Carte blanche à Pierre de Bethmann à l’Osons Jazz Club de Lurs
L’OSONS JAZZ CLUB de Lurs (04) accueillait en ce week end de vacances, une fois encore perturbé par le chantage de la Sncf qui retient captifs les vacanciers des deux premières zones, le pianiste Pierre de Bethmann pour une carte blanche de 3 jours, un luxe qui permet d’entendre le pianiste dans la continuité de son travail en trio, quartet et duo…
Le directeur Philippe Balin et son équipe de vaillants bénévoles effectue un travail de fond en espace rural proposant une vingtaine de concerts à l’année, ayant accueilli depuis l’ouverture du club en septembre 2016, 242 musiciens accueillis. Quand la jauge est remplie, comme ce sera le cas pour le samedi soir avec le quartet du pianiste sur le programme Credo, l’Osons Jazz Club est complet, proposant autant de places que de réservations soit 97.
Programme du Week end à l’Osons:
Après avoir récemment supervisé la réédition de ses albums depuis les années 2000, opérant cette reconstitution sur son label Aléa après la fin de Nocturne, Pierre de Bethmann a publié le cinquième volume de ses Essais en 2023. C’est un nouveau trio que nous entendons en ce début de week end. Le pianiste revient samedi en quartet, treize ans après GO, toujours avec le fidèle David El Malek qu’il retrouvera en duo dimanche, avec une nouvelle rythmique composée de Simon Tailleu et d’Antoine Paganotti.
Pianiste du trio «Prysm», l’une des formations de jazz acoustique les plus en vue au tournant du millénaire, avec des albums sortis chez Blue Note ( «Prysm» en 1995, «Second Rhythm» en 1997, «Time» en 1999 ) Pierre de Bethmann ne pouvait se contenter d’un seul projet, aussi brillant soit-il, alors que son tempérament déjà fougueux le portait vers d’autres aventures. Parmi celles-ci, la participation régulière aux groupes d’Olivier Ker-Ourio, Stéphane Huchard et Jean-Loup Longnon. Découvert avec son tout nouveau quintette Ilium en 2001 à Marseille, au Cri du Port, à la Cave à Jazz de la Cité de la Musique, j’ai retrouvé sa présentation humoristique d’Ilium que j’avais titrée Du métal dans le jazz : « Ilium, un métal exemplaire pour ses propriétés cristallines et magnétiques, denses mais ductiles, désormais très recherché pour son exceptionelle qualité de transcendeur sonore….son isotope décelable, plus scénoactif que radioactif est désormais l’Ilium 5, constitué de 5 électrons libres, très libres, mais liés par une énergie vibratoire peu commune. Dans ses composés, il prend des formes et mesures variables, parfois complexes, à caractère fortement soniques».
Vendredi 16 février, Jazz club de l’OSONS, Lurs, 21 heures.
Intriguée par cette suite intitulée Essais, son anthologie du jazz et des standards qui ne s’arrêtera pas au volume 5-espérons-le, me baladant sur son site très fourni, je me demande quel est le musicien qui tient un Journal. Essais se réclame-t-il de Montaigne et de ce portrait personnel, étude de soi? “Comme celui qui fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s’engage un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force” Quand je lui poserai la question à la fin du concert, il n’aura pas l’air surpris et révèlera qu’il a quelque lien géographique et familial avec la demeure, la tour de Michel de Montaigne. Mais Pierre de Bethmann a aussi un véritable intérêt à la Perec pour classer ses albums et projets nombreux, les réarranger, les revoir tout en continuant sa progression.
Avec ce volume 5 que l’on entend ce soir à l’Osons, le pianiste poursuit une formule gagnante en trio acoustique mais dans un art du trio qu’il cultive à sa manière. Exit le batteur Tony Rabeson et arrivée du guitariste Nelson Veras qui se fait une place au sein du duo complice piano-contrebasse.
Changement d’alliage avec un répertoire plus resserré autour des” vrais” standards mais qui réserve quelques surprises. Dans ce parcours amoureux auquel il faut donner du sens, quels seront les fragments choisis ? On commence en suivant la chronologie avec la première génération de thèmes issus de comédies musicales et du Great American Songbook qui fit le bonheur des jazzmen : le “Love for Sale” de Cole Porter n’est reconnaissable- le pinaiste s’en amuse, qu’après quelque temps seulement. Il décale tout l’ensemble d’un demi-ton et avec ce qui se produit, opère les changements harmoniques.
