Benny soit-il
J’ai visité la Tour Eiffel, le Taj Mahal, la chapelle sixtine, l’Empire State Building. Mais je n’avais encore jamais écouté Benny Golson en direct. Heureusement, il passait au Duc des Lombards ce lundi 3 avril…
Benny Golson (sax tenor), Antonio Farao (piano), Gilles Naturel (Basse), Doug Sides (batterie), le Duc des Lombards, 3 avril 2017
- Le monument arrive à petit pas. Il a les pieds nus dans des chaussures de daim, un polo noir, les cheveux coquettement gominés. L’âge (88 balais) n’a pas chassé la prestance. Benny a envie de jouer, un peu, et de parler, beaucoup. (« Ma femme dit toujours que je parle trop. Mais comme elle n’est pas là ce soir…) Sa voix est grave, chaude, bien timbrée, comme si son sax ténor avait fini par déteindre sur ses cordes vocales. Benny a volontiers l’oeil qui frise. Le voilà qui s’amuse à masquer le batteur Doug Sides à la plasticienne Annie-Claire Alvoët qui est en train de le croquer. Benny aime aussi écouter ses partenaires juste sous leur nez. Quand le pianiste Antonio Farao prend un chorus, il s’accoude sur le piano comme s’il s’agissait du comptoir de son bar préféré et l’écoute avec bonhomie. Lors du premier chorus du pianiste, il lui glisse à mi-voix, « Talk to me », comme s’il souhaitait qu’il donne un tour plus direct à ses phrases.
Le premier thème n’est pas un standard golsonien. Il s’agit d’une composition du maître intitulée « Horizon ahead » et dédiée au « défunt Hank Jones ». Golson raconte qu’Hank Jones avait un jour utilisé cette expression devant lui de manière un peu sibylline. Longtemps après, Benny a réalisé à quel point cette phrase définissait le jazz, cette musique toujours recommencée, où la perfection ne se laisse pas plus approcher que l’horizon.
Le premier chorus de Benny laisse entendre quelques notes un peu chancelantes, mais le son est là, ce son de ténor tellement ancré dans la tradition de Coleman Hawkins, avec un vibrato énorme, mais aussi des souplesses inattendues, des glissades dans l’aigu, des sauts de registre qui sont sa marque propre. Solo court mais intense. Après quoi Benny regarde son ténor d’un drôle d’air, vaguement dégoûté, souffle sur le bocal pour en chasser des poussières imaginaires, et je me souviens tout-à-coup de Lee Konitz, il y a deux ans, qui regardait son saxophone avec le même air dubitatif…
Après Horizon ahead, Benny abat ses atouts. Il joue la quintessence des standards dont il est l’auteur, avec bien entendu, au premier chef, l’immarcessible Whisper Not, dont il raconte la genèse par le menu: A Boston, en tournée avec le grand orchestre de Dizzy Gillespie à la fin des années cinquante, il avait quelques heures à tuer avant un concert, s’est mis au piano, a trouvé le titre en 20 minutes (« D’habitude, quand on compose un morceau en 20 minutes, c’est vraiment nul, alors j’avais un doute » précise-t-il). mais Dizzy lève son incertitude sur la qualité de ce morceau. ll sera le premier à l’enregistrer. Quant au titre, précise Benny, peu soucieux de sculpter sa propre légende, il ne veut tout simplement rien dire…(« it means nothing! »). Après le thème, l’improvisation de Benny est de toute beauté, une improvisation de compositeur, très progressive, très construite, avec une utilisation des différents registres du saxophone, et de beaux effets de souffle qu’il n’utilisait guère dans ses jeunes années.
