Jazz live
Publié le 2 Jan 2019

BILLIE HOLIDAY SUNNY SIDE, La Folie Méricourt, PARIS, décembre 2018

J'ai toujours aimé Billie Holiday, depuis la découverte d'un coffret d'enregistrements CBS The Golden Years, il y a fort longtemps. Lady Day incarne le blues et le jazz mieux que personne pour moi. Dans la triade capitoline, elle a toujours eu ma préférence : le grain de sa voix, cette façon si particulière de phraser, ce style, ce swing qu'elle a, qui ne s'invente pas, ne se copie pas. "On n'aime ou on n'aime pas Billie Holiday" et cette phrase de Vian, je l'ai trop souvent vérifiée, au point d'arrêter de parler de Billie autour de moi .

BILLIE HOLIDAY SUNNY SIDE
La voix et la vie de Lady Day dans l’Amérique ségrégationniste

www.sunnyside-billieholiday.com
Texte, mise en scène et interprétation Naïsiwon El Aniou
Création lumière Sylvain Pielli
Costumes Laetitia Chauveau

Les vendredis et samedis à 21h du 07.12.2018 au 09.03.2019

 

J’ai toujours aimé Billie Holiday, depuis la découverte d’un coffret d’enregistrements CBS The Golden Years », il y a fort longtemps. Lady Day incarne le blues et le jazz mieux que personne pour moi. Dans la triade capitoline, elle a toujours eu ma préférence : le grain de sa voix, cette façon si particulière de phraser, ce style, ce swing qu’elle a, qui ne s’invente pas, ne se copie pas. « On n’aime ou on n’aime pas Billie Holiday » et cette phrase de Vian, je l’ai trop souvent vérifiée, au point d’arrêter de parler de Billie autour de moi.

Pourtant, Billie Holiday a inspiré beaucoup de chanteuses, et des très grandes, ne serait-ce que Carmen McRae et Abbey Lincoln (Abbey sings Billie). Ou même, plus récemment, Madeleine Peyroux, dont le timbre et certaines inflexions sont parfois troublants. La ressemblance s’arrête là, ceci dit.

Si le film de sa vie, Lady sings the blues (1972) avec Diana Ross, n’évitait pas les clichés,

 

à Paris puis à Londres, Dee Dee Bridgewater, en 1986 ou 1987 dans son Lady Day, était déjà plus convaincante. Viktor Lazlo a aussi monté un récital autour de Billie, Ella et Sarah, en 2015.

Mais aujourd’hui, entend-on vraiment la voix de Billie? Ne continue-t-on pas à s’attacher à son parcours tragique, à sa vie sulfureuse, à certains de ses dérapages, amplement commentés par les media à l’époque? Si on s’intéresse à elle, est-ce pour de bonnes raisons?
A Paris pour les fêtes de fin d’année, inopinément, je vais la retrouver…
D’abord au Sunside, où la chanteuse Sara Lazarus a joué deux soirs de suite un programme de chansons autour de Carmen McRae et d’Abbey Lincoln, accompagnée en trio d’Alain Jean-Marie au piano, de Gilles Naturel à la contrebasse et de Philippe Soirat aux drums. Inévitablement, Billie revient dans cette évocation. Avec force et aussitôt, le charme opère, quand Sara reprend volontairement des chansons plutôt gaies, comme « What a little moonlight can do ». Ou imprimant à « I must have that man » un aspect résolument combatif, presqu’enjoué.

Quant à la compagnie La Makila, elle présente un spectacle original, dans la petite salle de la Folie Méricourt, dans le 11ème. Une performance « seule en scène », inspirée de la vie de Billie Holiday, sur un texte écrit et interprété par Naïsiwon El Aniou. Intriguée, je lis le chapeau du texte de présentation:
« Pluie et Soleil, ombres et lumières, le blues c’est la vie de Lady Day »... et le spectacle part de Stormy weather pour finir à On the Sunny Side of the street. « Coté soleil de la rue: le seul autorisé aux noirs. »
Le projet ainsi défini est de réveiller, de révéler certaines zones d’ombre historiques, sociales, identitaires. Le chant et la vie de Billie conservent une dimension actuelle. Elle vivait tout à fond. Avec talent et démesure. Paradoxalement, cette créatrice, forte et fragile, exigeante avec sa musique, n’eut pas de mal à faire entendre sa voix et connut d’immenses succès alors que sa vie fut un désastre : agressée, en butte à la violence insistante du racisme, en proie à ses démons et à sa solitude, elle s’est entêtée, en « virtuose du malheur », à précipiter sa fin. Ses arrestations, la toxicomanie, le personnage de scène, la belle aux gardenias, interprète de l’amour (souvent vache)  ont imprimé l’image d’une chanteuse noire, éternellement tourmentée, qui revit ses malheurs sur scène.
Elle est morte seule, telle qu’elle le craignait, sur son lit d’hôpital, inculpée pour détention de stupéfiants! A quarante-quatre ans, en 1959.

