BONDY, Librairie Les 2 GeorgeS : BENOÎT DELBECQ and C°
Un nouvelle librairie en Seine-Saint-Denis, et un nouveau lieu de musique : deux bonnes nouvelles, et deux concerts qui en annoncent d’autres
BENOÎT DELBECQ , piano préparé
Bondy, Librairie les 2 GeorgeS, 27 septembre 2019, 19h
La librairie s’appelle ‘Les 2 GeorgeS’, en hommage conjoint à George Sand et George Orwell, deux George sans -S-. Elle a été créée début 2017, et anime une saison culturelle qui s’ouvre désormais au jazz à la faveur d’une collaboration avec le ‘Bureau de Son’, animé par Nicolas Becker, Steve Argüelles et Benoît Delbecq. Ce dernier réside à Bondy (comme d’ailleurs un certain nombre de musiciens non négligeables), et c’est aussi le cas de votre serviteur, qui voit avec plaisir cette musique revenir ici. Le festival Banlieues Bleues y avait naguère ses habitudes mais il semblerait que, depuis pas mal d’années maintenant, la commune ait rayé cette collaboration de ses préoccupations…. J’ai le grand souvenir d’y avoir enregistré en 1999 dans la cadre de Banlieues Bleues, salle André Malraux, et diffusé sur France Musique, le trio Paul Bley-Gary Peacock-Paul Motian : une soirée que l’on n’oublie pas !
Benoît Delbecq nous livre le dernier état de ses travaux entrepris depuis maintenant pas mal d’années sur le piano préparé, dans la perspective d’une approche résolument originale où les hauteurs, les phrasés, les timbres et le rythmes font jeu égal dans un objet musical d’une totale singularité. Des accessoires efficients sont installés dans les cordes, qui font résonner les graves comme un balafon, les aigus comme des cloches orientales, tandis que d’autres registres nous livrent la sonorité coutumière du piano. C’est une sorte de tournerie hypnotique dont la ligne mélodique oscille entre l’atonal et le modal. Le public est d’autant plus attentif qu’il est surpris par cette proposition musicale inacoutumée. Ici l’on entendra pendant 3 ou 4 mesures le souvenir de Thelonious Monk, ailleurs des jeux d’eau plus debussystes que ravéliens, et passés à la moulinette cubiste. Plus tard, sans solliciter les accessoires installés dans les cordes du piano, sur des accords mystérieux, vont surgir des mélodies d’outre monde et des couleurs extrême-orientales. Voici maintenant sur Togo, d’Ed Blackwell, un retour dans le vif du sujet : l’exacerbation de la polyrythmie jusqu’au vertige. Et avant de nous quitter, Benoît Delbecq nous offre une composition personnelle dans laquelle, sur une main gauche qui déroule les intervalles de sixte de Misterioso (souvenir de Monk encore), la main droite s’évade avec cette liberté qui nous dit que, décidément, le jazz est là.
FOUR HANDS ON A PIANO
Benoït Delbecq & Steve Argüelles, quatre mains sur piano préparé
Bondy, Librairie les 2 GeorgeS, 28 septembre 2019, 19h
Le jour d’après Benoît Delbecq a convié son complice du ‘Bureau de Son’, Steve Argüelles, avec lequel il joue et a joué dans une foule de groupes et autres rencontres depuis une trentaine d’années. Steve est un batteur percussionniste, mais aussi manipulateur d’électronique, d’informatique…. et le piano ne lui est pas étranger. Benoît est installé face aux graves et au bas médium, et son partenaire joue dans le haut-médium et l’aigu. Mais les sons sont pipés, évidemment, par les préparations qui ont disposé dans les cordes une foule de pièces de bois, et il est parfois difficile de savoir si tel son est produit par le haut ou le bas du clavier….
On découvre aussi dans les cordes, le cadre et la table d’harmonie d’autres accessoires, dont un surprenant peigne à chevaux, un instrument que l’on utilise moins pour peigner la crinière et la queue de nos équidés favoris que pour arracher les crins les plus longs quand on veut toiletter une crinière ‘à l’ancienne’ (sans ciseaux) ou dégager à la naissance de la queue ces espèces de ‘cornes de gazelle’ qui donne à la croupe de l’animal son aspect le plus harmonieux.
La musique est improvisée. Benoît Delbecq lance des motifs rythmiques évolutifs qui sont autant de jeux de timbres, de hauteurs et d’impulsions complexes. Steve Argüelles apparaît comme une sorte de perturbateur du cycle qui s’élabore, tantôt soulignant les accents, tantôt dynamitant l’attendu par des propositions hétérodoxes. Puis il introduit des leitmotive mélodico-rythmiques lancinants avant de briser le cercle et de revenir à son rôle de perturbateur-stimulateur. Des mots affleurent à ma mémoire, souvenirs de mon vocabulaire un rien pédantesque de jeune étudiant en licence de philosophie, à la toute fin des années 60. Le jeu de la répétition et de la différence (et aussi de la différance). Ce qui s’interrompt devient aussi autre, et sans convoquer les mânes de Derrida et Deleuze, je trouve là une piste pour illustrer mon trouble de la compréhension. Je suis un piètre rythmicien, et si je sens bien le jeu de glissements qui s’opère, je n’en perce pas les secrets. Les rythmes glissent, se décalent, puis reviennent au bercail. Enfin c’est ce que je crois percevoir car les timbres m’hypnotisent et mes capacités d’analyse sont très lacunaires. Comme lorsque que j’écoute le Ricercare à 6 voix de L’Offrande musicale de Bach, moi qui ne suis pas musicologue : j’ai l’impression qu’en essayant d’en pénétrer les arcanes je vais devenir fou. Ici je ne comprends pas toujours ce qui se passe, et je sens que si j’insiste je vais devenir un peu fou ; fou mais heureux, comme en écoutant Bach.
Un disque de ce quatre mains très singulier a d’ores et déjà été enregistré en studio, et il paraîtra dans les prochains mois.
Une autre aventure est annoncée, cette fois à l’Auditorium Bondy, pour le 3 avril prochain, avec Manasonics, qui associe les deux compères à leur partenaire du ‘Bureau de Son’, Nicolas Becker (bruiteur, sound designer et compositeur). Leur musique dialoguera avec un film sans paroles de Philippe Garrel, Le Révélateur, réalisé en 1968.
Xavier Prévost
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