Ensuite, le pianiste Antonio Farao prend la relève. Superbe solo, injection immédiate d’une irrésistible énergie, un alliage précieux de fougue et de délicatesse qui caractérisera d’ailleurs toutes ses interventions de la soirée. A la contrebasse, Gilles Naturel paraphrase les premières mesures du thème avec gourmandise et élégance
Le thème suivant est un autre chef d’oeuvre impérissable, I remember Clifford. Benny l’introduit par une longue évocation de Philadelphie (sa ville de naissance) et de toutes les étoiles qui y virent le jour: Ray Brown, Philly Joe Jones, Red Rodney, John Coltrane (à chaque fois, Benny précise s’il sont originaires de North Philadelphia ou South Philadelphia, et je rêve aux implications sociologiques de cette démarcation géographique). Quant au trompettiste Clifford Brown, dédicataire du thème, il avait grandi à South Philadelphia. Benny raconte comment il avait fait sa connaissance, lors d’une jam qui se terminait à 4h du matin où le trompettiste avait terrassé tout le monde. Benny raconte ensuite l’accident de voiture qui coûta la vie à Clifford, en juin 1956. Ces moments où il évoque le trompettiste sont les seuls où il laisse affleurer quelques ombres de mélancolie (à plusieurs reprises il hoche la tête: « I still miss him »). Il joue donc ce fameux thème, I remember Clifford, ode funèbre composée à la mémoire du trompettiste le soir même où il apprit la nouvelle de sa mort.
Il joue le thème avec beaucoup de souffle, avec une magnifique introduction au son fragile et tremblant. Il n’improvise pas, laisse ce soin à Antonio Farao qui s’en acquitte avec brio (Benny vient serrer la main au pianiste après son chorus). Gilles Naturel reprend le thème en le paraphrasant merveilleusement.
Benny reprend le thème avec une coda bouleversante qu’il termine sur une note aiguë lancinante. Après ce pic d’émotion, Benny s’éponge le front, s’assied, et laisse jouer un peu son trio. Ils délivrent une version ébouriffante de What is this thing called love que Benny écoute en claquant des doigts. Merveilleux duo entre Gilles Naturel et Doug Sides, le batteur, qui ne cesse de regarder Benny à chacun de ses traits.
Et le concert se termine par un Take the A trane enlevé joué par le quartet. Benny repart à petits pas, emportant son étui visible (celui où il range son saxophone) et sa valise invisible (beaucoup plus imposante), celle où il a rangé les mille anecdotes de sa vie de jazzman.
texte: JF Mondot
Dessins: AC Alvoët (autres dessins , peintures, scultptures à découvrir sur le site de la plasticienne: www.annie-claire.com ceux qui veulent acheter un des dessins figurant sur ce billet peuvent envoyer un mot à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com.
J’ai visité la Tour Eiffel, le Taj Mahal, la chapelle sixtine, l’Empire State Building. Mais je n’avais encore jamais écouté Benny Golson en direct. Heureusement, il passait au Duc des Lombards ce lundi 3 avril…
Benny Golson (sax tenor), Antonio Farao (piano), Gilles Naturel (Basse), Doug Sides (batterie), le Duc des Lombards, 3 avril 2017
- Le monument arrive à petit pas. Il a les pieds nus dans des chaussures de daim, un polo noir, les cheveux coquettement gominés. L’âge (88 balais) n’a pas chassé la prestance. Benny a envie de jouer, un peu, et de parler, beaucoup. (« Ma femme dit toujours que je parle trop. Mais comme elle n’est pas là ce soir…) Sa voix est grave, chaude, bien timbrée, comme si son sax ténor avait fini par déteindre sur ses cordes vocales. Benny a volontiers l’oeil qui frise. Le voilà qui s’amuse à masquer le batteur Doug Sides à la plasticienne Annie-Claire Alvoët qui est en train de le croquer. Benny aime aussi écouter ses partenaires juste sous leur nez. Quand le pianiste Antonio Farao prend un chorus, il s’accoude sur le piano comme s’il s’agissait du comptoir de son bar préféré et l’écoute avec bonhomie. Lors du premier chorus du pianiste, il lui glisse à mi-voix, « Talk to me », comme s’il souhaitait qu’il donne un tour plus direct à ses phrases.
Le premier thème n’est pas un standard golsonien. Il s’agit d’une composition du maître intitulée « Horizon ahead » et dédiée au « défunt Hank Jones ». Golson raconte qu’Hank Jones avait un jour utilisé cette expression devant lui de manière un peu sibylline. Longtemps après, Benny a réalisé à quel point cette phrase définissait le jazz, cette musique toujours recommencée, où la perfection ne se laisse pas plus approcher que l’horizon.
