Carte blanche à Yessaï Karapetian
Depuis deux semaines, le 38Riv laisse carte blanche, chaque jeudi, au pianiste Yessaï Karapetian, et ce jusqu’à la fin du mois.
Le 2 novembre, il était accompagné du batteur David Paycha, qu’on retrouve habituellement dans son quintette franco-arménien. Ce soir, c’est en trio avec le contrebassiste Damien Varaillon et le batteur Loup Godfroy qu’il apparut dans un recoin de la cave du 38. Comme nous autres, les trois prennent placent à leurs instruments exigus, et commencent promptement. Ce premier set débute par une introduction cosmique, où la contrebasse en glissando, le registre aigu mobilisé par le pianiste, et les babioles réquisitionnées par Loup Godfroy nous transportent sur un thème astral, sans aucune superstition. Il n’est besoin d’aucune croyance : nos sens se chargent de comprendre et de démontrer. De Yessaï émerge un Doppelganger. Depuis deux ans maintenant, il revisite, toujours avec autant de bonheur, les compositions de son premier album, « YESSAÏ », dont le caractère inoubliable leur avait valu un franc succès.
Pourtant, ce soir, ça n’est pas vraiment ça. Pas tout à fait. Quelque chose ne va pas. Quelques touches du piano disfonctionnent, mais ça n’est pas ça le problème. Les deux premiers morceaux du set, je les connais par coeur, pour les avoir entendu jouer quelques fois, et pourtant j’ai l’impression de les découvrir. Yessaï aussi je crois. Comme surpris par la batterie qui oscille entre le binaire et le ternaire, par une ride ambiguë. Étonné par les solos inespérés de Damien Varaillon, sur lesquels se couche le jour et se lève la nuit. Yessaï Karapetian a trouvé deux Doppelgänger, jamais je ne l’ai vu ainsi dédoublé, voire détriplé. Il m’apprendra par la suite que les deux musiciens déchiffraient ce soir ses compositions pour la première fois. Le trio est d’abord un peu remué par cette symbiose étonnante qui opère, tout cela devant un public un peu mou, passif, qui ne comprend pas bien ce qui se passe, qui écoute à peine, je crois. Un standard, Only One, confirme une certaine gêne des musiciens, dont les raisons resteront inconnues. Peut-être un contre-feu pudique du pianiste, dont les deux compères ont cerné si finement l’intimité musicale.
Le deuxième set sera brillant. Au coeur de la nuit surgit Invisible Moon, et les musiciens désinhibés sont bien déterminés à faire toute autre chose que de l’enfilage de perles. Enfin pas tout à fait : parmi les ustensiles du griot Loup Godfroy, on trouve bien quelques colliers et autres bagatelles globulaires. Tandis que lui invoque les orixas, Yessaï fait résonner des cloches lointaines, qui nous parviennent des hauteurs de l’Ararat. Le pianiste se coiffe peu à peu de traits impressionnistes, c’est évident, tropisme affirmé sur son dernier disque en solo, Ker U Sus (Choc dans nos pages). Jusqu’à la fin du set, on assiste à un interplay cellulaire, métabolique (avec une fascination nullement hyperbolique). Yessaï nous renvoie chez nous avec un air de Miles, Solar, mais le swing surpuissant de Loup Godfroy nous donne envie de résister (sacré coup de balais).
Un Dernier Madrigal, et l’on doit se quitter.
« Vous êtes fous, les gars », comme guise de remerciement. Raymond Devos aurait apprécié, eux sont encore sous le choc.
Walden Gauthier
Crédit photo : ©Walden Gauthier