États-Unis (“Journal Violone”), et que Gérard Terronès venait de rééditer sur Futura après avoir enregistré le trio de Siegfried Kessler avec Barre et Steve McCall (“Live At The Gil’s Club”).
Barre – on m’autorisera bien cette familiarité… on dit bien Miles ou Wes –, Barre donc fut mon premier contrebassiste… et longtemps le seul. À tort, je le découvrirai plus tard avec les grands “marcheurs” de la walking bass ! Mais “Bass Barre” (dont on retrouvait l’esprit voire le matériel thématique au Gil’s Clubs), c’était autre chose : une liberté du discours, du son, du geste, pizz ou archet. Une grâce, une façon de faire l’amour à l’instrument dont résultait une relation très intime à l’auditeur. Une seule improvisation interrompue par le changement de face ; soit 37’45 de confidences qui méritent de suspendre le temps pour ne faire que ça : écouter. Et, parce qu’il se fait tard, on m’excusera d’avoir repris ici les termes d’un récent article paru dans Jazzmag.
Dans la pile de disques qui m’attendait au jardin des retrouvailles – il faut croire que, pendant mon séjour hospitalier, mes ami·es avaient su mettre la main sur une liste de références relevées à la lecture de Jazz Magazine et dont je n’avais pas encore trouvé les moyens d’en faire l’acquisition – se trouvait “Sans Tambour ni trompette” de Martial Solal qui me ramenait à ce concert fondateur de la Salle Gémier. Contraste ! En seconde partie du dit concert, était entré un trio emmené par un homme sévère, qui s’avérerait pince sans rire, une autre forme de fausse désinvolture, mais un abord à mes yeux encore adolescent un peu rébarbatif, ne serait-ce que parce que Solal avait l’âge de mon père, habillé comme mon père pouvait l’être pour aller donner ses cours d’allemand chez les Jésuites. Du vrai jazz avec le costume qui va avec… sauf que surprise : il y avait là deux contrebasses, en l’absence de toute batterie. Et si Guy Pedersen et Gilbert Rovère tenaient leurs contrebasses à l’ancienne, ce que je voyais alors un peu comme la tenue d’un manche à balai, ils étaient deux, tiraient l’archet autant qu’ils pizzicataient tout du long d’une suite en quatre parties d’un folle originalité emmenée par un pianiste qui se servait de son piano avec la grâce et l’exactitude d’un judoka évoluant sur le tatami. Aussi me laissais-je séduire au fil de l’œuvre et il semble que ce souvenir ait fait son chemin au fil des mois, car lorsque je posais “Sans Tambour ni trompette” sur mon tourne-disques, je me sentis immédiatement chez moi. Élégance racée et nervosité motrice de l’écriture, sens du développement, perfection de la réponse orchestrale, pause soudaine le temps de contempler un paysage harmonique. Entre temps, Guy Pedersen avait été remplacé par Jean-François Jenny-Clarke dont je deviendrais rapidement un fervent admirateur. Quant à Martial Solal, il fut, curieusement avec Anthony Braxton, le musicien dont je fréquentais le plus régulièrement les concerts dans les années 1970.
Il faut bien se quitter un jour. J’ai eu la chance d’assister au concert à Gaveau de 2019 dont Martial décida que ce serait le dernier et celui qui fut parmi les derniers que Barre donna en septembre 2018 avant de se retirer dans son pays d’origine. Je les ai chroniqués l’un et l’autre dans ces pages. Solal restait ce maître d’art “Martial” qu’il avait toujours été, peut-être à son sommet. Barre improvisa dans le cadre des Émouvantes de Marseille avec le danseur Julyan Hamilton un duo d’une intelligence sensible ébouriffante. Barre et Martial, l’un et l’autre, pratiquèrent leur art sans aucune usure et toujours plus loin, au point de nous en avoir fait profiter jusqu’au bout. Chapeau ! Nos pensées évidemment vont à leurs proches, mais leur souvenir et les disques ressortis de leurs étagères me remplissent de gaîté. Franck Bergerot