Le premier chorus de Benny laisse entendre quelques notes un peu chancelantes, mais le son est là, ce son de ténor tellement ancré dans la tradition de Coleman Hawkins, avec un vibrato énorme, mais aussi des souplesses inattendues, des glissades dans l’aigu, des sauts de registre qui sont sa marque propre. Solo court mais intense. Après quoi Benny regarde son ténor d’un drôle d’air, vaguement dégoûté, souffle sur le bocal pour en chasser des poussières imaginaires, et je me souviens tout-à-coup de Lee Konitz, il y a deux ans, qui regardait son saxophone avec le même air dubitatif…
Après Horizon ahead, Benny abat ses atouts. Il joue la quintessence des standards dont il est l’auteur, avec bien entendu, au premier chef, l’immarcessible Whisper Not, dont il raconte la genèse par le menu: A Boston, en tournée avec le grand orchestre de Dizzy Gillespie à la fin des années cinquante, il avait quelques heures à tuer avant un concert, s’est mis au piano, a trouvé le titre en 20 minutes (« D’habitude, quand on compose un morceau en 20 minutes, c’est vraiment nul, alors j’avais un doute » précise-t-il). mais Dizzy lève son incertitude sur la qualité de ce morceau. ll sera le premier à l’enregistrer. Quant au titre, précise Benny, peu soucieux de sculpter sa propre légende, il ne veut tout simplement rien dire…(« it means nothing! »). Après le thème, l’improvisation de Benny est de toute beauté, une improvisation de compositeur, très progressive, très construite, avec une utilisation des différents registres du saxophone, et de beaux effets de souffle qu’il n’utilisait guère dans ses jeunes années.
Ensuite, le pianiste Antonio Farao prend la relève. Superbe solo, injection immédiate d’une irrésistible énergie, un alliage précieux de fougue et de délicatesse qui caractérisera d’ailleurs toutes ses interventions de la soirée. A la contrebasse, Gilles Naturel paraphrase les premières mesures du thème avec gourmandise et élégance
Le thème suivant est un autre chef d’oeuvre impérissable, I remember Clifford. Benny l’introduit par une longue évocation de Philadelphie (sa ville de naissance) et de toutes les étoiles qui y virent le jour: Ray Brown, Philly Joe Jones, Red Rodney, John Coltrane (à chaque fois, Benny précise s’il sont originaires de North Philadelphia ou South Philadelphia, et je rêve aux implications sociologiques de cette démarcation géographique). Quant au trompettiste Clifford Brown, dédicataire du thème, il avait grandi à South Philadelphia. Benny raconte comment il avait fait sa connaissance, lors d’une jam qui se terminait à 4h du matin où le trompettiste avait terrassé tout le monde. Benny raconte ensuite l’accident de voiture qui coûta la vie à Clifford, en juin 1956. Ces moments où il évoque le trompettiste sont les seuls où il laisse affleurer quelques ombres de mélancolie (à plusieurs reprises il hoche la tête: « I still miss him »). Il joue donc ce fameux thème, I remember Clifford, ode funèbre composée à la mémoire du trompettiste le soir même où il apprit la nouvelle de sa mort.
Il joue le thème avec beaucoup de souffle, avec une magnifique introduction au son fragile et tremblant. Il n’improvise pas, laisse ce soin à Antonio Farao qui s’en acquitte avec brio (Benny vient serrer la main au pianiste après son chorus). Gilles Naturel reprend le thème en le paraphrasant merveilleusement.
Benny reprend le thème avec une coda bouleversante qu’il termine sur une note aiguë lancinante. Après ce pic d’émotion, Benny s’éponge le front, s’assied, et laisse jouer un peu son trio. Ils délivrent une version ébouriffante de What is this thing called love que Benny écoute en claquant des doigts. Merveilleux duo entre Gilles Naturel et Doug Sides, le batteur, qui ne cesse de regarder Benny à chacun de ses traits.
Et le concert se termine par un Take the A trane enlevé joué par le quartet. Benny repart à petits pas, emportant son étui visible (celui où il range son saxophone) et sa valise invisible (beaucoup plus imposante), celle où il a rangé les mille anecdotes de sa vie de jazzman.
texte: JF Mondot
Dessins: AC Alvoët (autres dessins , peintures, scultptures à découvrir sur le site de la plasticienne: www.annie-claire.com ceux qui veulent acheter un des dessins figurant sur ce billet peuvent envoyer un mot à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com.
