Bergamo Jazz 2023 Episode 2 : montée en puissance
L’intime et le grandiose
Après les concerts inauguraux de cette édition 2023 en plein cœur du centre historique, c’est dans la ville basse que se concentraient les évènements de cette seconde journée. 17h, direction l’Auditorium Piazza Libertà (photo) pour écouter David Linx et Leonardo Montana : l’un est chanteur, l’autre pianiste, mais ce sont deux vrais instrumentistes qui joignent leurs forces, tant la palette vocale de David Linx est vaste. Alors qu’il annonce qu’ils vont interpréter l’un de ses plus vieux morceaux, il s’amuse de n’avoir pas changé la tonalité depuis trente ans, et de fait sa performance, entre théâtralité et prouesses vocales, prouve qu’il n’a rien perdu de l’énergie de ses débuts. Leonardo Montana est en toute aussi grande forme : accompagnateur sensible à la moindre inflexion et au moindre geste du chanteur, c’est aussi un soliste en état de grâce, au point que David Linx se met en retrait de la scène pour mieux profiter de ses chorus, quand il ne l’encourage pas à repartir pour un tour. Leurs arrangements sont soigneusement élaborés (jusque dans l’éclairage) pour renforcer encore davantage le sens des paroles du chanteur, mais chacun s’accommode des prises de liberté de l’autre avec un naturel confondant.
Alors que se termine le concert de ce duo démarre celui d’un trio auquel Leonardo Montana et David Linx auraient pu se joindre : d’emblée Hack Out ! saisit le public par un son lyrique et mélancolique, qui doit beaucoup au travail des effets du guitariste Luca Zennaro, qui s’illustre aussi par des chorus sinueux où gronde une certaine rage contenue, mais aussi au ténor de Manuel Caliumi et au batteur Riccardo Cocetti dont le jeu orageux dessine comme un horizon sombre et strié d’une lumière mourante qui renforce la dimension pittoresque, cinématographique même, de la musique de Hack Out, qui peut tout aussi vite se durcir, se parer d’accents quasi militaires, tandis que chacun s’abandonne à des improvisations débridées pour mieux se retrouver, oscillant entre mimétisme dans les modes de jeux et scission imprévisibles.
La reine Cécile
Le premier concert de la soirée était celui d’un duo 100% italien dont les membres avaient à peine besoin d’être présentés : le trompettiste Paolo Fresu et la pianiste Rita Marcotulli étaient comme chez eux sur les planches du Teatro Donizetti, et c’est dans cette intimité partagée qu’ils développent un répertoire mêlant originaux et reprises, lovés dans une atmosphère chambriste à l’émotion intense mais contenue, où l’électronique, via des effets de réverbération ou de delay, peut soudain ouvrir une brèche vers de vastes paysages sonores cinématiques, grandioses mais jamais ostentatoires. Paolo Fresu utilise l’amplification de sa trompette et de son bugle pour les transformer en percussions improvisées, ou utilise des effets pour s’harmoniser, revenant de temps à autres à un discours beaucoup plus classique, aussi épuré qu’émotionnellement puissante, galvanisé par les trouvailles harmoniques et le phrasé au swing impeccable de Rita Marcotulli. Final en apothéose avec une longue coda en trompette solo : toute la salle, la pianiste comprise, retient son souffle tandis que Paolo Fresu vide le sien dans une ultime note d’adieu. Magique.
Le public a tout juste le temps de se ressaisir qu’entre sur scène Cécile McLorin Salvant, dont la réputation est visiblement bien établie de l’autre côté des Alpes. Quelques jours après avoir embué les yeux du public du New Morning à Paris, la revoilà avec les mêmes musiciens, qui comprennent parfaitement l’esprit de leur leadeure (Glenn Zaleski,piano, Marvin Swell, guitares, Yasushi Nakamura, contrebasse et Keita Ogawa à la batterie et aux percussions), mais avec un set presque entièrement renouvelé : les chansons françaises font place à des standards réimaginés à l’aune de sa fantaisie sans limites, et de son nouvel album “Mélusine”, qui sortait ce jour-là, elle n’aura interprété qu’un seul morceau. Mais son répertoire est vaste et quel que soit le morceau et quelle que soit la langue qu’elle utilise ou que parle le mieux son public, on est fasciné par son pouvoir sur la foule, capable, d’un seul geste, d’un regard ou d’un mot, de nous faire sourire jusqu’aux oreilles ou trembler d’effroi. Comment est-il possible qu’autant de nuances, d’inflexions, de techniques vocales, et par-dessus tout d’émotions proviennent d’un seul corps ? On ne verra plus sur scène des géantes comme Billie Holiday ou Ella Fitzgerald, mais Cécile McLorin Salvant n’a pas fini de nous émerveiller. Yazid Kouloughli