 

Sur scène, Naïsiwon El Aniou se glisse dans la peau de Billie, l’incarne avec une sensibilité à fleur de peau, en nous faisant revivre des épisodes marquants, sur un texte juste, jamais lyrique, qui dénonce le racisme et la ségrégation, après avoir exposé les faits. Néanmoins, ce n’est pas le discours qui l’emporte, ni la sentimentalité mais des sensations fortes déclenchées par ces mots, soulignés de chansons soigneusement choisies : « Day in, day out », « Don’t explain », « Strange fruit », « I got the right to sing the blues », « Trav’lin all alone », « On the sunny side of the street ». D’une façon experte, elle accompagne les paroles de pas de danse,  réutilisant les mots mêmes des chansons pour éclairer le contexte. Car c’est Billie que l’on entend : impensable en effet de tenter de reprendre ses chansons, même si Naïsiwon El Aniou chante au tout début, d’une voix fraîche d’ailleurs. La sélection est judicieuse mais incomplète, pour des raisons évidentes de mise en scène, le nombre de chansons est limité et on n’entendra ni « Night and Day » de Cole Porter, ni The Man I love », ni « God bless the child » dont Billie a écrit les paroles en 1941.

Divers épisodes de la vie de Billie nous sont racontés. Ce ne sont pas tout à fait des tableaux mais des épisodes qui s’enchaînent, avec des astuces de mise en scène et quelques accessoires pour dresser le décor, très limité et adapté au thème d’errance et de solitude. Qu’elle cuisine des haricots sur un petit réchaud, s’adresse au saxophone de Prez posé sur une chaise, pare sa chevelure de gardenias,

change de costumes de scène, titube sur ses talons, la comédienne traduit la folle intensité, la passion, l’énergie de Billie. Tout le spectacle (1h 15) est fort de tensions et de relâchements où l’émotion surgit. Sa créatrice habite le plateau, vive, éclatante jusque dans certaines outrances, ne versant jamais dans le pathos. Une performance lucide et mélancolique où musiques et texte s’entrelacent, unis par la sensualité parfois provocante de l’interprète qui finirait presque par ressembler à son personnage. De toute façon, Billie n’a cessé de se transformer, gaie ou  dévastée, ronde ou maigre, de changer de coiffure jusqu’à la fin.