J’ai visité la Tour Eiffel, le Taj Mahal, la chapelle sixtine, l’Empire State Building. Mais je n’avais encore jamais écouté Benny Golson en direct. Heureusement, il passait au Duc des Lombards ce lundi 3 avril…
Benny Golson (sax tenor), Antonio Farao (piano), Gilles Naturel (Basse), Doug Sides (batterie), le Duc des Lombards, 3 avril 2017
- Le monument arrive à petit pas. Il a les pieds nus dans des chaussures de daim, un polo noir, les cheveux coquettement gominés. L’âge (88 balais) n’a pas chassé la prestance. Benny a envie de jouer, un peu, et de parler, beaucoup. (« Ma femme dit toujours que je parle trop. Mais comme elle n’est pas là ce soir…) Sa voix est grave, chaude, bien timbrée, comme si son sax ténor avait fini par déteindre sur ses cordes vocales. Benny a volontiers l’oeil qui frise. Le voilà qui s’amuse à masquer le batteur Doug Sides à la plasticienne Annie-Claire Alvoët qui est en train de le croquer. Benny aime aussi écouter ses partenaires juste sous leur nez. Quand le pianiste Antonio Farao prend un chorus, il s’accoude sur le piano comme s’il s’agissait du comptoir de son bar préféré et l’écoute avec bonhomie. Lors du premier chorus du pianiste, il lui glisse à mi-voix, « Talk to me », comme s’il souhaitait qu’il donne un tour plus direct à ses phrases.
Le premier thème n’est pas un standard golsonien. Il s’agit d’une composition du maître intitulée « Horizon ahead » et dédiée au « défunt Hank Jones ». Golson raconte qu’Hank Jones avait un jour utilisé cette expression devant lui de manière un peu sibylline. Longtemps après, Benny a réalisé à quel point cette phrase définissait le jazz, cette musique toujours recommencée, où la perfection ne se laisse pas plus approcher que l’horizon.
Le premier chorus de Benny laisse entendre quelques notes un peu chancelantes, mais le son est là, ce son de ténor tellement ancré dans la tradition de Coleman Hawkins, avec un vibrato énorme, mais aussi des souplesses inattendues, des glissades dans l’aigu, des sauts de registre qui sont sa marque propre. Solo court mais intense. Après quoi Benny regarde son ténor d’un drôle d’air, vaguement dégoûté, souffle sur le bocal pour en chasser des poussières imaginaires, et je me souviens tout-à-coup de Lee Konitz, il y a deux ans, qui regardait son saxophone avec le même air dubitatif…
Après Horizon ahead, Benny abat ses atouts. Il joue la quintessence des standards dont il est l’auteur, avec bien entendu, au premier chef, l’immarcessible Whisper Not, dont il raconte la genèse par le menu: A Boston, en tournée avec le grand orchestre de Dizzy Gillespie à la fin des années cinquante, il avait quelques heures à tuer avant un concert, s’est mis au piano, a trouvé le titre en 20 minutes (« D’habitude, quand on compose un morceau en 20 minutes, c’est vraiment nul, alors j’avais un doute » précise-t-il). mais Dizzy lève son incertitude sur la qualité de ce morceau. ll sera le premier à l’enregistrer. Quant au titre, précise Benny, peu soucieux de sculpter sa propre légende, il ne veut tout simplement rien dire…(« it means nothing! »). Après le thème, l’improvisation de Benny est de toute beauté, une improvisation de compositeur, très progressive, très construite, avec une utilisation des différents registres du saxophone, et de beaux effets de souffle qu’il n’utilisait guère dans ses jeunes années.
