Brad en fa en sol
Samedi 23 mars 2019, Toulouse, la Halle aux grains, 20h
Brad Mehldau solo
Brad Mehldau (p)
Brad Mehldau est dorénavant un phénomène qui remplit les salles, de la même manière que Keith Jarrett l’était devenu dans les années 1970. Phénoménale, il l’est à plus d’un titre. Son approche constamment contrapuntique du piano (on entend en permanence trois ou quatre voix évoluer ensemble), son raffinement harmonique, son sens du tempo font sans aucun doute possible l’un des contributeurs essentiels du piano au XXIe siècle, et pas seulement dans le champ jazzistique.
L’autre soir, grâce à l’association « Grands interprètes », il a donné à Toulouse un concert généreux, enchaînement d’une dizaine de pièces balançant entre standards (Lover Man par exemple) et compositions personnelles (Sky Turning Grey notamment). L’aura qui entoure dorénavant Mehldau résulte de sa faculté à savamment doser des leçons rigoureuses de ses lectures « classiques », notamment celles de Bach (ce que prouve son dernier album en date), du jazz-jazz, du minimalisme américain (appelé aussi musique répétitive), du pop-folk ainsi qu’une certaine expression romantique (dans le sens dix-neuviémiste du terme). En fin de concert, il a donné deux bis. Pour l’avoir vu un certain nombre de fois, c’est peu.
Fut-ce la manifestation d’une certaine insatisfaction ? Du moins cela me sembla dépasser la simple coïncidence avec mon propre ressenti. Contrairement au concert auquel j’ai pu assister l’été dernier à Marciac, en trio, celui-ci m’a moins emporté que laissé songeur, voire perplexe.
Il m’a emporté par l’intégrité manifeste de l’artiste. Loin de se reposer sur son impeccable savoir-faire, Mehldau continue manifestement à chercher, à creuser son art et ses intuitions in vivo. Lors de très nombreux moments, le public toulousain a assisté à des pérégrinations musicales n’en ayant pas les apprêts. Car si Mehldau cherche, la plastique d’ensemble reste impeccable, y compris dans les une ou deux secondes d’hésitation que son métier lui permet de rattraper sans en avoir l’air, tel le funambule sautant sur sa passerelle d’arrivée avant de tomber dans le vide.
Alors pourquoi perplexe ? Parce que toute sa performance fut invariablement aimantée vers des pôles tonals paraissant comme irrépressibles. C’est-à-dire ? Trois tonalités dominèrent sa prestation : sol, fa et ré – comme dans le générique de Colargol, le film d’animation de mon enfance, où l’une des phrases du couplet est : « C’est moi qui suis Colargol / L’ours qui chante en fa en sol ». Que ce soit sous la forme d’une pédale harmonique (note, souvent dans le grave ou le médium, répétée et entretenue) ou sous la forme d’un retour perpétuel, ses variations improvisées revenaient inlassablement vers ces centres d’attraction harmonique. Certes, il démontra un art consommé pour en bouleverser l’ancrage, notamment par des irisations polytonales très savoureuses (loin des effets provoquants d’un Milhaud par exemple), par un usage subtil d’accords appoggiatures ou retardés et, bien sûr, de modulations dans d’autres tonalités avant le retour au ton principal (sans oublier des modifications de timbres et de nuances dignes des plus grands orchestrateurs). Toutefois, il y avait quelque chose de presque agaçant à entendre revenir la tonique principale, perpétuellement.
Faut-il en attribuer la faute au pianiste ou à mon oreille absolue qui, une fois encore, à jouer contre moi ? Je vote pour la seconde proposition, car avec le recul il m’est apparu évident que Mehldau n’a pas choisi ces trois tonalités au hasard, de la même manière qu’il ne s’est pas restreint à elles seules par inconséquence. Certainement a-t-il précisément conçu le programme de son concert avec cette contrainte à l’esprit, comme un compositeur façonne son mouvement de sonate en fonction de la potentialité dramatique du ton qu’il s’est choisi. Quoi qu’il en soit, les applaudissements nourris du public toulousain en fin de concert ont démontré que cette question de tonalité n’avait très certainement en réalité rien de bien gênant…
Et pourtant, il n’y eut que deux bis. Que faut-il en déduire ? Rien de hâtif en tout cas.
Ludovic Florin