Tout commence par une séance de photo, « Billie » se raconte et nous fait partager ses galères, ses enthousiasmes, sa vie amoureuse plus qu’agitée, sa relation protectrice avec sa mère Sadie qui savait faire mieux que personne les « beans », qui tomba enceinte à 13 ans et ne sut pas protéger sa fille, ne sachant pas se protéger elle même. Ce sont les premières pages de l’autobiographie écrite avec William Dufty Lady sings the blues, parue en 1956, que nombre d’entre nous ont lu, une référence sur la vie de la chanteuse, qui prend cependant quelques libertés avec la vérité.
Le spectacle, habilement monté, nous fait parcourir ce voyage erratique de Billie où elle ne s’adonne qu’à ce qu’elle connaît depuis toujours, sans avoir eu besoin de l’apprendre. Elle chante comme elle respire. Dès l’exposé initial, la partie est gagnée, jusqu’à la dernière inflexion, unique,  parfois dissonante, ou même aigre, qu’elle imprime à la note. C’est une grande interprète de ballades où se confondent nonchalance et passion, la passion faite d’exaltation et de souffrance.
C’est que toute la vie de Billie est marquée par la violence, les séjours en maison de correction ou en prison, la ségrégation. Elle commença à être célèbre avec les disques enregistrés avec le pianiste Teddy Wilson, puis elle fit partie de l’orchestre de Count Basie (mais elle était trop blanche de peau). En 1938, Billie partit en tournée dans le sud avec le groupe du clarinettiste Artie Shaw, composé uniquement de Blancs. Mais on lui refusait l’entrée des hôtels où logeaient ses camarades, elle ne pouvait ni manger ni boire un verre avec eux, ne pouvait utiliser les toilettes publiques, elle vivait constamment dans la crainte, sur le qui-vive. Quand le groupe enregistra des émissions de radio, pendant la tournée, la firme de tabac qui sponsorisait la série d’émissions a interdit que l’on entende sa voix. Elle fut remplacée par une chanteuse blanche.
Dégoûtée, elle jeta l’éponge, abandonna la tournée et alla chanter au Café Society, un club qui venait d’ouvrir, dirigé par Barney Josephson, où les conditions furent nettement plus douces. Il se souvenait d’une personne sensible et fière qui pouvait raconter des histoires drôles, une bonne vivante, mais « qui ne prenait pas de gants, quand elle vous engueulait, que vous soyiez noir ou blanc, riche ou pauvre ». Une femme généreuse qui distribuait son argent aussi vite qu’elle le gagnait, pas seulement pour acheter son héroïne, elle le donnait à ses amis, sa mère, les hommes qu’elle aimait (une collection d’amants tous plus minables) !

« Queen of 52nd street » pendant la guerre, elle jouait devant des salles combles : ses chansons d’amour reflétaient ce que ressentait le pays quand les soldats partaient sur le front. Quand elle partit à Hollywood, en 1946, elle connut une immense déception,  on ne lui donna qu’un rôle de bonniche dans le film (médiocre) New Orleans où elle chante avec Louis Armstrong « Do you know what it means to miss New Orleans »?

Le fossé entre son succès populaire et la réalité de sa vie à Harlem ne cessait de se creuser. C’est que Billie se jetait toujours tête baissée dans les histoires et les ennuis. Ni militante ni oratrice, elle n’avait pas peur de se battre quand elle était insultée à cause de sa couleur de peau; contrairement à Lester Young, qui évitait soigneusement toute confrontation. Elle connut pourtant dès sa rencontre, en 1936 avec celui qu’elle appelait « Prez », un bonheur musical sans partage. Ils avaient une approche commune, une proximité dans le chant, le jeu, un style fluide, une manière de mettre l’accent sur une note seule. Peut-être n’insiste t-on pas assez dans le spectacle sur ces premières années, avec des chansons où la voix rayonnante, ronde et fraîche, jaillit et nous emporte. Des mélodies transcendées par des arrangements soignés, un talent d’improvisation épatant.

Victime d’une image qu’elle a pourtant contribué à créer, le spectacle  choisit un autre angle d’attaque avec l’histoire de « Strange fruit », cette chanson devenue mythique. Abel Meeropol, plus connu sous le nom masqué de Lewis Allan, jeune enseignant juif, lui proposa cette chanson qu’elle allait s’approprier, même si « Strange fruit » ne ressemblait en rien à son répertoire. Mais elle finit par la chanter avec tellement d’intensité que le public affluait au Café Society pour l’entendre. Selon Leonard Feather, ce fut « la première protest song importante » et Max Roach trouvait même la chanson révolutionnaire. D’après Mal Waldron, son dernier accompagnateur de 56 à 59, elle l’a souvent chantée pour se donner du courage quand elle se sentait menacée. Est-ce cette même chanson qui explique qu’elle ait été autant harcelée et arrêtée par le FBI et le Federal Bureau of Narcotics?

Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees

Soixante ans après sa mort, Billie Holiday n’est pas oubliée : on continue de la chanter, de l’interpréter, d’évoquer sa personnalité et ses combats. Nettement perceptibles, indignation et saine colère se dégagent du spectacle, simple, lumineux en dépit de tout, sans vouloir donner bonne conscience. Naïsiwon El Aniou rend un bel hommage à Billie Holiday, sans complaisance. Malgré le désastre de sa vie, demeure à jamais le chant de Lady Day, qui se confond avec une certaine histoire du jazz.

(Josse Santer)

 

Sophie Chambon