Ensuite, le pianiste Antonio Farao prend la relève. Superbe solo, injection immédiate d’une irrésistible énergie, un alliage précieux de fougue et de délicatesse qui caractérisera d’ailleurs toutes ses interventions de la soirée. A la contrebasse, Gilles Naturel paraphrase les premières mesures du thème avec gourmandise et élégance
Le thème suivant est un autre chef d’oeuvre impérissable, I remember Clifford. Benny l’introduit par une longue évocation de Philadelphie (sa ville de naissance) et de toutes les étoiles qui y virent le jour: Ray Brown, Philly Joe Jones, Red Rodney, John Coltrane (à chaque fois, Benny précise s’il sont originaires de North Philadelphia ou South Philadelphia, et je rêve aux implications sociologiques de cette démarcation géographique). Quant au trompettiste Clifford Brown, dédicataire du thème, il avait grandi à South Philadelphia. Benny raconte comment il avait fait sa connaissance, lors d’une jam qui se terminait à 4h du matin où le trompettiste avait terrassé tout le monde. Benny raconte ensuite l’accident de voiture qui coûta la vie à Clifford, en juin 1956. Ces moments où il évoque le trompettiste sont les seuls où il laisse affleurer quelques ombres de mélancolie (à plusieurs reprises il hoche la tête: « I still miss him »). Il joue donc ce fameux thème, I remember Clifford, ode funèbre composée à la mémoire du trompettiste le soir même où il apprit la nouvelle de sa mort.
Il joue le thème avec beaucoup de souffle, avec une magnifique introduction au son fragile et tremblant. Il n’improvise pas, laisse ce soin à Antonio Farao qui s’en acquitte avec brio (Benny vient serrer la main au pianiste après son chorus). Gilles Naturel reprend le thème en le paraphrasant merveilleusement.
Benny reprend le thème avec une coda bouleversante qu’il termine sur une note aiguë lancinante. Après ce pic d’émotion, Benny s’éponge le front, s’assied, et laisse jouer un peu son trio. Ils délivrent une version ébouriffante de What is this thing called love que Benny écoute en claquant des doigts. Merveilleux duo entre Gilles Naturel et Doug Sides, le batteur, qui ne cesse de regarder Benny à chacun de ses traits.
Et le concert se termine par un Take the A trane enlevé joué par le quartet. Benny repart à petits pas, emportant son étui visible (celui où il range son saxophone) et sa valise invisible (beaucoup plus imposante), celle où il a rangé les mille anecdotes de sa vie de jazzman.
texte: JF Mondot
Dessins: AC Alvoët (autres dessins , peintures, scultptures à découvrir sur le site de la plasticienne: www.annie-claire.com ceux qui veulent acheter un des dessins figurant sur ce billet peuvent envoyer un mot à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com.
J’ai visité la Tour Eiffel, le Taj Mahal, la chapelle sixtine, l’Empire State Building. Mais je n’avais encore jamais écouté Benny Golson en direct. Heureusement, il passait au Duc des Lombards ce lundi 3 avril…
Benny Golson (sax tenor), Antonio Farao (piano), Gilles Naturel (Basse), Doug Sides (batterie), le Duc des Lombards, 3 avril 2017
- Le monument arrive à petit pas. Il a les pieds nus dans des chaussures de daim, un polo noir, les cheveux coquettement gominés. L’âge (88 balais) n’a pas chassé la prestance. Benny a envie de jouer, un peu, et de parler, beaucoup. (« Ma femme dit toujours que je parle trop. Mais comme elle n’est pas là ce soir…) Sa voix est grave, chaude, bien timbrée, comme si son sax ténor avait fini par déteindre sur ses cordes vocales. Benny a volontiers l’oeil qui frise. Le voilà qui s’amuse à masquer le batteur Doug Sides à la plasticienne Annie-Claire Alvoët qui est en train de le croquer. Benny aime aussi écouter ses partenaires juste sous leur nez. Quand le pianiste Antonio Farao prend un chorus, il s’accoude sur le piano comme s’il s’agissait du comptoir de son bar préféré et l’écoute avec bonhomie. Lors du premier chorus du pianiste, il lui glisse à mi-voix, « Talk to me », comme s’il souhaitait qu’il donne un tour plus direct à ses phrases.
Le premier thème n’est pas un standard golsonien. Il s’agit d’une composition du maître intitulée « Horizon ahead » et dédiée au « défunt Hank Jones ». Golson raconte qu’Hank Jones avait un jour utilisé cette expression devant lui de manière un peu sibylline. Longtemps après, Benny a réalisé à quel point cette phrase définissait le jazz, cette musique toujours recommencée, où la perfection ne se laisse pas plus approcher que l’horizon.