Pour le thème suivant “Thingin’”, il s’attaque à l’éternel et splendide ATYA (All the things you are) de Jerome Kern par le biais de la version déjà adaptée par Lee Konitz ; il suit ainsi les exercices de l’école Tristano, les acrobaties des Warne Marsh & Lee Konitz qui valent bien celles des boppers sur les standards. On est dans un exercice de style brillant, mathématique, intello si l’on veut, un régal. En défaisant par l’emploi de larges valeurs la structure, on modifie la musique de façon significative .
J’éprouve un plaisir particulier avec le choix suivant, la mélodie de Michel Magne dans le film de Verneuil “Un singe en Hiver” d’après Antoine Blondin qui donnait au duo Gabin/ Belmondo en 1962, l’une des plus belles partitions d’acteurs. Une interprétation libre jouée rubato mais immédiatement reconnaissable-il serait dommage de changer la mélodie du génial compositeur-arrangeur, un temps maître du studio château d’Hérouville. On entendra ensuite The “Oracle” de Dave Holland dans une version très rythmée où le pianiste ne se prive pas de swinguer, soutenu rythmiquement et harmoniquement par le contrebassiste, pilier du trio, le fidèle Sylvain Romano. Mais le trio va plus loin et propose généreusement au public ravi un deuxième set, prolongeant le plaisir avec le thème du délicat John Taylor “The Woodcocks”, une curiosité d’Andrew Hill “Snake Hip Waltz”, un pianiste qu’affectionne tout particulièrement mon voisin JP Ricard qui présentait cet artiste dans sa série de conférences de l’Ajmi vauclusien, Jazz Story.
On écoute ensuite plutôt surpris le deuxième mouvement de la Symphonie n°7 de Beethoven qui permet au pianiste de montrer sa maîtrise des écarts, dans un arrangement plutôt remuant, choisi pour vérifier ce qu’en disait Wagner qui la considérait comme l’apothéose de la danse? Et puis après quelques allusions à la culture raffinée et la grande connaissance des song writers brésiliens de Nelson Veras, natif de Salvator de Bahia, ce sera “Amparo” de Jobim.
Assez intriguée par la disposition singulière du trio, le pianiste tournant le dos à ses acolytes, j’observe le guitariste de culture classique qui a enregistré son premier album en France avec le pianiste Jeff Gardner. Toujours discret, délibérément en retrait, il se livre à des contrepoints subtils, ponctuant ses variations qu’il brode autour du jeu plus que contrasté du pianiste, virevoltant, effréné comme s’il s’engageait pour chaque morceau dans une folle course-poursuite, animé d’une vibration profonde et charnelle.
Pierre de Bethmann ne se refuse aucun détournement et pratique tours et détours dans ce concert qui exprime sa vision très personnelle des standards. On n’est pas dans la déconstruction chère à Martial Solal qui fait tabula rasa pour mieux reconstruire sans jamais perdre son auditoire, ni dans certaines variations habiles de Brad Mehldau qui expose tout de suite le thème, ce que j’ai pu vérifier avec encore un standard de Jerôme Kern “Nothing else but me” que reprend aussi Pierre de Bethmann en rappel : un moment assez déstabilisant même avec une certaine habitude de l’American Song Book.
Voilà un musicien qui a un sens mélodique certain, qui prend grand soin à étirer le temps, à développer, amplifier; il revient, répète, reprend en boucle. Il ne suit pas la sacro-sainte grammaire des thèmes-chorus mais il ne déforme pas pour autant les lignes pour le plaisir, construisant un équilibre savant, complexe et précis sans se priver d’une véritable jouissance d’expression. Il donne la pleine mesure de son amour du rythme qu’il retravaille dans un jeu volontiers percussif. II joue ce qu’il aime, touché à vif pendant le concert quand l’émotion surgit. Sans le submerger pour autant car il ne perd jamais de vue la cohérence de l’ensemble et veille à ce que tous puissent se retrouver. A ce stade de l’histoire de la musique alors que tout ou presqu’a été dit, écrit, joué, il demeure excitant de se réapproprier des influences disparates, de donner des propositions nouvelles, retravailler la forme, la conception du rythme, les détails harmoniques. Et de trouver la juste place du passage à improviser alors que l’écriture est volontairement complexe, avec de multiples ramifications où les solistes peuvent se glisser et s’intégrer. Des contraintes fortes mais stimulantes pour des musiciens de talent qui vont y trouver leur compte et leur justification. Une histoire entre amis qui évolue sur une syntaxe dont aucune règle n’est immuable. Pierre de Bethmann révèle ainsi sur la distance ce qui l’ a toujours motivé et agi. Intelligence, énergie, intensité que son physique révèle. Cette flamme qui le consume, c’est le plaisir addictif de jouer.
A suivre… Pierre de Bethmann en quartet, samedi 17 février, toujours à l’Osons .
Sophie Chambon