Bergamo Jazz Festival
Pour sa troisième année en tant que directeur artistique du festival de jazz de Bergame — qui coïncide avec la quarantième édition de cette manifestation — Dave Douglas a privilégié les contrastes. La première soirée — à laquelle je ne pus assister à cause de grèves des transports aériens — proposait ainsi le trio de la pianiste Rita Marcotulli suivi du groupe de l’altiste américain Logan Richardson.
Le lendemain c’est le saxophoniste vétéran Claudio Fasoli qui jouait en solo en fin d’après midi, suivi le soir par le groupe de Maceo Parker. Fasoli en solo c’est l’occasion de découvrir l’univers poétique d’un musicien qui alterne le soprano et le ténor avec une sonorité acidulée pour le premier et plus chaleureuse pour le second mais dans tous les cas un phrasé fluide. Tantôt en solo absolu tantôt dédoublé par le biais de l’électronique, Fasoli explore la tessiture de ses instruments avec une générosité manifeste, privilégiant tantôt les segments répétitifs tantôt les longues phrases. Au total, une magistrale démonstration par un maître de l’instrument.
Par contraste, Maceo Parker c’est avant tout un show. C’est aussi un son de groupe énorme, tendu sur lequel se détache la sonorité tranchante, acérée de l’alto du leader. Une musique essentiellement extravertie et chantante qui donne envie de danser mais qui ne manque pas de nuances, par exemple quand le trombone de Dennis Rollins se retrouve seul sur scène avec les claviers de Will Boulware pour une ballade pleine de feeling ou quand Darliene Parker entonne « Stand by me » accompagnée par la seule rythmique puis par Maceo Parker à la flûte.
Louis Sclavis et Vincent Courtois, en fin de matinée du samedi commencèrent par une musique aux accents baroques avant de partir dans des improvisations conjointes où les sonorités acoustiques de la clarinette basse et du violoncelle se mêlaient harmonieusement. Passant à la clarinette droite et à une musique plus abstraite, Sclavis retrouvait vite le sens de la mélodie accompagné par le violoncelle en pizzicato. Toute en nuances subtiles, cette musique virtuose se déguste avec délectation et entraîne l’auditeur dans un véritable voyage aux paysages contrastés parmi lesquels un superbe thème dansant aux accents folkloriques.
En milieu d’après midi, Linda May Han Oh emmène son groupe d’une basse autoritaire, très mingusienne. Par la suite la musique se veut tantôt rêveuse tantôt tendue. Une guitare alerte, un alto aérien et une batterie à la polyrythmie délicate complètent la formation. Quand la leadeuse passe à la basse électrique la musique devient plus aérée et les sons s’étirent. Puis nait une sorte de funk chaloupé et nerveux ponctué de riffs. Au total une musique multiforme signée par une bassiste et compositrice talentueuse.
Chucho Valdés et Gonzalo Rubalcaba, le soir, ce sont deux générations et deux virtuosités totalement complémentaires et c’est un régal de les entendre échanger de façon échevelée sur des thèmes cubains pris à des tempos d’enfer sans que jamais la musicalité soit prise en défaut. Puis vient un morceau en tempo lent où le toucher de l’un comme de l’autre révèle toute sa finesse. Chacun laisse son partenaire s’exprimer à son tour et les fondations classiques du jeu de chacun apparaissent dans un jeu de chassé croisé sur des harmonies somptueuses. Quant à l’assise rythmique, autant dire qu’elle est aussi solide que renversante de virtuosité. On fait difficilement mieux en manière de piano à quatre mains.
Suivait le trio de Chano Dominguez avec son toucher raffiné et son sens du cantabile qui se manifeste entre autres sur des mélodies hispanisantes traitées en tempo lent ou moyen. Il se dégage de cette musique d’un grand classicisme un charme certain.
Le dimanche en fin de matinée Phil Markowitz et Zach Brock produisent une musique méditative empruntant tantôt au folklore tantôt aux impressionnistes. Harmonies suspendues ou déferlement de notes perlées du piano, sons filés du violon, les deux instruments dialoguent en totale empathie, entre autres sur un thème plus abstrait au rythme complexe ou sur le “Come Sunday” de Duke Ellington.
Le quintet de Jeremy Pelt, en milieu d’après-midi, c’est du hard bop pur et dur. Virtuose, flamboyant, le trompettiste ne se pose pas de question inutiles et va son chemin dans la tradition des années 50/60. Pas de passéisme là non plus mais l’affirmation que cette tradition est toujours vivace quand elle est portée par des musiciens aussi investis.
Enfin le festival se terminait avec le projet de Dave Douglas réunissant les quatre directeurs artistiques de Bergamo Jazz au cours des douze dernières années, soit Douglas lui-même, Uri Caine, Paolo Fresu et Enrico Rava. Complétée par Linda May Han Oh à la basse et Clarence Penn à la batterie, cette formation exceptionnelle réussit, grâce à des arrangements chatoyants de thèmes des trois trompettistes, à éviter les écueils des trumpet summits, entre autres les défilés de solos et les démonstrations de force. Ici chaque timbre trouve sa place et contribue à la cohérence de l’ensemble. Admirablement secondé par un Uri Caine particulièrement en verve, chaque soliste donne le meilleur de lui-même. A cela s’ajoutent des invités surprise tels que Jeremy Pelt pour un beau duo avec Dave Douglas ou les saxophonistes Greg Ward et Tino Tracanna avec Paolo Fresu. Au total, par delà les trois trompettes initialement prévues, c’est un véritable festival de sonorités variées que proposa ce beau concert qui concluait un festival riche en émotions diverses.
Thierry Quénum