Le premier chorus de Benny laisse entendre quelques notes un peu chancelantes, mais le son est là, ce son de ténor tellement ancré dans la tradition de Coleman Hawkins, avec un vibrato énorme, mais aussi des souplesses inattendues, des glissades dans l’aigu, des sauts de registre qui sont sa marque propre. Solo court mais intense. Après quoi Benny regarde son ténor d’un drôle d’air, vaguement dégoûté, souffle sur le bocal pour en chasser des poussières imaginaires, et je me souviens tout-à-coup de Lee Konitz, il y a deux ans, qui regardait son saxophone avec le même air dubitatif…
Après Horizon ahead, Benny abat ses atouts. Il joue la quintessence des standards dont il est l’auteur, avec bien entendu, au premier chef, l’immarcessible Whisper Not, dont il raconte la genèse par le menu: A Boston, en tournée avec le grand orchestre de Dizzy Gillespie à la fin des années cinquante, il avait quelques heures à tuer avant un concert, s’est mis au piano, a trouvé le titre en 20 minutes (« D’habitude, quand on compose un morceau en 20 minutes, c’est vraiment nul, alors j’avais un doute » précise-t-il). mais Dizzy lève son incertitude sur la qualité de ce morceau. ll sera le premier à l’enregistrer. Quant au titre, précise Benny, peu soucieux de sculpter sa propre légende, il ne veut tout simplement rien dire…(« it means nothing! »). Après le thème, l’improvisation de Benny est de toute beauté, une improvisation de compositeur, très progressive, très construite, avec une utilisation des différents registres du saxophone, et de beaux effets de souffle qu’il n’utilisait guère dans ses jeunes années.
Ensuite, le pianiste Antonio Farao prend la relève. Superbe solo, injection immédiate d’une irrésistible énergie, un alliage précieux de fougue et de délicatesse qui caractérisera d’ailleurs toutes ses interventions de la soirée. A la contrebasse, Gilles Naturel paraphrase les premières mesures du thème avec gourmandise et élégance
Le thème suivant est un autre chef d’oeuvre impérissable, I remember Clifford. Benny l’introduit par une longue évocation de Philadelphie (sa ville de naissance) et de toutes les étoiles qui y virent le jour: Ray Brown, Philly Joe Jones, Red Rodney, John Coltrane (à chaque fois, Benny précise s’il sont originaires de North Philadelphia ou South Philadelphia, et je rêve aux implications sociologiques de cette démarcation géographique). Quant au trompettiste Clifford Brown, dédicataire du thème, il avait grandi à South Philadelphia. Benny raconte comment il avait fait sa connaissance, lors d’une jam qui se terminait à 4h du matin où le trompettiste avait terrassé tout le monde. Benny raconte ensuite l’accident de voiture qui coûta la vie à Clifford, en juin 1956. Ces moments où il évoque le trompettiste sont les seuls où il laisse affleurer quelques ombres de mélancolie (à plusieurs reprises il hoche la tête: « I still miss him »). Il joue donc ce fameux thème, I remember Clifford, ode funèbre composée à la mémoire du trompettiste le soir même où il apprit la nouvelle de sa mort.
Il joue le thème avec beaucoup de souffle, avec une magnifique introduction au son fragile et tremblant. Il n’improvise pas, laisse ce soin à Antonio Farao qui s’en acquitte avec brio (Benny vient serrer la main au pianiste après son chorus). Gilles Naturel reprend le thème en le paraphrasant merveilleusement.
Benny reprend le thème avec une coda bouleversante qu’il termine sur une note aiguë lancinante. Après ce pic d’émotion, Benny s’éponge le front, s’assied, et laisse jouer un peu son trio. Ils délivrent une version ébouriffante de What is this thing called love que Benny écoute en claquant des doigts. Merveilleux duo entre Gilles Naturel et Doug Sides, le batteur, qui ne cesse de regarder Benny à chacun de ses traits.
Et le concert se termine par un Take the A trane enlevé joué par le quartet. Benny repart à petits pas, emportant son étui visible (celui où il range son saxophone) et sa valise invisible (beaucoup plus imposante), celle où il a rangé les mille anecdotes de sa vie de jazzman.
texte: JF Mondot
Dessins: AC Alvoët (autres dessins , peintures, scultptures à découvrir sur le site de la plasticienne: www.annie-claire.com ceux qui veulent acheter un des dessins figurant sur ce billet peuvent envoyer un mot à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com.